Dans les rencontres culturelles bilatérales entre la France et le Viêt Nam, on entend souvent les officiels des deux parties, diplomates, ministres ou parfois même Présidents de la République, introduire les réjouissances en rappelant « l’importance des relations historiques entre nos deux pays sur le plan de la culture ». L’habitude est prise, eu égard aux politesses que requiert la diplomatie et à la nature d’un régime qui aime à éluder les questions sensibles, de contourner le sujet qui fâche : ces relations culturelles historiques sont le fait de la colonisation française de l’Indochine. Alors, on préfère se souvenir des peintres Victor Tardieu et Nguyen Nam Son qui fondèrent ensemble l’École des Beaux-Arts de l’Indochine en 1925, de la collaboration intellectuelle, au sein de l’École française d’Extrême-Orient, entre Paul Mus et Nguyen Van Huyên, futur ministre de l’éducation de la République démocratique du Viêt Nam, des cours que le géographe Pierre Gourou a dispensés au jeune Vo Nguyên Giap, de l’impression laissée par la lecture du Contrat social de Rousseau sur le météore Nguyên An Ninh, ou encore de l’influence de la littérature romantique française sur le mouvement de la poésie nouvelle (Thơ mới) vietnamienne dans les années 1930.

La question n’est pas celle de la véracité de cet héritage-là, que seule une lecture téléologique et de mauvaise foi veut aujourd’hui nier afin de justifier son militantisme dans la France contemporaine. Entre la France et le Viêt Nam, il y a bien eu une « rencontre » culturelle, qui a produit des syncrétismes, des dialogues et des métissages. Au-delà des faits politiques que sont la conquête, la mise en place d’une domination économique dont la traduction la plus cruelle était le système des plantations, la répression féroce des mouvements anti-coloniaux et l’âpreté des résistances de colons jaloux de leurs privilèges à l’émancipation des indigènes (voir à ce propos la biographie récemment parue de Théophile Pennequin, par Jean-François Klein), la colonisation française en Indochine a été « ambiguë », selon le mot de Pierre Brocheux et Daniel Hémery, historiens peu suspects d’être favorables au colonialisme. Non, la question est plutôt celle de la pertinence de la référence à ce passé, car elle tend justement à nous faire croire qu’il y a encore quelque chose de « spécial », une tendresse particulière, dans la relation entre les deux pays.

Nous sommes 67 ans après la bataille de Diên Biên Phu, et il n’y a pas de sentimentalisme de la part des autorités vietnamiennes dans leur rapport à la France, car celles-ci sont pragmatiques et résolument tournées vers l’avenir. Preuve s’il en faut, le Ministère vietnamien de l’éducation nationale vient d’annoncer que le coréen et l’allemand allaient compter parmi les langues enseignées dès l’école primaire, car la Corée du Sud est le premier investisseur et troisième partenaire commercial du pays, et l’Allemagne en est le premier partenaire européen. Pendant ce temps-là, la place du français recule, ce qui a partie liée au fait que les relations commerciales avec la France représentent une part de marché dérisoire. Plus encore, lorsque le général Giap vint assister au bicentenaire de la Révolution française à l’Ambassade de France à Hanoï en 1989, ce n’était pas simplement par débordement émotionnel à l’endroit de cet ancien ennemi, mais parce qu’au lendemain du Dôi Moi, le Viêt Nam, entre l’embargo américain et les relations avec la Chine populaire qui n’étaient pas encore normalisées, avait besoin d’un partenaire pour s’ouvrir au monde. Plus de trente ans plus tard, malgré les promesses de la visite d’État de François Mitterrand en 1993, force est de constater que, sur le plan économique, une opportunité a été manquée.

Sur le plan de la diplomatie culturelle, il y a néanmoins eu de très belles réussites franco-vietnamiennes, au service du livre, du débat d’idées, du journalisme, des arts scéniques ou visuels. Le dernier exemple en date est la pièce de théâtre de Caroline Guiela Nguyen, « Saïgon », élaborée en partie dans le cadre d’une résidence à l’Institut français à Ho Chi Minh-Ville, qui, après avoir triomphé au festival d’Avignon, a connu un grand succès auprès du public en France entre 2017 et 2019. Inspirés notamment par la diplomatie culturelle menée par l’Allemagne et son Goethe Institut, certains diplomates français ont voulu institutionnaliser les conditions d’une nouvelle rencontre artistique entre les deux pays, à travers des programmes de bourse et de résidences. C’est dans cette logique-là que nous voulons nous inscrire en proposant des pistes pour une nouvelle rencontre littéraire franco-vietnamienne : il n’y a rien d’acquis dans la relation entre les deux pays, tout est toujours à construire et à reconstruire.

Il y a un an, à travers un panorama subjectif de la littérature vietnamienne contemporaine, nous appelions à sortir de l’imaginaire « colonial chic », celui qui répond « Marguerite Duras » et « le film avec Catherine Deneuve » quand on lui dit « Viêt Nam », en tentant de susciter de l’intérêt pour des auteurs vietnamiens vivants, pas ou peu traduits, qui parlent du Viêt Nam tel qu’il est aujourd’hui. Nous rappelions également le dynamisme du marché du livre dans ce pays, porté par le renouveau des maisons d’éditions ainsi que par des politiques publiques audacieuses en faveur de la lecture, comme la rue des livres à Ho Chi Minh-Ville. A la suite d’un entretien avec le directeur de l’Institut français au Viêt Nam, Étienne Rolland-Piègue, nous voulons formuler des propositions pour profiter de ce contexte favorable, tout en gardant à l’esprit les enjeux de notre siècle, déjà si distant et si différent de celui qui l’a précédé.

Enjeux de la traduction de la littérature vietnamienne en français

Nguyên Huy Thiêp est décédé le 20 mars 2021, et bien rares ont été les journaux français qui lui ont rendu hommage. Dans Le Monde et Libération, il y a eu deux courtes nécrologies, à peine plus étoffées qu’une dépêche d’agence de presse. Dans ActuaLitté, son éditrice française, Marion Hennebert, soulignait qu’il était, au-delà du Viêt Nam, « tout simplement un très grand écrivain ». Comme ceux de Philip Roth par exemple, les livres de Thiêp ont été traduits en français, or l’inégalité de traitement médiatique entre ces deux écrivains à leur disparition est saisissante. Quelle est la signification de ce manque d’intérêt pour quelqu’un qui était, selon l’avis de ses compatriotes et de ses pairs, l’auteur d’une œuvre « nobélisable », de la même importance pour son pays que celle de Mario Vargas Llosa pour le Pérou, de Carlos Fuentes ou d’Octavio Paz pour le Mexique, ou d’Orhan Pamuk pour la Turquie ? On arguera volontiers que le Viêt Nam est un pays lointain, qui n’intéresse pas les Français. C’est une fausse excuse. L’enjeu est celui de l’accès des écrivains de langues parlées uniquement dans leur pays, comme le vietnamien, et donc relativement minoritaires dans la mondialisation (non en nombre de locuteurs mais en termes d’usage), au patrimoine mondial, c’est à dire à l’universel. Comment réussir à donner de la visibilité, dans les pays occidentaux, à des auteurs vietnamiens, thaïlandais, birmans, indonésiens, laotiens, ou mongols ?

Une des pistes est de travailler sur la réception qui est faite de ces auteurs, quand ils ont la chance d’être traduits. A l’exception des écrivains japonais du 20ème siècle comme Yukio Mishima ou Kenzaburo Oé, il y a toujours ce risque qu’un auteur asiatique soit rangé, consciemment ou non, dans une case exotique plutôt que dans la « grande » littérature. Comme si ce qui comptait le plus dans la lecture de ces auteurs était la sensation du « voyage » vers un pays lointain, plutôt que l’éclairage sur l’humanité, ou la nouveauté dans l’approche de la narration, que leurs œuvres apportent. On peut s’interroger par exemple sur la réception de l’œuvre Duong Thu Huong en France, dont le journal Le Monde jugeait pertinent de préciser, à l’occasion de la sortie d’un de ses livres en 2014, que « son nom signifie soleil et son prénom essence d’automne ». Ensuite, dans la réception des auteurs asiatiques, il y a une confusion, souvent du fait d’une méconnaissance, entre les auteurs de la diaspora, de la première ou de la deuxième génération, qui écrivent en français, et les auteurs du pays qui écrivent dans leur langue maternelle. Les deux ne sont ni opposables ni irréconciliables, bien sûr, mais c’est un fait que le choix des thèmes et la description qu’ils proposent de leur pays diffèrent fortement entre ces deux catégories. Ce qu’il manque, c’est un appareil critique, et donc, au-delà des modestes efforts des Cahiers du Nem ou du travail des éditions Jentayu, une revue en bonne et due forme, financée, à laquelle contribuent universitaires et écrivains.

Comme le cinéma, la littérature façonne l’imaginaire que l’on se fait d’un pays. Voilà plus de quarante ans que le maître-livre d’Edward Saïd, L’Orientalisme, a été publié, et nous connaissons bien désormais la conséquence des stéréotypes littéraires sur l’Autre : ils nous empêchent parfois de voir et de tenter de comprendre la complexité irréductible de tout être humain et a fortiori des sociétés dans lesquelles ils évoluent. Évidemment, il ne s’agit pas de dire que toute littérature occidentale sur l’Extrême-Orient est stéréotypée, ce qui est très loin d’être le cas, mais de rappeler que les voix vietnamiennes disposent de facto d’une compétence particulière pour décrire le Viêt Nam contemporain, pour la bonne raison que c’est une littérature écrite in situ. Pourquoi traduire des auteurs vietnamiens contemporains ? C’est faire le pari d’un renouvellement de l’imaginaire, pour sortir des visions surannées. Un tel effort n’est pas immédiatement mesurable et il subira bien des assauts de la part des thuriféraires des logiques comptables, mais nous avons la conviction qu’à long terme, cela contribuera à donner aux générations futures l’état d’esprit nécessaire à l’établissement de relations franco-vietnamiennes plus fructueuses qu’elles ne le sont aujourd’hui.

L’édition française devient, en partie du fait de la concentration toujours plus grande dans les mains de grands groupes possédés par des hommes d’affaires (voir les dessous de l’éviction d’Arnaud Nourry, PDG d’Hachette Livres, suite à l’offensive de Vincent Bolloré dans le groupe Lagardère), une industrie comme une autre, c’est-à-dire que la production se base sur une demande potentielle, sur l’analyse qu’on fait du marché à un moment donné. Ou bien, l’a-t-elle toujours été ? L’édition artisanale, celle des maisons qui n’éditent que quelques dizaines de livres par an, fonctionne sur l’idée qu’au contraire, l’offre peut créer la demande. C’est très souvent chez ces éditeurs-là que se situent la résistance à la standardisation et l’innovation littéraire véritable. Mais le problème est leur manque de visibilité. Les éditions Riveneuve disposent d’une remarquable collection de littérature vietnamienne dirigée par Doan Cam Thi, mais en dehors des universitaires, de la diaspora, et de lecteurs « asiatisants » plus ou moins chevronnés, parviennent-elles à faire connaître à un public plus large leurs auteurs ? Les éditions Decrescenzo viennent quant à elles de publier le roman La Belle d’Occident de Huynh Thi Bao Hoa, dans une traduction de Nguyen Phuong Ngoc. Des efforts existent, et ils doivent être soulignés, mais sont-ils suffisants pour fabriquer un marché ? La comparaison avec la publicité faite à la traduction parue aux éditions Gallimard du roman d’Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur – dont les Cahiers du Nem ont publié une recension très positive – a quelque chose de cruel.

A l’origine du travail des éditions Philippe Picquier, créées à Arles à la fin des années 1980, il y avait cette même idée d’inverser le rapport de forces entre l’offre et la demande. Le succès de cette maison d’éditions qui jugeait que « l’Asie était assez grande pour qu’on ne s’intéresse qu’à elle » s’est construit sur une relation de confiance avec les traducteurs, et surtout sur le fait que ceux-ci soient payés dignement. Cette considération pour leur travail n’est hélas pas la règle, et c’est malheureusement la raison principale pour laquelle beaucoup de personnes ne se lancent pas dans  la traduction de romans, tâche exigeante qui requiert plusieurs mois d’abnégation. Souvent, pour les littératures asiatiques, il arrive que la traduction littéraire soit l’affaire d’un couple mixte. Imaginons par exemple qu’un couple franco-vietnamien propose à un éditeur de traduire un roman de Hô Anh Thai : cela signifie que pendant six mois au minimum, ce foyer devra se consacrer à plein temps non seulement à traduire, mais aussi à rencontrer l’auteur, à l’appeler ou à lui écrire pour obtenir des précisions sur tel mot ou tel passage, à lire des ouvrages connexes sur le sujet du roman, à relire, à réécrire, etc. Or, la rémunération au feuillet qu’ils en tireront sera-t-elle à la hauteur de la difficulté qu’il y a à établir un pont entre deux langues aussi éloignées que le français et le vietnamien, et leur permettra-t-elle de vivre correctement ? D’autant que ce n’est guère un secret : certaines grosses maisons d’édition ont des pratiques, pour faire baisser les tarifs, qui frisent la malhonnêteté.

La France dispose d’un réseau d’initiatives d’une très grande richesse, pour soutenir la traduction : outre les bourses du Centre National du Livre (CNL), il existe des résidences et des aides, au sein du Collège international des traducteurs d’Arles ou des maisons, comme la Maison des écrivains étrangers et traducteurs (MEET) de Saint-Nazaire. Comment faire pour que ce réseau permette que soient traduits les auteurs que nous citions l’année dernière dans notre panorama ? Peut-on imaginer la création d’une bourse spécifique, co-financée par la France et le Viêt Nam, qui soutiendrait dignement des entreprises ambitieuses de traduction de romans vietnamiens ? De la même manière, peut-on envisager l’invitation d’auteurs vietnamiens en France, sur le modèle des résidences artistiques déjà existantes, voire des contrats doctoraux ? Le Viêt Nam, qui en a aujourd’hui les moyens, peut-il mettre les mains à la poche sans exiger en retour un droit de regard éditorial, s’abstenir de mettre en place des critères politiques dans la sélection des écrivains invités ? La diplomatie culturelle de ce pays, au XXIème siècle, doit-elle forcément être politique ?

L’enjeu est de réussir à réinventer le « Voyage vers l’Ouest » hors de la situation coloniale, soit entre deux partenaires égaux, un siècle après les exemples évoqués en introduction, et d’intégrer les écrivains vietnamiens dans la famille des écrivains francophones, et ce même s’ils n’écrivent pas dans cette langue. La francophonie, au-delà de la langue, peut être une communauté d’idées et de valeurs. Somme toute, l’enjeu est celui du rôle qu’aspire à jouer la langue française dans la littérature globalisée, et on a pour l’instant encore du mal à déterminer si ce rôle veut être mondial ou provincial.

Enjeux de la traduction de la littérature française en vietnamien

La colonisation française de l’Indochine a amené de très nombreuses traductions de la littérature française vers le vietnamien, depuis les précurseurs qu’étaient Pétrus Ky (1837-1898), Paulus Cua (1834-1907) ou, dans la génération suivante, l’immense Nguyen Van Vinh (1882-1936). La plupart des classiques français du XIXème siècle sont ainsi disponibles en vietnamien ; il arrive aux chineurs de retrouver chez les bouquinistes de Hô Chi Minh-Ville de vieilles éditions de Maupassant, de Victor Hugo ou de Lamartine, et ce d’autant plus que se développe dans les villes une bibliophilie avec ses librairies spécialisées. Pour les écrivains français du 20ème siècle, il y a eu une génération de traducteurs passionnés qui, pour certains, avaient fait leurs études en français. Je me souviens par exemple d’une rencontre avec le professeur Nguyen Phuoc Buu Y, ancien directeur du département de français de l’université de Huê, qui me racontait comment il avait traduit, entre autres romans, Le roi des aulnes de Michel Tournier. Il faudrait aussi citer Nguyen Ngoc, qui a traduit en vietnamien Milan Kundera ou encore Roland Barthes, et Mme Lê Thi Hông Sâm, traductrice, entre autres, de Proust et de Flaubert. Mais cette génération-là, née dans les années 1930, est moins active qu’elle ne l’a été pour des raisons évidentes, et la question est de savoir à qui elle pourra transmettre son héritage.

La traduction du français vers le vietnamien est aujourd’hui dynamique, mais il nous faut nous interroger sur ses orientations éditoriales. Entendons-nous bien, un traducteur comme Nguyen Duy Binh, à l’origine des éditions vietnamiennes de La promesse de l’aube de Romain Gary, du Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari, de Pas Pleurer de Lydie Salvayre, ou de Au revoir là-haut de Pierre Lemaître, réalise un travail d’une valeur inestimable, mais est-on capable de sortir de ce schéma où l’on ne traduit que les prix littéraires (ces trois livres de Ferrari, Salvayre et Lemaître ont chacun reçu le prix Goncourt), les best-sellers (Marc Lévy, Guillaume Musso, etc.) et les livres techniques et/ou de développement personnel, pour mettre en place une politique de traduction qui permettrait de trouver un public nouveau pour la littérature française au Viêt Nam ?

J’étais récemment invité à participer à un séminaire universitaire, avec les historiens Andrew Bellisari et Antoine Lê, dans lequel nous voulions proposer un retour d’expérience sur la pratique de l’histoire orale dans les guerres d’Indochine (1945-1954), d’Algérie (1954-1962) et du Viêt Nam (1954-1975). Au fil de nos échanges, nous sommes tombés tous trois d’accord sur la nécessité de « dés-exceptionnaliser » l’histoire du Viêt Nam au XXème siècle, soit de réussir à montrer en quoi la tragédie vietnamienne n’est pas unique, mais qu’au contraire, d’autres peuples ont connu des trajectoires nationales et des fractures similaires : arrivée de missionnaires chrétiens entre les XVIIe et XIXe siècles, colonisation d’une puissance européenne, luttes d’indépendance, divisions internes et règlements de compte dans le camp des indépendantistes pouvant mener à une situation de guerre civile, mainmise du parti victorieux sur l’État post-colonial, avec la construction d’un discours mémoriel sur lequel repose sa légitimité. Il y a des correspondances, des parallélismes, entre le Viêt Nam et l’Algérie, mais aussi avec ce qu’il s’est passé à Madagascar, en Inde, au Cameroun, etc. Bien sûr, ce serait s’exposer à des résistances des autorités vietnamiennes, car ces dernières ont précisément voulu construire leur légitimité sur l’idée d’une exception du Viêt Nam au XXème siècle, où seul un Hô Chi Minh et un Parti Communiste visionnaires auraient conduit à la glorieuse libération nationale. Nous sommes cependant convaincus que les jeunes Vietnamiens d’aujourd’hui, qui cherchent à comprendre l’histoire de leur pays mais qui se heurtent à la difficulté de séparer le vrai et le faux, le fait et l’opinion, et rapportent un état de « confusion » quand ils veulent confronter les points de vue, trouveraient un très grand intérêt à découvrir des récits non-vietnamiens qui pourraient éclairer, par effet de miroir, ce qu’ils savent de ce qu’ont vécu leurs parents et leurs grand-parents. Et ces lectures seront autant de stimulations et d’inspirations pour la jeune création littéraire.

Quel meilleur vecteur que la littérature pour cela ? Bien sûr, la traduction d’ouvrages universitaires est elle aussi importante, mais elle s’adresse par définition un public plus restreint, quand un roman peut toucher potentiellement des dizaines de milliers de lecteurs. Voici donc trois exemples de romans postcoloniaux en langue française, susceptibles de susciter de trouver un lectorat dans le Viêt Nam du XXIe siècle :

L’Art de perdre, Alice Zeniter, Flammarion, 2017, 512 pages.

Présentation de l’éditeur :

« L’Algérie dont est originaire sa famille n’a longtemps été pour Naïma qu’une toile de fond sans grand intérêt. Pourtant, dans une société française traversée par les questions identitaires, tout semble vouloir la renvoyer à ses origines. Mais quel lien pourrait-elle avoir avec une histoire familiale qui jamais ne lui a été racontée ?

Son grand-père Ali, un montagnard kabyle, est mort avant qu’elle ait pu lui demander pourquoi l’Histoire avait fait de lui un « harki ». Yema, sa grand-mère, pourrait peut-être répondre mais pas dans une langue que Naïma comprenne. Quant à Hamid, son père, arrivé en France à l’été 1962 dans les camps de transit hâtivement mis en place, il ne parle plus de l’Algérie de son enfance. Comment faire ressurgir un pays du silence ?


Dans une fresque romanesque puissante et audacieuse, Alice Zeniter raconte le destin, entre la France et l’Algérie, des générations successives d’une famille prisonnière d’un passé tenace. Mais ce livre est aussi un grand roman sur la liberté d’être soi, au-delà des héritages et des injonctions intimes ou sociales. »

Quel est le lien possible entre les Harkis et les rapatriés d’Indochine ? En quoi cette histoire d’une jeune femme « troisième génération » qui retourne au pays, parle-t-elle des Viêt-Kiêu de retour au Viêt Nam ? De la même manière, est-ce que le sort mémoriel fait aux Harkis n’est pas proche, d’une manière ou d’une autre, de celui fait à ce qu’on appelait les « fantoches » issus de l’ancien Sud ? Voilà des questions qu’un lecteur vietnamien pourrait se poser, en lisant ce livre qui a eu un très beau succès en France et a reçu le prix Goncourt des lycéens.

Nour, 1947, Jean-Luc Raharimanana, Le Serpent à plumes, 2001, réed. Vents d’ailleurs, 2017, 260p.

Présentation de l’éditeur :

« Madagascar, 1947. Par la quête obsédante d’un amour mort, un tirailleur se rebelle et plonge dans le passé de la Grande île. Raharimanana, l’auteur, en fouillant dans les mythes et la mémoire malgaches, fait ainsi surgir la violence qui jalonne l’histoire de son pays ; violence coloniale qui massacre au nom de ses certitudes civilisatrices, mais aussi violence du pays déchiré par les rêves d’unification et de conquête des royaumes successifs. Porté par une écriture visionnaire, hallucinée, Nour, 1947 est un roman nécessaire et bouleversant de l’histoire malgache. »

Ce livre est le premier roman d’un auteur très important pour la diaspora malgache en France. Non seulement son sujet est la violence, comme le souligne l’éditeur dans sa présentation, mais une violence qui trouve son exact pendant au Viêt Nam. Quatre histoires s’y entrecroisent : celle de missionnaires chrétiens européens au XIXème siècle, celle d’un tirailleur malgache en métropole pendant la Seconde guerre mondiale, celle de l’insurrection de 1947 et de sa brutale répression, et enfin, celle de la violence inhérente à la vie des villages. En outre, ce qui fait la spécificité de l’écriture de Raharimanana, c’est que la langue de son roman, « visionnaire et hallucinée », est du malgache écrit en français. En vietnamien, ce livre ne pourra être traduit que par un poète, et sa responsabilité sera grande : c’est par de telles entreprises qu’une langue s’enrichit, et l’apport du malgache au français irradiera peut-être à son tour la langue vietnamienne.

Meursault, contre-enquête, Kamel Daoud, Actes Sud, 2014, 160p.

Présentation de l’éditeur :

« Il est le frère de “l’Arabe” tué par un certain Meursault dont le crime est relaté dans un célèbre roman du XXe siècle. Soixante-dix ans après les faits, Haroun, qui depuis l’enfance a vécu dans l’ombre et le souvenir de l’absent, ne se résigne pas à laisser celui-ci dans l’anonymat : il redonne un nom et une histoire à Moussa, mort par hasard sur une plage trop ensoleillée.

Haroun est un vieil homme tourmenté par la frustration. Soir après soir, dans un bar d’Oran, il rumine sa solitude, sa colère contre les hommes qui ont tant besoin d’un dieu, son désarroi face à un pays qui l’a déçu. Étranger parmi les siens, il voudrait mourir enfin…

Hommage en forme de contrepoint rendu à L’Étranger d’Albert Camus, Meursault, contre-enquête joue vertigineusement des doubles et des faux-semblants pour évoquer la question de l’identité. En appliquant cette réflexion à l’Algérie contemporaine, Kamel Daoud, connu pour ses articles polémiques, choisit cette fois la littérature pour traduire la complexité des héritages qui conditionnent le présent. »

Écrivain, journaliste et chroniqueur algérien, on ne présente plus Kamel Daoud en France. En 2015, il avait été invité par l’Institut français à venir à Hanoï et il en avait tiré un petit texte, présent dans son recueil de chroniques Mes indépendances (éd. Actes Sud) sur ce qu’il percevait du rapport à l’histoire des Vietnamiens par rapport aux Algériens. L’incipit de son livre avait même été traduit dans le journal Tuoi Tre par l’écrivain Thuân, l’année de la parution du livre en France. La traduction complète de ce premier roman qui l’a rendu célèbre en même temps qu’il lui a permis d’obtenir le prix Goncourt du premier roman aurait un double intérêt. Daoud redonne un nom et une histoire à cet Arabe anonyme tué sur une plage dans le roman d’Albert Camus tout comme il s’attaque frontalement aux démons de la société dans laquelle il vit, aux prises avec l’islamisme et sous le joug d’un pouvoir corrompu, qui ne survit que grâce à son hypermnésie de la lutte pour l’indépendance. De quoi donner des idées à un jeune écrivain vietnamien qui voudrait explorer les angles morts de l’œuvre de Marguerite Duras (d’où les Vietnamiens brillent par leur absence) en même temps que regarder en face les problèmes de son pays, sans lui trouver d’excuses ?

Pour un nouveau départ

Une politique culturelle, et plus spécifiquement littéraire, volontariste, pourrait participer à régénérer des relations franco-vietnamiennes dont l’état n’est pas réjouissant, surtout « au regard de nos liens historiques ». Elle pourrait aussi, plus modestement, servir la littérature, dont il est une illusion de croire qu’elle est un champ parfaitement autonome : l’esprit se nourrit des nourritures qu’on lui donne. Le Viêt Nam connaît une croissance économique très forte et se sort miraculeusement bien de la crise sanitaire. Entre les deux pays, tant de choses sont possibles pour l’avenir, dans une relation entre deux partenaires égaux. Nous voulons croire qu’à défaut de bénéfices immédiats, le renouvellement de l’imaginaire franco-vietnamien nous aidera à réorienter le regard, pour avancer dans la bonne direction. Encore faut-il se donner les moyens de repartir sur de bonnes bases.

Pour aller plus loin :

Et dans Les Cahiers du Nem :

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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

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