Les Éditions de la Frémillerie publient des ouvrages en relation avec l’Asie, dont des romans traduits du vietnamien. Henri Copin dans cette recension en présente deux, Lao Khô et Vent du Sud, qui dépeignent deux approches différentes de la vie quotidienne.

Ta Duy Anh, Lao Khô, traduction du vietnamien par Hieu Constant, revue et corrigée par Bui Xuân Quang et Huynh Quôc Tê, La Frémillerie, 2021, 265 pages.

Je ne connaissais rien de Ta Duy Anh, l’auteur de Lao Khô (le vieux Khô), un roman vietnamien très renommé, selon le directeur de collection, Bui Xuan Quang, qui a bien voulu me communiquer les informations suivantes :

« Ta Duy Anh, né en 1959 au Nord-Vietnam, a consacré sa vie à l’écriture après des expériences professionnelles dans l’armée et l’industrie. Il a passé cinq années dans l’École d’Écriture Nguyên Du, comme Bao Ninh, l’auteur du Chagrin de la guerre. Trois de ses œuvres ont marqué l’après Doï Moï (Renouveau), en 1989 Buoc Qua Loi Nguyen (Marcher sur une promesse), en 1992 Lao Khô, et 1999 Di tim nhân vât (À la recherche du personnage).

Lao Khô est considéré comme le chef d’œuvre de Ta Duy Anh, avec sept éditions au Vietnam, et une huitième en France, à La Frémillerie. Il a commencé Lao Khô à 25 ans, en 1984, et il l’a terminé étudiant à l’école d’écriture Nguyên Du. Il y prend comme modèle son père, tout en s’arrangeant pour que ce dernier ne puisse pas le lire…

Chaque œuvre de Ta Duy Anh est un événement littéraire. En 2018, Môi Chua (Le termite roi) fut d’abord interdit à cause de sa description réaliste et critique de la société actuelle, puis autorisé par la suite. »

Le Vieux Khô, personnage principal, donne son nom au roman. Type même du paysan pauvre, il habite le village de Dông, ou An Hoa (noms imaginés ?), dans le nord, et se trouve au carrefour de toutes les intrigues, cabales, querelles et règlements de comptes développés dans le roman sous la forme de petits chapitres, de tonalités et d’époques diverses. Ce monde rural apparaît comme un lieu d’affrontements constants entre les habitants du village et des environs, aggravé par des retournements de situation politique qui entraînent vengeances et représailles. Les événements racontés se situent dans une période qui semble correspondre à la réforme agraire des années 1960.

Il est dit au début : « Durant ce temps le monde changeait, tout était complètement chamboulé, le Bien et le Mal se succédaient de minute en minute et la condition humaine devenait plus précaire jour après jour. » La réforme agraire, l’envoi aux champs des cadres du parti pour liquider « propriétaires » et « féodaux », la division de la société, « l’animosité entre les classes » (selon l’éditeur) reviennent comme autant de jalons, plus familiers aux lecteurs vietnamiens qu’aux lecteurs français.

Lao Khô apparaît donc comme le récit picaresque, tantôt pitoyable, tantôt grotesque du destin tragique d’un pauvre hère en proie aux soubresauts de l’histoire. « Un jour, lors d’une séance de beuverie solitaire, le vieux Khô découvrit, dans un éclair de lucidité, que dans la vie, la plupart du temps, il obtenait le contraire de ce qu’il voulait. » Il répertorie alors les moyens de quitter cette vie vouée à l’échec : boire, se jeter dans un puits, se pendre. Rien ne lui convient, il décide d’écrire, d’un trait, « tout ce qui le tourmentait et l’avait conduit à l’envie de mourir ». C’est ce récit, en forme de plaidoyer pour un futur procès, qui est l’objet du livre.

En voici le résumé : « À seize ans il gardait les buffles d’un propriétaire terrien,… une vie de chien… puis il avait participé à la révolution, c’était l’époque la plus sombre du mouvement… lorsqu’arriva la réforme agraire, il rejoignit le Quôc Dan Dang… et plus tard fut reconnu comme soldat honorable de la révolution… Pendant une dizaine d’années, il consacra sa vie au régime… pour être finalement inculpé d’être rentré dans l’Organisation avec préméditation de la détruire secrètement.»

Pourtant, à côté de scènes très réalistes au plus près d’un réel évoqué dans un langage souvent cru, le récit ménage aussi des passages vers un au-delà moral ou religieux de type tantôt bouddhique, tantôt chrétien, une aspiration vers un idéal disparu. Ta Duy Anh ouvre régulièrement des fenêtres sur un autre monde, celui des rêves, des regrets, de l’espoir, de la pureté, de l’amour. Le récit peut virer au fantastique, faire surgir des fantômes et des cauchemars, mais aussi des esprits et des âmes, les défunts reviennent hanter ou tourmenter les vivants, ou bien leur parler de compassion.

Le dernier chapitre, intitulé « souhait de renaissance », conclut le récit sur une note singulière : « Mon cher vieux Khô, personne ne vous interdit de croire en quelque chose. Prions pour que cette foi puisse renaître dans un monde où le destin de la vie ne soit pas de transformer l’homme en démon. » Ainsi ce pauvre vieux paysan que le destin ballote en tous sens prend une valeur qui le dépasse, celui d’un témoin qui raconte les injustices et les errements des politiques, celui d’un être humain en quête de la dimension perdue et soupire : « Si on ne croit en rien, alors pourquoi vit-on ? »

Vent du Sud, Rébellion et autres nouvelles, traduites du vietnamien par Liêu Truong, La Frémillerie, 2022, 217 pages.

Ce recueil de nouvelles de dix écrivains vietnamiens réunies par Liêu Truong est efficacement précédé d’un avant-propos qui les situe dans la brève histoire de la République du Sud Viêt Nam, entre 1954 et 1975, et dans le contexte des bouleversements politiques et sociaux qui ont secoué la terre du Sud.

Liêu Truong rappelle que les écrivains du Sud voyaient dans leur littérature humaniste et ouverte aux influences occidentales (héritière du Tu Luc Van Doan et la Nouvelle Poésie des années 1930) « la chance d’une écriture libre, loin de toute idéologie totalitaire, capable de refléter l’âme vietnamienne face au drame de la guerre et à l’évolution de la société ». Mais, emportée avec les événements de 1975, cette littérature, affirme la traductrice, resurgit avec vigueur dans la diaspora et dans le pays.

Deux femmes et huit hommes sont donc les auteurs des nouvelles, dont Mai Thao qui dirigea la revue Sang tao (« Création ») et y fit vivre un esprit de renouveau, en « exhortant les jeunes générations à rompre avec le passé et se mettre en route vers une littérature moderne ». Le thème de la guerre s’impose avec force dans plusieurs textes, abordé avec une sobre puissance, comme une quasi obsession, une mort qui plane sur les êtres, l’humiliation de l’invalide, l’errance d’un enfant perdu, entre barbarie et absurdité.

Un autre thème domine, celui de la femme, tantôt prisonnière de la tradition, tantôt révoltée, prise entre le respect du passé et l’appel de la modernité et de l’autonomie. Ces conflits, révélateurs des tensions d’une société obligée d’évoluer plus vite qu’elle ne l’aurait souhaité sont par exemple remarquablement évoqués dans la nouvelle Une pensée pour mon enfant, dont la première phrase pose l’enjeu : « Comment vivre en paix quand on veut fonder une famille alors qu’on est jeune ? »

L’évocation de la vie quotidienne, des relations entre la jeune femme, son mari, sa belle-mère, mais aussi les ancêtres omniprésents, et la lente construction du couple, sont restitués au fil des jours, des impressions, et des sensations concrètes. Une autre nouvelle, En cours de route, commence ainsi : « Assis autour d’une table ronde dans le bistrot, les trois hommes avaient le regard tourné vers la route nationale qui disparaissait dans la forêt d’hévéas. » En quelques mots, la scène est posée, avec son atmosphère et son hors-champ.

C’est cela que nous apporte ce salubre Vent du Sud : une belle plongée dans le quotidien d’une époque parfois hantée par le malheur, mais aussi porteuse d’espoir et de liberté.

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Henri Copin est membre de l'Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire, auteur de livres et d’articles sur la représentation de l’Indochine et de l’Afrique dans la littérature française.

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