Notre destin, apprend-on dans Em, le nouveau roman de Kim Thúy, n’est pas « cousu de fil blanc », mais d’un fil de soie doté d’une couleur distincte qui, au gré des aléas du chemin, se combinera avec d’autres fils, ou peut-être se cassera-t-il brusquement, laissant un espace vide dans la broderie générale qui s’était composée peu à peu. Les personnages qui animent cette histoire disposent d’une place limitée pour s’épanouir et accomplir leur pleine destinée, dans la succession des jours. Vers la fin, une voix qui semble être celle de l’auteure elle-même commente les pages que l’on vient de lire :

« J’ai cherché à tisser les fils, mais ils se sont échappés pour rester sans ancrage, impermanents et libres. Il se réarrangent par eux-mêmes selon la vitesse du vent (… ). »

Le vent souffle fort dans ce récit, qui commence dans le sud du Vietnam, alors que la guerre américaine fait déjà rage, entre les troncs incisés d’une plantation d’hévéas. De ces arbres coule le liquide blanc devenant bientôt le caoutchouc, matière filante, collante, qui fait la fortune d’Alexandre ; en dépit de son rang, le maître trouve l’amour auprès de la jeune Mai qui, malgré la mission secrète dont elle était chargée, s’est laissé séduire. De cette idylle naît une petite fille, Tâm, dont le destin va rencontrer certaines des convulsions majeures de la guerre du Vietnam. Ayant plusieurs fois échappé à la mort, Tâm donne naissance à une petite fille, d’abord nommée em Hống, qui lui est immédiatement retirée. Naît aussi dans ces pages, en un fil parallèle, un autre bébé, d’un soldat noir américain et d’une prostituée locale, dont le destin, du fait de son sang mixte, sera bousculé, comme celui de la femme qui l’a recueilli :

« Cette mère nourricière ne lui a pas donné de nom, car elle est née muette ; ou peut-être l’est-elle devenue après avoir fait la morte pour survivre à une visite de routine dans son village ; ou peut-être a-t-elle perdu la parole à la naissance de son fils, dont la couleur du corps était celle de sa mère et de ses cousins calcinés. »

Ce garçon recevra finalement le prénom de Louis et, au-delà de la solitude des orphelinats, de la brutalité des séparations, son chemin croisera plusieurs fois celui de em Hống, la fille de Tâm, et la chance leur permettra de parcourir le monde, jusqu’à la ville de Montréal.

Au cours de ce périple fragmenté, raconté en brefs chapitres entourés d’un espace vide, on peut regretter que l’auteure, afin de poser ses personnages au cœur des rouages de l’histoire, se soit appuyée sur quelques topos bien connus de la guerre du Vietnam, repères événementiels dénués ici d’un réel impact romanesque : l’immolation par le feu du « bonze » (non nommé dans le texte), à Saigon en 1963, suivi du commentaire choquant de Madame Nhu, la belle-sœur du président sud-vietnamien, au sujet de ce « barbecue » humain ; le massacre de Mỹ Lai ; l’évacuation des derniers hélicoptères américains de Saigon, en avril 1975…

Si les fils sont ténus, si les développements narratifs restent frugaux, certains personnages ne demeurant que de simples silhouettes, on apprécie dans ces pages l’attention que porte Kim Thúy, comme dans ses autres romans, à certains mots qui imprègnent nos vies ; ces vocables, précieux ou banals, souvent liés au tourment du déplacement, de l’exil, sont recueillis et étudiés en cinq, dix ou quinze lignes d’une précise beauté, leur juste écrin. L’auteure possède l’art délicat, bien à elle, d’assembler les cartes disséminées d’un vaste jeu humain se déployant à l’échelle du Vietnam, « pays en forme de S, qui renvoie peut-être à son parcours sinueux ; ou peut-être à sa grâce ». Le Vietnam qui, nous dit l’auteure, continue de souffrir, en son centre, de « la cicatrice de la coupure imaginée par la politique. Cette vieille blessure familiale est si profonde et si sourde qu’elle s’est propagée au-delà du territoire ». Ce pays sinueux, gracieux, c’est aussi celui de la littérature.

Dans la broderie, ou le tableau composé par ce roman, qu’importe si les destins peuvent parfois paraître fantomatiques, ou si le récit prend vers la fin l’allure d’un carnet de notes : le fil dont sont faits les personnages demeure beau, coloré et noble. Il faut lire tous les romans de Kim Thúy [1], en commençant par le premier, Ru, où est évoqué de manière si magnifique le destin de quelques boat people, depuis la mousson de Saigon jusqu’aux neiges du Québec.

Kim Thúy. Em, roman, Liana Levi, mars 2021 (155 p.).


[1] Ru, Liana Levi, 2010 : Mãn, Liana Levi, 2013 ; Vi, Liana Levi, 2016.

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Lecteur pour des maisons d’édition, traducteur, auteur d’un roman, Iohio (Le Serpent à plumes, 1999) et de deux brefs récits de voyage au Laos et en Birmanie (Journal des Lointains, 2006, 2007).

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