Les Cahiers du Nem publient les nouvelles lauréates du concours 2022/2023, sur le thème « L’Asie et l’eau », organisé avec le soutien de l’Agence française de développement. Cette semaine, le troisième prix, qui a été attribué à Clémence Gérault, étudiante en classe préparatoire scientifique à Quimper, nous emmène dans les plaines de l’Asie du Nord-Est le temps d’une rêverie. Cette nouvelle est illustrée par Rigaud Nathan, qui signe ses œuvres sous le nom de Tigernat, jeune illustrateur et motion designer installé à Nantes dont vous pouvez retrouver le travail ici.
« Je reçois un grain de sable dans l’œil. Après vingt ans de séparation, c’est ainsi que le désert m’accueille, moi Enkhgerel.
_ Tu lui avais trop manqué.
_ Oui, ça doit être ça. La première fois que je suis sorti de mon désert de Gobi, j’ai suivi le fleuve Orkhon jusque dans les plaines. Ses grains de sable peu à peu s’étaient transformés en graines de fleurs sauvages. L’Orkhon s’enroulait de méandre en méandre en un ruban de soie bleu. Il serpentait sur le dos de la terre rocailleuse pour la vêtir d’un corsage tressé de satin vert. Son tissu organique se déployait le long des courbes arrondies des collines. Par les échancrures, dans le drapé de la robe, perçait parfois la roche laiteuse, à nue.
_ Pour le Tsagaan Sar, moi aussi j’aimerais porter une robe comme celle-là !
_ Elle t’irait à ravir ! Je t’imagine même sur les bords du fleuve là où les arbres s’élevaient haut. Ils étiraient leur cime jusqu’à agripper le ciel. Après s’être amarrés aux étoiles, ils laissaient leur chevelure onduler dans le vent. A leur pied, au travers des nuages cotonneux, le soleil projetait des ombres dentelées. Tout au long de la journée, elles formaient des rondes joyeuses aux formes changeantes autour de leur tronc. Les doigts des musiciennes couraient sur le manche de leur instrument. Dans les sonorités de la vielle, j’entendais les chevaux des steppes qui s’ébattaient au galop. Quand je jouais, moi aussi, je sentais, dans mes cordes, le sifflement du vent dans leur crinière. Les notes aigües hennissaient, grisées par ce sentiment de liberté. Les sabots de cette musique cadencée faisaient vibrer la caisse de résonance. Pour monture, j’avais troqué mon chameau pour un cheval.
_ Et tu n’avais pas peur de le monter ?
_ Au début bien sûr que si…mais je me suis habitué. Finalement, chevaucher un cheval c’est chevaucher un chameau à qui il manque des bosses !
_ Ahah ! Fais attention, s’ils t’entendent dire cela, tu ne pourras plus monter sur le dos ni de l’un, ni de l’autre !
_ Ah…Alors, j’apprendrai à voler comme les grues que je vis pour la première fois au petit matin.
_ Des grues ? Mais des grues comment ? Avec une robe argentée ? Avec une houppette en pompon sur la tête ou, avec des rubans ? Ou qui portaient un masque ?
_ Elles n’ont pas besoin de se couvrir de tissus royaux pour être des demoiselles aussi majestueuses ! Leur couronne seule leur suffit puisque sur leurs tempes se lève le soleil à l’aube. C’est de là que provient leur nom de grues du Japon. Parce que sur leur front se repose l’astre brûlant, elles se reposent toujours près de l’eau. Moi qui ne connaissais que la sècheresse, je voulais les suivre par delà toutes les frontières, libres d’aller où bon leur semble.
_ Et l’as tu fait ?
_ Oui. D’abord, je les ai suivies plus au nord, aux abords du lac de Khövsgöl. C’est le plus grand lac de Mongolie mais, pour moi, né du désert, c’était le plus grand du monde ! Du haut des collines environnantes, en cheminant, je suivais ses entrelacs qui filaient de bleu au vert. J’admirais ce miroir de jade poli. Ses veinures mouvantes serpentaient en mille poissons brillants que je pêchais en plongeant la main dans le ressac. Le lac accueillant me tendait la main en envoyant de petites vaguelettes glacées sur mes doigts. Puis se réchauffant à ma présence, il s’amusait à transformer l’image de mes paumes à travers sa surface. Je balayais du poignet ces perles d’eau qui jaillissaient sur mes habits et mon visage. Les ondes s’allongeaient sur les galets dans le bruit d’un millier de petites clochettes. Leur tintement se diluait dans les nuages de pluie qui brouillaient la frontière entre l’eau et le ciel. Une goutte. Une fleur se forma à la surface. Sa corolle grandit. Deux gouttes. Ses pétales se multiplièrent. Elle rencontra une vague.
_ Pas trois gouttes ! Laisse la flotter, cette fleur, s’il te plaît.
_ Oui bien sûr, parce que dans cette région si sèche, le lac est une perle qui apporte la pluie.
_ Alors y es-tu resté près de ce lac pluvieux?
_ Oui, un peu, avant de continuer à l’est, droit devant. J’ai franchi la frontière et me suis avancé jusqu’en Chine. Je voulais découvrir les rives du lac Hulun. C’est la flûte dizi qui me guidait. Je répondais à son appel limpide et clair. Ses trilles agiles, en battements d’ailes d’oiseaux, batifolaient dans l’eau. Les roseaux qui servent à fabriquer des anches vibraient, comme les cordes de mon morin khuur, sous l’archet du vent. Les landes de terres parsemaient le lac telles des notes rassemblées dans une improvisation.
_ Alors y es-tu resté près de ce lac musical ?
_ Ahaha ! Oui. Mais la musique du souffle de la curiosité m’a emporté comme un vent de liberté. J’ai décidé de traverser l’océan pour rejoindre l’île du Nord, Hokkaido. Je n’avais jamais vu l’océan.
_ Mais, aujourd’hui, il est près de toi, puisque je suis là.
_ C’est exact. Et quel océan de merveilles, Oyuundalai ! Encore moins n’y avais-je navigué. L’eau s’était foncée, de turquoise, au bleu métallique des ciels plombés des soirs d’hiver. Les épées de l’océan avaient des pointes tranchantes d’un acier platine étincelant. Parfois le vent était si fort que les embruns affilés devenaient aussi solides que des grains de sable. Ils auraient presque réussi à lacérer mon visage et à faire couler une goutte de sang iodée sur mes lèvres. Un rideau en voile liquide, dessiné par la pluie, et par l’eau, volée à l’océan par la bise, recouvrait le lointain. Au loin, même l’horizon tanguait.
_ Si je comprends bien, tu avais le mal de mer ?
_ Tout ce que je peux te dire c’est que les vagues de sable de mon désert étaient souvent bien plus tranquilles. Après cette traversée pleine de remous, je touchais enfin Hokkaido sous la neige. Dans cette estampe silencieuse d’eau cristallisée, seul le lac Tōya traçait des hiraganas animés. Il paraissait comme un ciel bleuté au travers du brouillard enneigé de ses rives. Les flocons en miettes de nuages se déposaient délicatement à sa surface et se dissipaient. Ils ajoutaient aux ondes du lac un fragment du ciel qu’il reflétait.
_ Brrrr ! Tu me donnes froid !
_ Oui, moi aussi j’avais froid. Pour me réchauffer, je décidais d’aller me baigner dans les sources chaudes. Rien de plus agréable ! Neiges en cristaux et brumes en vapeurs. Contre le froid mordant, l’eau brûlante est un baume apaisant. Les contours du bassin s’estompaient et j’ai eu l’impression de flotter.
_ Tu te trouvais sur un petit nuage ? Quelle chance !
_ Oui, et après cette expérimentation étrange de la traversée en bateau, cela m’a apporté un grand calme. Plus tard, j’ai rejoint les marais de Kushiro. La nuit allait bientôt tomber. Le paysage se teintait de nuances de lilas et de rose poudré. Les arbres fleuris de givre prenaient de l’avance sur leurs couleurs de printemps. De loin les bois étaient des fleurs de pissenlits prêtes à être soufflées et à s’envoler. Tranquille, j’entendais le chant des grues bavardes…
_ Comme une douce musique ?
_ Plutôt, comme le crissement du métal sur le verre ! Devant moi, une forêt de pattes élancées malaxaient la neige comme on malaxe de la farine. Sautillant sur place, elles pétrissaient une pâte sans grumeaux.
_ Hmmm ! Elles faisaient des buzz ! Ça me donne faim ! Tu sais, papy, avec tous les voyages que tu me racontes, tu l’as abandonné vraiment trop souvent ton désert.
_ Ah oui, je l’ai laissé ! Et pourtant c’est dans le désert que l’on voyage le plus. L’esprit vole comme les grues, divague quand la houle des dunes se fait forte. Parce que ce lieu nous semble presque vide, notre esprit veut le remplir. Sa toile de sable ocre, comme les pages blanches des livres que tu colories, se teinte de mes rêveries.
_ De tes rêveries ? Raconte encore !
_ Dans le silence sec de mon voyage, j’entends le clapotement de l’eau dans ma gourde. Les grains de sable du désert deviennent spectateurs du concert que l’eau chante. Ecoute… Soudain, mon outre en forme de poire a quatre cordes. Sous les doigts du vent, les premières notes de mon pipa se détachent comme les pics de grès percent la brume silencieuse du Wu Ling Yuan. Les gouttelettes du brouillard vont pianissimo. Elles se déposent une à une sur les branches des arbres. Puis la paix des nuages revient. Elle est peu à peu dissoute par la pluie des notes suivantes. Sur les cordes, la mélodie se condense. Et la voilà qui rejoint les flots de la rivière qui s’écoule en contre-bas.
_ Whaou quelle gourde ! Elle devait être bien remplie pour faire autant de bruit !
_ Pardi qu’elle était bien remplie ! Quand on traverse le désert, on est prévoyant : on pense à son chameau et, en outre, à sa gourde ! Je porte donc le goulot à mes lèvres. Son liquide givré, crée un ravin dans ma gorge. Je bois l’eau fraiche. La flasque siffle quand mon souffle s’y engouffre. Ma respiration a transformé son goulot en anche double de hautbois. Je bois encore. Un flocon musical s’échappe de mon nouveau hichiriki. Après quelques gorgées, une véritable tempête de neige m’enveloppe. Mon hichiriki m’a propulsé jusqu’au sommet du Mont Haku ! Du l’écume de neige se tisse sur mes cils en volants de robes de fête. J’entends les pas du chameau crisser dans la neige sous le vol des grues étonnées.
_ Mais papy qu’est ce que tu me racontes ? C’est quoi ton histoire ? Un chameau, des grues, tous ensemble, ça n’existe pas !
_ Peut être ? Peut être ! Sait-on jamais… Les histoires d’aujourd’hui sont parfois si saugrenues…
_ Papy ? Papy, tu t’endors ? »
L’illustration de la nouvelle a été réalisée par Nathan Rigaud aka Tigernat, jeune illustrateur et motion designer installé à Nantes, pratique le dessin et la peinture depuis son enfance comme un moyen de méditation et d’évasion. Passionné par l’Histoire, les westerns, la science-fiction et les œuvres de Philippe Druillet, Tigernat trouve son style dans l’utilisation de l’acrylique et de contrastes forts et détaillés. Fasciné par la Guerre du Pacifique, l’Asie du Sud est et la culture cambodgienne, il a entamé la création d’un roman graphique historique fantastique.