Julien Le Hoangan est sociologue. Il a soutenu au début du mois de septembre 2023 une thèse portant sur le travail de mémoire des jeunes générations d’origine vietnamienne. Pour les Cahiers du Nem, il rend compte de ses réflexions à l’écoute de la série documentaire audio d’Alix Douart Sinnouretty consacrée à l’histoire d’une famille du Centre d’accueil des Français d’Indochine (CAFI) de Sainte-Livrade-sur-Lot.

Vietnam-sur-Lot est un documentaire audio en six épisodes écrit par Alix Douart Sinnouretty. Fille d’une Vietnamienne d’origine indienne rapatriée dans le camp de Sainte-Livrade-sur-Lot dans les années 1950, Alix part à la rencontre de membres de sa famille, d’amies, d’un historien (Alain Ruscio), d’une sociologue (Dominique Rolland), ou encore d’une travailleuse sociale de la Cimade. Nous la suivons, depuis le sud de la France jusqu’en Inde et au Vietnam, sur les traces de son histoire familiale. Pour bien saisir le parcours de son grand-père, de sa grand-mère, de sa mère, la narratrice les resitue dans son contexte historique, depuis la fin de la guerre d’Indochine, des politiques d’immigration jusqu’aux luttes mémorielles des années les plus récentes.

Une expérience sensible

Cette production est clairement à cheval entre l’histoire et la sociologie. En tant que sociologue de la mémoire des migrations vietnamiennes, je souhaiterais cependant souligner davantage sa nature de témoignage des phénomènes qui y sont liés. Un historien pourrait en faire une critique qui s’appuierait sur d’autres critères. Le travail que représente ce podcast est considérable en ce qu’il soulève un certain nombre de questions sur la mémoire.

Les six épisodes suivent une chronologie cohérente qui correspond à l’évolution des réflexions personnelles d’Alix Douart Sinnouretty, depuis les étés qu’elle passait au camp jusqu’à la longue enquête généalogique et le travail de mémoire qu’elle a mené pour réaliser ce documentaire. Le découpage est finement pensé pour alterner entre le récit de sa quête personnelle et les explications de la trame de fond des événements historiques. Chaque épisode est construit autour d’un arc narratif qui amène au suivant. D’abord on présente le camp et les enjeux de mémoire qui s’y rapportent. Ensuite, le récit de vie du grand-père, à partir des documents d’archives, nous plonge dans l’époque coloniale. Nous remonterons ensuite le fil de l’histoire, de l’occupation japonaise à la décolonisation, puis de l’exil jusqu’à l’installation en France pour finir sur les questions de mémoire et de patrimoine qui continuent de traverser la communauté du camp. Tout au long de cette enquête, nous partageons les interrogations, les doutes, les difficultés liées au travail de mémoire.

Le tournage du podcast En 2021 avec Jérémy, entendu dans l’épisode 6. Crédits Remy Dessaints

Relevons d’emblée la qualité de production qui contribue à faire de cette production une véritable expérience immersive sensible. L’ambiance sonore renforce le récit et l’incarne. Le travail sur les textures des voix contribue à mettre en avant les documents d’archives. Le montage est dynamique puisqu’il alterne narration, entretiens, échanges bruts et lectures de sources. Le défi dans un tel assemblage est de ne pas s’éparpiller, pour ne pas perdre l’auditoire. Heureusement, le propos est toujours très clair. Les différentes voix des personnages composent un discours polyphonique riche. L’approche est personnelle et le ton oscille habilement entre expérience subjective et intime, et explications pédagogiques plus générales. Il est difficile de ne pas être touché alors par le parcours certes particulier et unique d’une famille et de ses membres mais qui font aussi toujours écho à celui de milliers d’autres.

Les différentes facettes du travail de mémoire

L’aventure qu’a vécue Alix se compose donc d’un ensemble de pratiques, d’échanges, de rencontres que beaucoup d’adultes de jeunes générations ont pu vivre. En ce sens, ce documentaire est un témoignage, une illustration très riche de la complexité et l’ampleur que prend un travail de mémoire. C’est dans les contradictions, les tensions et les incompréhensions qu’un tel documentaire montre sa valeur. L’autrice aurait pu se contenter de livrer une version épurée, lissée et simplifiée des découvertes menées et présenter une histoire complète, cohérente du parcours de ses proches. Au contraire, ce qui fait tout l’intérêt d’un tel travail, c’est de montrer les défauts, les détails qui ne collent pas, d’émettre des hypothèses sans jamais être sûr et finalement, comme elle le dit elle-même, même après avoir parlé à toute sa famille, « cette histoire n’est pas très claire » et elle doit accepter « que ça ne le sera jamais ».

Notons l’importance du retour au Vietnam, quelles qu’en soient les conséquences et l’expérience vécue. Alix témoigne d’un certain nombre de sentiments contradictoires que la sociologie a déjà largement documentés. Elle mentionne notamment ce qui relève de la mémoire contrefactuelle : le fait d’imaginer ce que sa vie aurait été si ses parents ou ancêtres avaient fait d’autres choix. Pour comprendre alors ces choix, elle s’appuie sur des documents d’archives personnelles, notamment le journal du grand-père, qui s’avère être un fil conducteur précieux. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir de telles traces. En revanche, les dynamiques familiales au cœur des enjeux de transmission sont souvent similaires.

La mère de l’auteure du podcast au CAFI, en 1965. Crédits Alix Douart.

Les dynamiques interpersonnelles

L’autrice, enquêtrice et narratrice se trouve au cœur de la démarche qu’elle présente. Elle raconte des éléments intimes de sa vie, de celle de sa mère, de ses grands-parents. Elle interroge oncles, tantes, cousins et cousines. Au-delà de la question de la mise en avant de la sphère intime comme manière de raconter l’histoire ou le social, les interactions partagées illustrent très bien un certain nombre de dynamiques de transmission et de silence. Il faudra attendre le dernier épisode pour saisir le poids de cette mémoire chez la mère. Jusqu’au bout, l’enquête généalogique est construite comme une enquête judiciaire, en faisant parler des témoins. Les indices arrivent et se disposent comme des pièces d’un puzzle qui prend forme au fur et à mesure que les langues se délient et qu’Alix, avec son auditoire, reconstruit un récit.

Les témoignages retranscrivent la complexité des attitudes et positionnements individuels. Les parents, oncles et tantes sont traversés par un désir de transmettre et un besoin d’oublier qui se manifeste parfois, sinon souvent, de manière contradictoire. La peur, la douleur, la honte ou la pudeur vont maintenir une distance et un silence qui pourront être désamorcés par la persévérance et la curiosité des jeunes générations. C’est bien la dynamique parents-enfants qui est la plus délicate mais qui peut être contournée, assouplie par des personnes extérieures. Ce que l’autrice accomplit pour son podcast n’a rien d’exceptionnel en soi. Elle cherche des réponses auprès de toutes les personnes qui pourraient l’éclairer. Elle s’interroge sur l’avantage qu’offrent les moyens de production dont elle dispose. Ce qu’il faut souligner, c’est surtout que le cadre formel qu’elle met en place donne une certaine légitimité, une tonalité à sa démarche. Il contribue à libérer la parole.

Remise d’un insigne militaire au grand-père d’Alix Douart. Crédits Alix Douart.

De la mémoire à l’histoire

Le travail de mémoire familial implique donc un travail de compréhension de l’histoire du Vietnam et de la migration vietnamienne en France. Ce récit est d’autant plus bienvenu et attendu qu’il raconte le destin de celles et ceux qui ont vécu dans les CAFI. La description des conditions de vie de Sainte-Livrade rappelle alors de manière très similaire l’autre camp de Noyant-d’Alliers. Le pari de l’Histoire par le biais du témoignage personnel fonctionne quand on réussit à rendre compte des effets concrets, matériels, quotidiens et psychologiques même qu’ont pu subir les communautés déplacées. Le travail d’Histoire est un travail de recherche et de présentation des faits, un préalable au travail de mémoire. La mise en récit qui est faite par les jeunes générations, que ce soit à travers ce podcast ou dans des livres, sur les planches, ou à l’écran, fait partie intégrante du besoin de reconnaissance et de réparation symbolique dont ont besoin les différentes générations.

Le dernier épisode met clairement en lumière les enjeux contemporains de patrimoine matériel. Le camp est rénové, une partie est détruite et l’urgence de transmettre cet héritage se fait ressentir encore plus fortement. Un lieu de mémoire virtuel est mis en place mais la communauté locale, constituée en association, défend le besoin d’une meilleure mise en valeur, matérielle, de la mémoire de ces familles. « Face à la disparition de la mémoire, on a tous des réactions différentes, il y a ceux qui se résignent, ceux qui tentent de maintenir cette histoire en vie avec leurs proches, et ceux qui se battent, comme ma mère. » L’enjeu est de revendiquer une dignité qui a souvent manqué dans des lieux aux conditions parfois insalubres. Et de maintenir une communauté vivante autour d’un lieu qui a autant, sinon plus d’importance que le Vietnam. La phrase d’Alix dans le dernier épisode, « Le CAFI sera un ancêtre dont on racontera l’histoire » résume parfaitement cet attachement particulier.

La cérémonie du dragon portant le drapeau CAFI. Crédits Lauren de la Borie.

Questionnements mémoriels par la jeune génération

Cette production sonore s’inscrit dans une dynamique propre des jeunes générations qui s’emparent à bras-le-corps des questionnements mémoriels qui les traversent. Elle fait écho aux récentes pièces de théâtre de Marine Bachelot-Nguyen, Circulations capitales , ou Paul Nguyen, Mémoires invisibles ou la part manquante. L’autrice du podcast a notamment contribué à la collection d’entretiens réalisés pour le projet Entre deux rives de Paul Nguyen.

Beaucoup de questions sont abordées dans le travail d’Alix Douart Sinnouretty et mériteraient d’être approfondies plus en détails. La question des traumatismes transgénérationnels ou du trauma colonial, par exemple, appellent à d’autres témoignages, éclaircissements et mises en perspective. Le paradigme décolonial, parfois invoqué maladroitement ailleurs, est ici tout à fait justifié puisqu’il permet justement de comprendre la continuité entre la situation des familles avant et après leur exil. La mise en parallèle de ces questions avec l’histoire de l’Algérie et les réparations demandées par les Harkis offre notamment une piste de réflexion très intéressante. Le média qui produit ce podcast propose justement une saison consacrée à ces questions dans le contexte algérien. Enfin, on peut se réjouir que les identités métisses soient un peu plus considérées. L’autrice fait référence plusieurs fois à sa « condition » ou position particulière à travers des anecdotes qui rendent compte de l’identité métisse ou « tête de poulet, cul de canard » (selon l’expression vietnamienne), très présente dans les camps qui accueillaient beaucoup de couples mixtes et leurs enfants. Il faudrait alors traiter cette question en tant que telle, notamment pour montrer les enjeux propres aux différentes générations.

Ce podcast, dont l’intégralité des six épisodes sera disponible à la mi-octobre, réussit à nous plonger au cœur d’une aventure aux multiples facettes : le récit intime d’un travail de mémoire familiale, une enquête sociologique sur les membres d’une communauté particulière attachée à un lieu symbolique de l’histoire de la migration vietnamienne, et l’occasion de découvrir ou redécouvrir les grandes lignes de l’histoire croisée entre la France et le Vietnam, de la colonisation à nos jours. Toutes les générations d’origine vietnamienne s’y retrouveront, et se laisseront émouvoir par ce travail qui permet de rendre visible une histoire finalement assez méconnue.

Vietnam-sur-Lot. Un podcast en 6 épisodes d’environ 30 minutes chacun. Produit par Paradiso Média. Écrit par  Alix Douart, Adèle Salmon et Suzanne Colin

Diffusion sur toutes les plate-formes de streaming dès le 19 septembre et dernier épisode prévu le 17 octobre : https://open.spotify.com/episode/09Ll8h7bqwjvB1CTTw30Fw?si=84e906c7674340e0

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Julien Le Hoangan est chercheur en sciences humaines et sociales. Français d'origine vietnamienne, il s'intéresse notamment aux questions sociales et politiques liées au Vietnam et ses diasporas.

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