Le film de 1983 restauré en 4K à partir du négatif original : La ballade de Narayama (125 mn)
La ballade de Narayama (楢山 節考Narayama bushikō) est un film de 1983 réalisé par Imamura Shohei (1926-2006), un remake de l’original de 1958 réalisé par son influent mentor Kinoshita Keisuke (1912-1998), tous deux ayant adapté la première nouvelle de Fukazawa Shichiro (1914-1987) publiée en 1956.
L’histoire est celle d’un village paysan vivant dans la misère et la famine, isolé dans la montagne, qui honore une coutume ancestrale en sacrifiant les doyens du village lorsqu’ils atteignent l’âge de 70 ans. Ces derniers doivent partir pour un pèlerinage sur le Mont Narayama et y trouver la mort pour assurer la survie du village. Le récit se concentre sur la vieille Orin qui approche de l’âge fatidique et avec laquelle nous vivons ses derniers jours au sein du village avant de partir pour l’inéluctable pèlerinage. Tatsuhei, le fils d’Orin, par son refus persistant d’honorer la tradition pour sacrifier une mère aimante et courageuse, nous révèle les tranches de vie misérable des habitants du village, les vices et le courage, la bassesse et les sacrifices, la bestialité et les malheurs des pauvres affamés.
Le film offre une cinématographie magnifique, la place donnée à la Nature, tant par le cadre extérieur des régions de Niigata et Nagano, que par les inserts symboliques de vie animale dans le montage, est plus émouvante que jamais. Le village traverse les quatre saisons au fil des travaux rizicoles et des rites dont le dernier est le pèlerinage au Mont qui est une ballade mystique au milieu de forêts, cascades et chemins abîmés avant le retour des neiges de l’hiver qui composaient le tableau d’ouverture du film : l’immersion du spectateur dans une vie dictée par les rythmes de la Terre est inégalable. L’approche presque documentariste de certaines scènes, et le désir d’anthropologie du réalisateur sont pafois évidents dans la première partie du film où il nous montre sans retenue la sexualité, l’appétit sexuel, l’envie, la jalousie, l’hypocrisie et la cruauté qui habitent aussi le village.
La deuxième partie du film est occupée par le pelèrinage, de sa préparation au retour solitaire du fils endeuillé. Nous sommes alors atteints par une sensation perturbante lorsque la ballade silencieuse, évocatrice d’un rituel de transition entre les générations, devient un douloureux parcours, une épreuve physique extraordinaire et un bouleversement psychologique, celui de tout individu qui doit accompagner un parent vers la mort, et non le geste ordinaire décrit dans les chants. Lorsque Orin et Tatsuhei atteignent le sommet, ils trouvent une meute de charognards et un amas impressionnant d’ossements qui recouvrent le sol… Et c’est là que Tatsuhei doit laisser sa mère. Le réalisme vient nous percuter dans les tripes de l’émotion brute et dans le même temps nous fait questionner les coutumes archaïques, l’enjolivement de la dévotion des hommes au divin : une fable sociale qui permet aux communautés humaines d’affronter la mort et le passage d’une génération à l’autre ? Imamura touche droit à la fragilité de notre inconscient effrayé par la mort, il le fait non par malice mais dans une sincère intention de nous laisser en introspection. Les communautés vivant rabaissées au niveau de la survie contre la faim et les saisons rudes traversent l’Histoire, les époques, les ethnies et les cultures. Le film possède indéniablement un caractère sordide qui met mal à l’aise, je pense à l’horrible scène où un autre pèlerinage fini prématurément lorsqu’un fils excédé tue un père qui refuse d’être emmené au sommet de la montagne… D’ailleurs, la scène du massacre des voleurs, enterrés vivants, est très violente alors qu’ils étaient bannis dans la version littéraire originale.
Imamura nous amuse avec la vulgarité de ses personnages puis nous perturbe lorsqu’il nous confronte à ce type de noirceur, le film nous rappelle alors son sujet avec toute la puissance de son art cinématographique : qu’est-ce que vivre la famine permanente… jusqu’à en ériger des traditions ; qu’est-ce que manger… si ce n’est être une bouche à nourrir ; qu’est-ce qu’un sacrifice pour apaiser le coeur des dieux… ou le ventre des Hommes ?
Imamura a trouvé là l’inspiration pour l’un des chefs d’oeuvre de sa carrière. De la fiction littéraire de Fukazawa et de sa théâtrale version filmique de 1958 il a fait une tragédie réaliste et choquante qui culmine sur un drame social bouleversant et intemporel. Le tableau réaliste du peuple japonais d’en bas, torturé par la faim et habité par le divin que contient chaque parcelle de notre environnement. On connait Imamura comme un homme sensible à l’éthique traditionnelle du Japon mais aussi un partisan engagé d’une approche réaliste au cinéma, refusant ainsi le compromis poétique et la mise à distance émotionnelle d’une mise en scène codifiée et musicale comme peut l’être celle du kabuki mis en cinéma. La ballade de Narayama propose cette expérience cinématographique incorruptible et totale où la tragédie d’enfants morts en bas âge, le sordide massacre d’une famille de voleurs, l’auto-mutilation d’une mère qui a honte d’être en bonne santé, et de nombreux autres moments dramatiques, nous marquent avec une puissance intacte. Dans sa version restaurée, le film profite d’une révolution technique qui facilite d’autant plus le visionnage qu’elle s’inscrit parfaitement dans l’essence du film : montrer la beauté et la cruauté de la Nature comme l’ultime source d’inspiration des comportements humains.
La scène qui m’a le plus marqué à cet égard est la description du pèlerinage lors d’un rituel oral, où les anciens sont assis ensemble pour révéler l’un après l’autre les étapes du chemin vers le Mont, chaque intervenant prenant une lampée de sake à la fin de son discours. Toute l’expérience mystique et l’approche anthropologique du film se condense dans cette magnifique scène, dont voici le texte :
- Vous respecterez sans faute le rituel du pèlerinage au Mont.
- En premier lieu : dans la montagne, on ne parle pas.
- Ensuite : on sort de la maison sans être vu de personne.
- Pour aller au Mont, on contourne la montagne de derrière, puis, passant sous le houx après la troisième montagne, on arrive à un étang. On en fait trois fois le tour puis on gravit des marches.
- On franchit une montagne pour atteindre une vallée profonde. Suivant son parcours, on trouve sept méandres : on est aux Sept Vallées.
- Après les vallées, c’est la Crête du cheval et c’est alors que s’ouvre le chemin de Narayama. On l’appelle chemin de Narayama, mais il n’y a plus de chemin. On monte de plus en plus haut et c’est là que le dieu vous attend.
- Quand on redescend du Mont, on ne doit jamais se retourner.
Les bonus du DVD : le documentaire L’Héritage de Shohei Imamura (52 mn)
Le documentaire L’Héritage de Shohei Imamura permet d’aborder le film avec une connaissance pointue du contexte de sa diffusion et de sa place dans la filmographie de son réalisateur. Les entretiens sont passionnants, aussi bien ceux qui révèlent la place d’Imamura dans le regard du public européen que ceux de Daisuke Tengan (le fils d’Imamura) racontant le tournage et l’intention de son père. Je retiens ici trois éléments du documentaire qui m’ont permis de voir le film avec un regard nouveau et d’avoir une appréciation plus complète de son influence.
On entame d’abord par le choc de la Palme d’or de 1983 au festival de Cannes que remporta La ballade de Narayama. L’autre grand favori du cinéma japonais était présent, ni plus ni moins que Oshima Nagisa, venu présenter Furyo (Merry Christmas, Mr. Lawrence), un drame épique sur des prisonniers de guerre qui se rebellent contre l’autorité d’un capitaine japonais fanatique du bushido. Je ne suis personnellement pas enthousiasmé par ce film qui a nettement souffert du passage des années, quoi qu’il aborde également des émotions universelles et une tragédie bien concrète au travers d’un (énième) récit sur les atrocités de la guerre du Pacifique. Mais, en comprenant la grande tradition réaliste dans laquelle s’inscrit fermement Imamura, on saisit mieux l’ironie de cette victoire d’un récit traditionnaliste, filmé au Japon, adapté d’une nouvelle japonaise, contre Furyo le film star de David Bowie et adapté des romans d’un ancien soldat sud-africain afrikaner. On comprend donc aisément, comme cela est souligné dans le documentaire, à quel point la Palme a relancé la carrière d’Imamura, après une traversée du désert entre 1968 et 1978, contre un rival donné gagnant d’avance. Imamura ne s’était même pas déplacé à Cannes.
Ensuite, cette « victoire » du style traditionnaliste dans le cinéma japonais est replacée dans le contexte de l’engagement d’Imamura pour cette philosophie de l’art. Son investissement toute sa vie a permis la fondation d’une école de cinéma (le Japan Institute of the Moving Image – https://www.eiga.ac.jp/global/index.html) vouée à l’éducation intégralement japonaise du cinéma, des techniques comme des théories. C’est un héritage encore vivant et une indéniable marque d’Imamura sur le cinéma japonais, qui a contribué à l’émergence d’une nouvelle génération de cinéates, et je ne résiste d’ailleurs pas, comme le documentaire, au plaisir de rappeler que l’inénarrable Miike Takashi fut un élève de l’école d’Imamura. La ballade de Narayama a bénéficié d’un tournage exceptionnel, contraignant et dangereux, et surtout d’un budget très important, qui de l’aveu même de l’intéressé ne serait plus possible de nos jours. L’art est parfois fait de fulgurances, et, avec ce film, Imamura écrit sa propre page dans l’histoire du cinéma japonais, quand bien même fut-il réalisé lors d’un exploit artistique unique.
Enfin, en savoir plus sur la fascinante personnalité d’Imamura Shohei, un traditionaliste hanté par le cynisme de la société moderne. On apprend que le film devait comporter une scène d’introduction décrivant avec froideur l’abandon d’une personne âgée dans un « hospice mouroir ». L’homme est indigné par la nouvelle éthique individualiste du Japon, il réalise un film qui questionne ce rapport au vieillissement et à la mort. Toutefois, le cinéaste, lui, est intrigué et curieux de rendre visible par son art les différentes facettes de l’animalité humaine. Imamura se définissait lui même comme une sorte de chercheur documentariste en anthropologie culturelle. De même, on ressent d’autant mieux l’admiration dans son regard pour le noble sacrifice des anciens pour la survie de la communauté, leur courage face à la mort, leur dignité face au sacrifice qui semble aussi naturelle que les ébats de papillons ou de serpents qui ponctuent la narration. Imamura restera un grand réalisateur par son intention de dévoiler « l’Histoire cachée » qu’il va chercher dans les misères humaines face à la Nature et dans la nature humaine elle-même, tapie au fond de l’Homme, craignant la faim, la solitude et la mort.