Paru en 2019 en France, La langue et le couteau, de l’auteur coréen Kwon Jeong-hyun, s’éloigne des habituels romans historiques pour faire vivre les dernières heures de la Seconde guerre mondiale en Asie au travers de la cuisine.
La cuisine est peut-être l’environnement civil le plus militaire. Chef, brigade, batterie, autant de mots que l’on pourrait prononcer dans une caserne ou un restaurant. On y retrouve une discipline de fer au service d’une rigueur et d’une précision dans l’exécution, le tout encadré par une hiérarchie bien structurée. Que ce soit à la guerre ou aux fourneaux, ce sont des lieux où l’on affronte le feu et la lame.
La cuisine comme champ de bataille, c’est tout le propos du roman La langue et le couteau de Kwon Jeong-hyun. Le livre remporte le prix littéraire Honbul en Corée du Sud en 2017. Il nous parvient en France deux ans plus tard, aux éditions Picquier, traduit du coréen en français par Lim Yeong-hee et Lucie Modde, dont les notes de bas de page nous offrent des petits détails et anecdotes pour compléter l’histoire.
Le roman nous plonge en 1945, dans la Mandchourie occupée par l’armée japonaise et son État fantoche, le Mandchoukuo. Le Japon impérial est sur le point de s’effondrer alors que les troupes soviétiques s’amassent à la frontière mandchoue. L’auteur fait déjà preuve d’originalité en choisissant une région hors des théâtres d’opérations habituels. Mais ce qui est le plus intéressant est d’avoir fait de la cuisine son sujet, rafraîchissant ce qui aurait pu n’être qu’un roman de bataille. De l’aveu de Kwon Jeong-hyun, dans un petit texte dédié aux lecteurs français à la fin de l’ouvrage, « pour ne pas tomber dans les clichés des romans historiques, j’ai choisi la cuisine comme thème central de mon livre ».
Duel sans merci
Si la guerre fait rage ailleurs en Asie et menace de s’étendre en Mandchourie, les deux personnages principaux, Chen, un cuisinier chinois communiste, et Otozō Yamada, un général japonais, s’affrontent sur un terrain non conventionnel. Le premier est infiltré dans les fourneaux du quartier général japonais dans le but d’empoisonner le second, qui lui, tente de pousser la technique et la créativité du cuisiner dans ses retranchements, sous peine d’être exécuté. C’est ainsi que la guerre s’invite dans les casseroles et les assiettes, miroir du conflit sino-japonais. Chen, armé de son couteau et de son billot, prépare les plats, et Otozō les juge de sa langue.
Un duel sans merci dans lequel les scènes de cuisine et de repas bénéficient d’envolées lyriques, tranchant avec le style assez sobre, voire sombre, du reste du roman. « Mon père disait souvent que pour bien cuisiner, il fallait maîtriser les yeux du produit. Dominer les yeux du produit est le seul moyen de lui donner goût et parfum. C’est uniquement lorsqu’il s’abandonne entièrement au couteau qui le hache qu’il peut accepter le feu. » La cuisine est décrite comme un art presque rituel, mystique, où chaque geste est millimétré, comme pour satisfaire quelque chose de plus grand que soi.
Si la cuisine peut être le théâtre d’un affrontement entre deux personnages, elle est aussi la toile de fond d’un autre aspect de la guerre, plus profond. Les puissances belligérantes occupent le terrain gastronomique dans une lutte de soft-power. Ainsi les différentes cultures et traditions culinaires que le lecteur découvre au fil des pages, cantonaise, mandchoue et japonaise, s’affrontent dans une quête de légitimité. Pour l’occupant japonais, seule la cuisine nipponne serait « noble » tandis que celle mandchoue et chinoise, par extension, serait « primitive », voire « barbare ». Une idée dérivée de la propagande impériale. « Les Mandchous mangent vraiment n’importe quoi. Comment peuvent-ils être fiers de servir des plats aussi nauséabonds ? Ça me donne envie de vomir. »
Au travers du livre, nous pouvons entrevoir, au détour de conversations entre Chinois et Japonais, les manœuvres militaires comme traduites dans des bras de fer culinaires. « — Aux yeux des gourmets cantonais, les crevettes sont une nourriture médiocre, dis-je sans lui accorder un regard. […] — Les Chinois sont des goinfres. De vrais porcs […] Dans mon village, la nourriture est sacrée, aucun gaspillage n’est autorisé. »
Roman choral
C’est à Xinjing (aujourd’hui Changchun), entre les cuisines du quartier général japonais et les ruelles marchandes, que les trois personnages du roman vont évoluer. En plus du duel en cuisine s’ajoute le personnage de Kilsun, une femme de réconfort coréenne[1] mais qui a malheureusement un rôle assez secondaire dans une grande partie du roman.
Des personnages certes un peu archétypaux dans leurs fonctions, mais qui ont tout de même une psychologie intéressante, notamment en ce qui concerne le général japonais. Tiré du vrai militaire en poste à l’époque, Otozō Yamada est dépeint en général au placard, lassé de la guerre et préférant la cuisine, constamment tiraillé entre ses devoirs impériaux et ses envies personnelles. Un portrait qui semble assez différent du réel Otozō, cependant.
Ces personnages ont aussi le mérite de pouvoir présenter trois points de vue d’une même situation, par les trois nationalités présentes dans la région. Un parti pris intéressant. La forme du livre est d’ailleurs structurée autour de ces points de vue, le transformant en sorte de « roman choral ». Chaque chapitre est narré par un des trois personnages, à la première personne. Ces derniers brisent même parfois le quatrième mur en interpellant directement le lecteur, le plus souvent pour expliciter leurs pensées : « Sur le moment, rien ne me semble pouvoir surpasser cette saveur. Tu prendras peut-être ça pour une excuse, mais s’il m’arrive un jour d’éprouver un tant soit peu de compassion à l’égard de cet homme, ce sera à cause de cette bouillie. »
Si le point de vue de chaque chapitre n’est pas clairement annoncé, on comprend aisément quel narrateur nous avons sous les yeux, d’autant plus que ce changement suit toujours le même ordre. À l’aide d’un style simple, mais percutant dans ses descriptions — de l’oppressant quartier général aux doux parfums émanant de la cuisine —, Kwon Jeong-hyun parvient à tisser un récit qu’on peine à lâcher pour savoir qui finira par l’emporter. Comme un bon plat, un bouillon riche en saveurs, La langue et le couteau se dévore à grandes bouchées dont on se plaît à découvrir les multiples ingrédients.
La langue et le couteau, Kwon Jeong-hyun, 2019, éditions Picquier, 9 € (poche), 332 pages.
[1]Le terme femme de réconfort désigne, par euphémisme, les femmes victimes de l’esclavage sexuel par l’armée japonaise.
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