Pierre Wolf-Mandroux a publié dans les Cahiers du Nem un portrait de “Chairman Vu », l’excentrique patron d’une entreprise vietnamienne de café. Le 23 octobre a paru “La Jungle du Café” aux éditions Plon, son livre-enquête sur les dessous de l’industrie mondiale de cette boisson qui nous est si familière. Louis Raymond a lu cet ouvrage remarquable, et en rend compte sous l’angle sud-est asiatique.
“Le colosse aux racines d’argile”, tel est le titre du chapitre que le journaliste consacre à l’industrie vietnamienne du café, après un séjour qui l’a mené sur les hauts-plateaux du centre du pays, dans le Dak Lak.
Au lendemain du Doi Moi, en 1987, le pays n’est que le 27ème producteur mondial de café, lorsque se grattent la tête les ingénieurs de l’Institut agricole des Hauts Plateaux en se demandant que produire dans cette zone qui fut longtemps rétive à la domination des Vietnamiens des plaines, les Kinh.
Douze ans plus tard, en 1999, le Vietnam est le deuxième producteur mondial de café. Il l’était toujours en 2024, avec 18 % de la production globale. Pierre Wolf-Mandroux décortique ce miracle vietnamien sans manichéisme ni sensationnalisme, à la fois sur l’enjeu complexe des relations entre l’Etat-Parti et les ethnies dites « montagnardes » et sur le productivisme agricole, qui épuise les sols et raréfie l’eau.
A lire aussi : Chairman Vu, l’empereur du café vietnamien
Montagnards contre Kinh ?
D’abord, un chiffre, cité p. 118 : « en 1975, les Hauts-Plateaux étaient peuplés à 56 % de minorités, et ne comptait que 356 000 habitants. Dès les années 2000, 2 millions de personnes y vivaient, dont 70 % de Kinh ». L’Etat a vite choisi son camp, en décourageant l’agriculture sur brûlis, traditionnelle chez les populations « montagnardes », et en distribuant les terres aux nouveaux colons. Cela crée des tensions majeures sur le foncier, même si celles-ci peuvent s’expliquer par d’autres raisons que la loi.
« Bien des minorités ont l’impression d’être flouées lors de l’attribution des terres. Parce qu’elles habitent loin des bureaux qui les gèrent, parce qu’elles ne parlent pas la langue, parce qu’elles ne comprennent pas toujours à qui verser le pot-de-vin nécessaire, parce que des fonctionnaires les discriminent », écrit-il.
Lors du règlement des conflits, les « Montagnards » se retrouvent en minorité face aux Kinh, et sont le plus souvent perdants. Si bien que la violence politique – et son corollaire qu’est la répression – est un phénomène indéniable. Quelques semaines après le passage de Pierre Wolf-Mandroux, le 11 juin 2023, un groupe armé a attaqué un poste de police dans le Dak Lak, faisant 9 morts parmi les policiers vietnamiens. 75 personnes ont été arrêtées dans les semaines qui ont suivi, après une attaque qu’Hanoï qualifie de terroriste.
Paradigmes de l’assimilation
Pour un Etat, qui plus est un Etat comme la République socialiste du Vietnam au lendemain de trente années d’une guerre dévastatrice, la mise en valeur des zones frontalières avait une portée stratégique. Tous les Etats-Nations du monde mettent en œuvre un processus d’assimilation des populations minoritaires situées à ses marges, et le géographe Frédéric Fortunel, avec lequel l’auteur dialogue, rappelle que s’il est « indéniable que l’Etat à cherché un temps à les acculturer […], il faut se sortir de la tête qu’il y avait des populations qui se baladaient en pagne depuis la nuit des temps. Il y avait une bourgeoisie autochtone avant 1975, des enseignants et des médecins montagnards. Les Occidentaux les plaignent de ne plus vivre dans les maisons longues communautaires. Mais beaucoup n’en voulaient plus. […] Le café a été un levier de modernité”.
Levier de modernité donc, mais pas nécessairement de prospérité. Le chapitre vietnamien de Pierre Wolf-Mandroux nous emmène à la rencontre de cultivateurs qui gagnent peu et rêvent d’autre chose pour leurs enfants. Et il montre sans fard les enjeux environnementaux et culturels : le surdosage des engrais, qui pollue les nappes phréatiques et épuise les sols, est le premier d’entre eux, avant le stress hydrique, qui existe mais est limité à la saison sèche. C’est cela qui met en danger l’industrie vietnamienne du café, qui pourrait être supplantée par certains de ses voisins s’ils décident de planter du Robusta.

Forêts indonésiennes en sursis
L’autre étape sud-est asiatique du journaliste a été l’Indonésie. Le roman Max Havelaar, de l’auteur néerlandais Multatuli et paru en 1860, est cité à plusieurs reprises dans l’ouvrage : il dénonçait, par le récit d’un haut-fonctionnaire impuissant à faire cesser l’exploitation des paysans indonésiens, le mécanisme d’exploitation dans la colonie hollandaise à travers l’industrie du café. Si l’auteur montre et analyse plusieurs cas très concrets d’exploitation et d’expropriation au Brésil ou en Ouganda, la problématique abordée en Indonésie est celle de la déforestation, et des risques qu’elle génère.
Il s’est rendu aux abords du parc national de Bukit Barisan Selatan, sur l’île de Sumatra, auprès de ces petits exploitants, le plus souvent migrants désargentés venus de l’île de Java, qui grignotent les terres d’un parc pourtant protégé en les squattant. Les autorités laissent faire, ou ne peuvent empêcher, à la fois par clientélisme électoral, mais surtout car la misère et la pauvreté ont leur logique, un squatteur expulsé finissant souvent par revenir. « Ils y sont d’autant plus incités que des multinationales du café leur achètent leur récolte sans y regarder de trop près », écrit-il, avant de plaider en faveur de l’éducation de ces populations à l’agroforesterie.

Un ouvrage mondial
Ce livre-enquête est, littéralement, mondial : Pierre Wolf-Mandroux s’est rendu sur tous les continents et a arpenté un nombre de pistes de poussière, tel qu’il y a de quoi impressionner plus d’un vétéran du grand reportage. Entre les rencontres, les portraits, les petites histoires qu’il restitue avec gourmandise, l’analyse implacable de la dynamique du capitalisme globalisé et les impressions de voyage qu’il glisse çà et là, cet ouvrage n’a pas à rougir de figurer aux côtés de ceux qui l’ont inspiré dans une bibliothèque. Jean-Baptiste Malet et son Empire de l’or rouge ; Erik Orsenna et ses Précis de la mondialisation ; et peut-être même Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss, en ce qu’il partage avec l’anthropologue cette crainte que l’inexorable marche de notre monde implique de défaire ce qui existait très bien avant, ou sans nous.
Pierre Wolf-Mandroux. La jungle du café. Enquête sur un trafic mondial, éditions Plon, 2025, 460 pages.








