Kabira. © challange mai 2023

Les Cahiers du Nem publient les nouvelles lauréates du concours 2022/2023, sur le thème « L’Asie et l’eau », organisé avec le soutien de l’Agence française de développement. Cette semaine, le premier prix du concours, qui a été attribué à Raven Blacky. En distinguant cette nouvelle, le jury a voulu récompenser une écriture qui, tout en racontant une histoire qui se déroule au Japon il y a plusieurs siècles, réussit à établir un dialogue avec le présent. Le texte est illustré par des œuvres originales de Christophe Challange, artiste et enseignant en arts, collaborateur régulier de notre revue et qui était membre du jury de ce concours.

明和の大津波[1]

24 avril 1771 – 5h28

Île d’Ishigaki (石垣島, Ishigaki-jima), port de Kabira

Hoderi 火照 regarda un instant par-delà les pêcheurs plaisantant, en direction de Kabira, encore endormie dans la pénombre glacée de la fin d’hiver. La nuit enveloppait encore la baie, et il serait en pleine mer lorsque le lever du soleil inonderait les rues de sa douce chaleur. Son épouse, Yoshiko, ouvrirait alors les volets de bois et rangerait la maison, avant de partir en forêt trouver les premiers fruits de la saison. Aurait-elle la chance de découvrir des fleurs de cerisier précoces ?

Un brusque silence dans le groupe de pêcheurs ramena Hoderi à la réalité. L’odeur de poisson reprit le pas sur celle du printemps, et la nuit ravala la beauté des cerisiers. Les marins observaient un chinois à l’approche, dans l’expectative. Dans le royaume des îles de Rŷu-kŷu (rŷukŷu-ôkodo[2]), les étrangers n’étaient pas monnaie courante.

Les lanternes du groupe de pêcheurs dessinèrent peu à peu les riches habits de l’homme, émaciant ses traits solides et creusant les joues de sa mâchoire carrée. L’étranger s’inclina respectueusement devant les marins assis sur les caisses vides de poisson. Hoderi bondit sur ses pieds pour en faire de même, car même si cet homme n’était pas Ryukyuan[3], il était cultivé, riche, et donc d’une caste supérieure.

Dans un premier temps, les autres marins refusèrent cette politesse, et une partie d’entre eux gagna leurs embarcations. Sitôt que le Chinois prit la parole dans un japonais impeccable, ils imitèrent Hoderi.

« — Pêcheurs, salutations. Je me nomme Wu Cheng’en, mais veuillez m’appeler Ruzhong[4]. Je cherche à gagner l’île japonaise Amami.

— Vous êtes dans le royaume de Rŷu-kŷu ici, lança Tsubasa, un vieux loup de mer tordu par les ans. Et c’est le port de pêche, pas celui commercial. Aucun de nous ne peut vous aider.

— Je le comprends. Néanmoins, je me permets d’insister. Dans mon périple depuis Pékin, je crains de n’avoir pris en compte la différence de taux de change entre la Chine, le royaume de rŷu-kŷu, et le japon. Il me manque un dixième de koku[5] pour prendre le transport vers Amami. »

            Hoderi rajusta son kimono rapiécé, mal à l’aise. D’autres marins s’éloignèrent avec des coups d’œil peu amènes.

« — Tu nous demandes cet argent ?

— Je ne me le permettrais pas. Je vous demande de me prendre en mer ce jour et les suivants si nécessaire, et de partager avec moi le fruit de vos recettes au marché. Je gagnerai mon riz, et je ne rechignerai pas à l’ouvrage. Lorsque j’atteindrai Amami, je rembourserai la somme que vous avez partagée avec intérêts, avec la garantie de transport du clan Satsuma, dont je dois rencontrer le chef.

— Hoderi te prendra à son bord, décida Tsuki, le chef de port. Il est seul depuis que Yujin s’est blessé. En échange, Hoderi, l’étranger touchera la somme prévue pour Yujin. »

            Hoderi regarda Tsuki hocher la tête à son encontre, et comprit la véritable demande du chef de port. Dans sa jeunesse, qui commençait à dater maintenant, le pêcheur avait été conscrit pendant deux printemps, avant qu’une vilaine fracture du petit doigt gauche[6] ne l’empêche définitivement de manier le sabre. Cela avait brisé tout espoir d’ascension sociale, lui garantissant le même métier que son père, et son père avant lui. Même fatigué et plus âgé, il serait le seul à pouvoir être létal avec une rame si le besoin s’en faisait sentir.

            Il s’inclina de nouveau devant l’étranger, bien moins bas, espérant que l’homme cultivé perçoive la différence et comprenne qu’il était désormais sous son commandement, jusqu’à la fin de la pêche.

            La situation ayant été résolue, quoique sans l’issue la plus probable qui aurait consisté à chasser l’inconnu, les pêcheurs gagnèrent leurs bekabune[7]. Celui de Hoderi, plus petit et plus ancien, héritage de famille, l’attendait à l’amarre. D’un coup d’œil expert, il vérifia l’absence d’eau ou de fuite dans la coque de cèdre du japon sugi, puis enjamba la poupe pour s’asseoir sur les poutres de kaya.

            L’étranger s’agrippa nerveusement au gouvernail pour franchir l’eau sombre et froide qui clapotait sur la coque, atterrissant avec maladresse sur la poutre précédant celle du pêcheur. Hoderi tira d’une nasse cirée un tenugui. Il torsada avec soin la serviette de coton, avant de la tendre à son passager.

« — Noue ça autour de ton front.

— Un hachimaki ? Merci.

— Tu en auras besoin. Et moi aussi. »

24 avril 1771 – 6h17

Au large de l’île d’Ishigaki (石垣島, Ishigaki-jima)

La nuit était un peu plus claire qu’à quai, sans que l’astre solaire ne daigne pointer le bout de son nez. Juste assez pour que la lanterne et le phare soient nécessaires. L’étranger faisait de son mieux, mais il gênait sans cesse Hoderi, qui travaillait seul depuis une semaine, et avec l’efficace Yujin depuis trois ans. Lorsque le troisième filet s’enfonça dans l’eau sombre, l’étranger s’assit brutalement sur sa poutre, secouant la frêle embarcation avec force remous.

« — Ne fais pas autant d’ondes, cela effraye les poissons et emmêle les noris.

— Ne vont-elles pas s’emmêler au filet ?

— Celui-ci ne va pas aussi profondément. Mais des noris noués limitent la nage des poissons.

— Merci pour ce savoir.

— Un noble comme toi ne devrait-il pas trouver une autre source de revenus, plus adaptée à son rang ?

— Je préfère ce moyen. D’une part parce que je ne suis pas de haute caste, seulement très érudit par mes voyages en Europe. D’autre part parce que je suis précepteur, j’aime apprendre, et rien ne vaut l’expérience pour compléter ses savoirs.

— Pardonne ma curiosité déplacée, mais qu’est-ce que le clan Satsuma – Hoderi grimaça sur ce mot – peut bien vouloir à un voyageur précepteur ? Tiens le filet par ce point.

— Tu peux m’appeler Ruzhong. »

            Hoderi et le Chinois tirèrent le filet hors de l’eau, récupérant deux poissons de belle taille, qui ne convainquirent pas le Ryukyuan. Il prit la toile maillée des mains de son hôte, et la lança d’un grand geste, manquant de peu de faire basculer par-dessus bord son passager, qui se rétablit à grand renfort de moulinets de bras. Les deux hommes se rassirent alors que le filet prenait le fond.

« — Je parle une langue qui intéresse le chef du clan Satsuma, révéla finalement Ruzhong. Le néerlandais, qui est parlé dans un pays de grands marins, qu’on appelle Pays-Bas. Shimazu Shigehide, le chef du clan Satsuma, m’a fait demander pour lui apprendre.

— Voilà donc ce à quoi servent les richesses du clan Satsuma…

— Les marins aussi ont tiqué sur le clan. Le royaume de Rŷu-kŷu a-t-il un problème avec la gestion des îles sous contrôle japonais ?

— Le Japon ne veut rien avoir à faire avec le reste du monde ; rares sont les Japonais intéressés par un pays du bout du monde qui parle une langue étrangère. Par contre, les nobles doivent aimer leurs produits, lesquels passent par notre royaume. Notre roi, bien moins honorable que son prédécesseur shō-kei, laisse faire le clan Satsuma librement. De fait, nos îles sont la voie de commerce unique entre la Chine et le Japon, mais nous n’y gagnons rien.

— Vos connaissances sont très impressionnantes.

— Les informations circulent bien lorsque le peuple est mécontent, répondit Hoderi en passant sous silence ses années de conscrit non loin d’un poste de gardes-frontières qui jouaient aux dés avec eux. Vous trouverez ici des Rŷukŷuans qui veulent regagner leur indépendance ; ailleurs, certains espèrent intégrer le clan Satsuma. C’est pour cela que les pêcheurs se défient de vous. Rattrape le filet, on va voir si cet alguier est vide ou non.

— Je vous remercie pour cette discussion. »

            Hoderi lança une partie du filet sur Ruzhong, mouillant allègrement son riche habit, qu’il devrait recouvrir d’un tablier le lendemain. L’homme attrapa les mailles, et tira avec le pêcheur. Le poids du filet était bien plus important que celui précédent : il était davantage plein. De concert, ils ramenèrent les mailles, penchés en arrière pour faire contrepoids, jusqu’à ce que des écailles brillantes affleurent l’eau.

L’aube rosée colorait la mer d’un gris huileux, et soulignait la crête rouge du poisson qui ne brisait pas la surface. Il remua dans le piège en corde, et tenta de replonger. Hoderi émit un juron : les écailles glissaient, encore et encore, interminables. La créature, d’une longueur presque mythologique, s’enfonça au plus profond du filet. Les deux hommes, en sueur, fournirent un dernier effort, le bekabune oscillant dangereusement sur le poids.

Lorsque la bête fut à bord, Hoderi et Ruzhong basculèrent en arrière, tombant sur le plancher mouillé, l’embarcation roulant sous les remous. L’objet de toute leur attention ne gigotait plus, tordu sur les poutres.

Dragon et Régalecs. © challange

Son corps gris était plus lisse que la surface de l’eau, pommelé çà et là d’écailles noires. Sur toute sa longueur digne d’un dragon, il portait une ligne médiane écarlate, et une crête ensanglantée. Sa tête était pourtant celle d’un poisson, malgré deux barbiches longues et deux antennes vermillon.

« — Est-ce une créature de la mer ? s’enquit Ruzhong.

— Ce n’est pas ce que l’on pêche. C’est un messager du palais du Dieu des mers[8] !

— Vous semblez surpris de l’avoir pris dans vos filets.

— Le régalec ne vit pas ici. Il n’y a pas assez de fond. Prenez une rame, je prendrais l’autre. Nous rentrons, vite !

— Pour quelle raison ? s’étonna l’étranger en s’exécutant tout de même.

— Ce poisson ne remonte que lorsque la terre va trembler. Nous devons quitter la mer, Ryūjin[9] peut se mettre en colère ! »

            Ruzhong n’eut pas l’impolitesse de demander qui était Ryûjin : l’expression terrifiée à l’œil cerclé de blanc de Hoderi l’en dissuada. Lorsque ses muscles furent brûlants de suivre le rythme du pêcheur affolé, il raccrocha légendes et savoirs. Selon ce pêcheur, un séisme arrivait, et il fallait quitter la mer avant qu’elle ne se décide à entrer dans les terres.

24 avril 1771 – 6h42

Île d’ishigaki (石垣島, Ishigaki-jima), port de Kabira

            Hoderi n’était pas le seul à avoir recueilli dans ses filets un régalec. Le sien était plutôt petit, comparé au presque deux mètres atteints par la créature d’un trio de pêcheurs contenant Tsuki, le chef de port. Les marins étaient paniqués, et avaient contacté les officiers de Kabira, qui arrivaient alors que Ruzhong tentait de regagner la terre ferme sans tomber dans l’eau du port.

            Le soleil pâle avait péniblement franchi l’horizon, accompagné d’une bise marine matinale qui les faisait frissonner. Hoderi arracha son tablier et rejoignit Tsuki, le chef de port.

« — Officiers, salua respectueusement Tsuki. Mes hommes pêchent des messagers de Ryūjin, des régalecs. Je ne saurais vous conseiller de sonner la cloche.

— Combien ont été pêchés ?

— Deux dans ce port, répondit Tsuki après avoir consulté Hoderi du regard.

— Deux, c’est peu pour déclencher l’alerte… Vous êtes sûr que ces pêches ne sont pas des accidents ?

— Non, nous ne sommes pas sûrs, officiers. Mais même si notre bien-aimé roi lui-même me demandait de reprendre la mer aujourd’hui, j’hésiterais. »

            Les deux officiers hésitaient encore sur la marche à suivre. Le chef de port les conduisit aux créatures, où tout le monde tomba d’accord sur le fait qu’il s’agissait des messagers du palais du Dieu des mers, et que leur présence était un très mauvais signe, sinon un présage. Le sort en fut scellé quand deux autres officiers arrivèrent au trot.

« — Nous venons parler au chef de port, exigèrent-ils.      

— Des enfants ont découvert un poisson échoué. Nous avons sa description, mais nous devons confirmer qu’il s’agit bien de la bonne bête. Par ailleurs, les enfants voulaient connaître si pareille bête est comestible, car elle pourrait nourrir plusieurs familles. Nous avons consigné la bête le temps d’éclaircir ces points avec vous.

— S’agissait-il d’un poisson ressemblant à un dragon, gris avec des ornements rouges vifs ? s’enquit l’un des officiers déjà présents. »

            Les deux hommes qui venaient d’arriver eurent une expression de surprise stupéfaite, jusqu’à ce que leur regard tombe sur les prises du matin. Aucun mot ne fut ajouté, la situation ayant été comprise par tous. Les quatre gardiens de la paix partirent ordonner de sonner la cloche, et les pêcheurs déchargèrent leurs prises dans la poissonnerie.

            Lorsque le maigre fruit de leur travail se trouva posé sur du sel, Hoderi attrapa le regard de Ruzhong, puis s’inclina, car sur la terre ferme, il ne lui était pas en mesure de donner des ordres.

« — Quittons le port si c’est votre souhait. Un étranger présent le jour d’une mauvaise pêche, de surcroît une pêche de régalecs, c’est un risque pour votre intégrité. Ma femme, Yoshiko, vit en périphérie de la ville, vers les hauteurs. Elle serait honorée de vous avoir comme hôte.

— L’honneur serait pour moi, s’inclina Ruzhong. »

Pour la première fois depuis longtemps – en fait, depuis qu’il avait porté son compagnon de bekabune Yujin jusque chez lui, le jour de grand vent où il s’était cassé la jambe entre le bateau et le quai – Hoderi rentrait de la pêche alors que l’aurore inondait les rues. Au contraire de la fois précédente, la neige ne tenait plus au sol, et les derniers jours secs avaient laissé la terre battue évacuer l’eau de fonte. À quelques endroits, entre les masures du quartier ouvrier et agricole, le printemps pointait son museau, dans les fleurs de magnolias qui perdaient leurs derniers pétales, ou dans les bourgeons tendres des cerisiers qui attendaient leur floraison.

Les femmes s’activaient de concert sur les planchers de leurs maisons, balayant les rares poussières déposées par le vent, et jugeant l’étranger qui arpentait leur ville au côté d’un pêcheur qui aurait dû être en mer.

Des gamins aux dents ébréchées et aux kimonos déchirés les dépassèrent en courant, et Ruzhong eut la clarté d’esprit de tenir sa bourse pourtant nouée au revers de sa veste. Hoderi les chassa d’un froncement de sourcil, comptant sur sa réputation de pêcheur robuste et ancien conscrit pour les dissuader de bafouer son honneur en faisant les poches de son invité.

Le soleil avait dépassé l’horizon des maisons lorsqu’ils arrivèrent à la petite bicoque de Yoshiko. Lorsqu’il l’appela de l’extérieur, elle se précipita et fit coulisser la porte d’entrée.

« — Hoderi ? Est-ce que tout va bien ? »

            Son regard accrocha l’étranger, avisant la mâchoire carrée, les traits creusés, l’habit riche mais sentant la marée. Indécise, elle se composa néanmoins un masque poli, lissant l’expression inquiète qui avait souligné son menton arrondi.

« — Bienvenue dans notre humble demeure, reprit-elle.

— Yoshiko, as-tu vu quoi que ce soit dans le bois qui suggère que la terre puisse trembler ?

— Non, répondit la femme avec une hésitation. Enfin, j’ai vu un serpent. C’est encore un peu tôt pour la fin de leur hibernation, mais le ciel est dégagé depuis quelques jours. Hoderi ?

— Prends un sac de riz et le panier aux coquillages, nous allons dans les hauteurs. Trois messagers de Ryūjin se sont déjà échoués sur la côte. »

            Le visage marqué par les ans et le soleil de Yoshiko perdit ses couleurs, et elle fit demi-tour à l’intérieur en courant. Les deux hommes l’attendirent dehors, n’ayant pas le temps d’ôter leurs chaussures pour l’aider. À peine était-elle revenue, portant laborieusement un quart de koku en riz, toutes leurs richesses, qu’un tocsin de cuivre sonnait dans la ville.

Hoderi chargea sur son dos voûté le riz, bénissant d’avoir gardé son hachimaki noué autour du front, car il absorberait la sueur que cet effort lui imposait. Le poids des années se faisait sentir, et heureusement, il ne possédait pas de miroir qui aurait pu lui indiquer à quel point son visage pâle avait brûlé au soleil, ou jusqu’où s’étendaient les rides qu’il sentait cheminer autour de ses yeux noirs.

Yoshiko portait un kimono de rechange, ainsi que quelques objets de famille, dans le sac en jonc noué orné de coquillages percés, leur plus solide.

Ensemble, ils gagnèrent la forêt qui montait rapidement vers les hauteurs, et entamèrent une longue ascension.

24 avril 1771 – 7h59

Île d’ishigaki (石垣島, Ishigaki-jima), ville de Kabira

            Ruzhong espérait être en mesure de redescendre sans se perdre et errer sans fin dans le bois. À intervalle régulier, il prenait le temps de repérer la baie de Kabira entre les arbres, son seul point de repère. Il escaladait un rocher dans ce but lorsque son pied se mit à trembler.

Le tremblement s’amplifia, et devint un grondement ; de grondement, il passa à rugissement lorsque des pans de la montagne dégringolèrent.

Hoderi et Yoshiko étaient serrés l’un contre l’autre, tête sous les bras, contre un tronc. Ruzhong s’empressa de les imiter contre son rocher. Une pluie de feuilles, de fruits et de débris végétaux se mit à tomber sur eux, tandis que des petites pierres se délogeaient des pentes avoisinantes, rejoignant les éboulis en bas des ravines.

Le tremblement dura un très long moment, assez pour que l’étranger puisse découvrir la sensation de chaque partie de son corps vibrer avec le sol, et la peur viscérale et tétanisant qui s’était emparée de lui.

Puis, le rugissement redevint grondement, et le grondement redevint un tremblement. L’instant d’après, Ruzhong ne sut dire si la terre avait cessé de trembler ou si sa perception corporelle s’était faussée. Le tremblement de terre s’était tu avec discrétion, laissant la nature frémir encore de sa violence.

Après un regard anxieux aux cimes pour surveiller d’éventuelles branches en passe de tomber, Yoshiko et Hoderi s’approchèrent du rocher, et grimpèrent rejoindre le Chinois. Ils l’aidèrent à se relever, en silence, et s’approchèrent tous trois du bord.

La baie, loin de contrebas, se dessinait, complètement différente de l’instant d’avant. Les toits pentus des maisons, que l’on devinait malgré la distance, formaient des amas plats, là où les maisons s’étaient effondrées. Un glissement de terrain avait emporté un quartier situé dans les hauteurs de Kabira. D’autres dégâts étaient masqués par la distance, mais la ville semblait malgré tout avoir échappé au pire.

« — La terre a tremblé, annonça Hoderi avec empressement, accroupi sur le rocher. »

            Ruzhong savait ce qu’il attendait : de savoir si l’eau entrerait dans les terres. Le couple se mit à prier la clémence, craignant pour leur foyer, pour leurs maigres richesses, pour tout ce qu’ils possédaient.

            Et, alors que Ruzhong soulageait une crampe à son mollet droit, la main de Hoderi se tendit vers la mer, son petit doigt déformé s’écartant des autres. Comprenant son geste, répandu parmi les marins néerlandais, l’étranger regarda de combien de doigts la mer était écartée du rivage. Il arrivait à quatre lorsqu’il se rendit compte qu’il pouvait ajouter le cinquième.

Tsunami. © challange mai 2023

            Bientôt, le retrait de la mer fut visible sans avoir besoin de l’aide de ses doigts. Avec angoisse, ils regardèrent la mer gonfler à l’horizon, comme les poumons d’un enfant en colère, et regagner le terrain perdu. À l’approche de la plage, la vague forma une crête, et projeta sur Kabira son ombre tout entière, faisant disparaître le soleil bas derrière elle.

            Jamais ils n’avaient vu une vague aussi imposante. Elle dépassait les deux cents pieds de hauteur, et Ruzhong se figura donc que cela faisait quarante-cinq hiro[10] .

            La vague avala entièrement le village, balayant tout sur son passage comme s’il ne s’était agi que de fétus de paille. Même les plus grandes bâtisses ouvragées ne résistaient pas une seconde, alors qu’une centaine d’hommes auraient pu la pousser sans qu’elle bouge d’un centimètre. Des larmes dévalaient les joues de Yoshiko et Hoderi serrait de toutes ses forces son sac de riz, désormais seule richesse ayant de la valeur.

            La vague continuait de progresser, encore, et atteignit la forêt, où elle disparut de leur perspective.

« — Cours, Ruzhong, ordonna Hoderi en méprisant toutes les règles de politesse qu’il s’était forcé à suivre jusque-là. Nous te rejoindrons, mais moins vite, nous fatiguons. Cours.

— Pourquoi ? La vague va venir jusqu’ici ?

— Si la première ne le fait pas, la seconde le fera, car elles sont toujours pires. Cours, et ne t’arrête pas avant la nuit tombée !

— Venez avec moi !

— Ruzhong, va-t’en, va apprendre le néerlandais à ces odieux Satsumas ! »

            Plus que Hoderi, ce fut le grondement cataclysmique qui décida le précepteur chinois. Les arbres se mirent à claquer en contrebas, avec le bruissement des feuilles agonisantes et les gémissements du bois tordu. Le sol lui-même était raclé et arraché, déclenchant éboulement et creux.

            Tous trois se mirent à courir, abandonnant le riz et le sac avec des coquillages, cherchant à grimper toujours plus haut. Ruzhong ne se retourna pas et courut à en perdre haleine, puisant dans toutes ses réserves, le cœur au bord des lèvres.

            Lorsqu’il fut certain d’entendre uniquement sa respiration chaotique et non pas la vague qui progressait, il trottina. Il osa finalement se retourner et trébucha sur une branche. Tout le flanc de la montagne était défiguré, en partie arraché, éclairci de sorte que la côte de la baie boueuse et brune était encore visible. Hoderi et Yoshiko n’étaient nulle part en vue, et ne répondirent pas à son appel.

            Il les chercha de longues minutes, avant que l’urgence ne le saisisse à nouveau. Alors il reprit son ascension.

10 mai 1771 – 10h23

Île d’Amami, villa Satsuma

« — Leuk je te ontmoeten, Wu Cheng’en !

— Goedendag, Shimazu Shigehide. Appelez-moi Ruzhong.

— Vous avez fait bon voyage, malgré le Grand Tsunami de Meiwa ?

—  Hélas, j’ai perdu des proches. »


[1]Les caractères japonais suivent l’expression qu’ils traduisent.

[2] Le royaume des îles Rŷu-Kŷu (rŷu-kŷu-ôkodo), date du début du 15ème. Okinawa, île principale de l’archipel, alors appelée Ryuku-koku, est officiellement dirigée par le clan japonais Satsuma. Les chinois (époque Ming) ayant prohibé le commerce avec les japonais protectionnistes (période Edo), le seigneur Satsuma utilisait alors les îles rŷu-kŷu comme couverture pour faire du commerce avec la Chine.

[3] Habitant des îles Rŷu-Kŷu

[4]Les chinois possèdent un nom et un prénom, auquel s’ajoute un ou plusieurs prénom social, le zi (字), acquis à 19 ans pour les hommes

[5] koku (石) : unité japonaise en vigueur à cette époque, correspondant à la quantité de riz mangé par une personne en un an (environ à 150 kg).

[6] Doigt avec lequel on contrôle la descente et l’inclinaison du sabre

[7] Les Bekabune sont des bateaux avec une coque très fine et lisse. Cette particularité est peut-être à l’origine du nom onomatopéique Bekabune, rappelant le son des vagues sur la coque (Peka, peka…).Cette construction empêchait l’accrochage des noris (algue japonaise) à la coque des bateaux.

[8]Aussi appelé poisson séisme, le régalec, roi des harengs, peut être trouvé en Mer du Japon et autour d’Okinawa. Un croyance très ancienne veut que la remontée à la surface de ces poissons soit annonciatrice de séismes, car dérangés par les changements des plaques. Ce poisson est surnommé « 竜宮の使い Ryūgū-no-tsukai » ou « messager du palais du Dieu des mers ».

[9]Ryūjin, la diviinité dragon de la mer. L’apparence des messagers de Ryūjin est celle du régalec.

[10]Le hiro est l’ancienne unité de mesure japonais des hauteurs métriques. Le shaku est l’unité de base et vaut environ 30,30 cm. C’est l’équivalent du pied. Le hiro correspond à l’envergure d’une personne. Un hiro (尋) = 6 shaku (尺), soit environ 1,818 m. La vague concernée fait en réalité quanrate-sept hiro, soit presque 85 mètres.

                   

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Depuis plus d'une décennie, Raven raconte les aventures de héros d'encre et d'imagination. Elle puise son inspiration de son amour des sciences naturelles, qu'elle enseigne, et de l'histoire du Japon féodal et des légendes associées.

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