Hanoï, rue Hang Tre, 1940

Qu’est-ce que traduire signifie ? Ou plutôt, quels sont les enjeux, pour une autrice comme Kim Lefèvre, à voir son texte traduit dans sa langue maternelle ? Phùng Ngọc Kiên, chercheur à l’Institut de Littérature à Hanoï, nous a confié une réflexion sur la première traduction de Métisse Blanche en 1991, au lendemain du Đổi Mới, où l’on voit que la langue vietnamienne fut aussi un moyen, pour l’écrivaine, de se réconcilier avec sa voix intérieure.

Un texte littéraire apparaît, en vue de répondre à une question, explicite ou implicite. La première question concerne le contexte culturel ou social, la deuxième l’aspect textuel. Dans le cas de la traduction littéraire, une question implicite se pose quand la voix du traducteur fait irruption dans le texte, en devient partie intégrante en interprétant celui-ci. Cette voix du traducteur peut revêtir un caractère hybride, en particulier lorsque la traduction littéraire tente de se faire l’intermédiaire entre deux cultures, entre deux langues.

Le narrateur dans la traduction, disait l’historien soviétique de la littérature Mikhaïl Bakhtine, oscille entre une tendance de « conservation » et une tendance de « dilution » du discours. Là réside l’ambivalence de la traduction : elle doit être fidèle aux normes d’expression de la culture d’accueil tout en proposant une interprétation la plus juste possible. La traduction a, en elle, les complexes de la condition métisse : elle porte le nom du père (le texte d’origine) mais a les manières de sa mère (le texte traduit).

Marcelino Truong, Tonkinoise à la queue de coq

Métisse blanche de Kim Lefèvre est publié en 1989 aux éditions Barrault, avant d’arriver au Viêt Nam, aux éditions Hội nhà văn (éd. de l’Association des écrivains), deux ans après (1991), avec pour titre une traduction littérale : Cô gái lai da trắng[1]. Cette œuvre avait vu le jour dans le contexte des tous les « post » : sa rédaction en français se fit dans un contexte de post-colonisation, et constitue en cela une sorte de « Recherche du temps perdu », une quête des bonheurs révolus. La traduction en vietnamien voit, quant à elle, le jour dans le contexte du post-bao cấp (après la période du rationnement, soit celle dite du Đổi Mới, après 1986), dans un moment où le Vietnam connaît des affranchissements sociaux et politiques. On peut relever un décalage intéressant concernant le contexte de publication de l’œuvre originale et celui de sa traduction. En deux ans, de 1989 à 1991, le Vietnam a beaucoup changé et les Vietnamiens ont évolué, ce qui a sans doute joué sur la réception de son travail. Voici une réflexion sur les enjeux de la traduction de ce roman en vietnamien.

Dès les premières pages, Kim Lefèvre situe l’action grâce à quelques repères : la Seconde Guerre mondiale, une jeune Annamite, un Français ; une « société où la notion du temps quantifié n’existait pas » – cet imparfait est intéressant. Quantifie-t-on bien le temps aujourd’hui au Vietnam ? Surtout, l’autrice utilise le couple de pronoms « nous-vous ». Même si ces repères sont flous, on comprend que l’histoire se déroule au Việt Nam avant l’Indépendance, soit pendant la période coloniale. Le « je » de la narratrice s’inscrit ainsi dans la relation historique entre deux pays, et on saisit l’ambition de raconter en filigrane la grande histoire à travers une histoire personnelle, la sienne. La voix de la narratrice émet des jugements permettant de ressentir le déséquilibre de race et de valeur dans le contexte colonial entre « Annamites » et Français, entre la part dominée et la part dominante d’elle-même. Et le « je » de la narratrice s’associe au « nous » des Vietnamiens d’alors.

La question des pronoms et de l’usage du couple « nous-vous » est très significative. Il y a ici un passage délicat du « je » français au « je » vietnamien, du « je » contemporain au « je » passé, du « je » singulier au « nous » pluriel. Paradoxalement, le « nous » se compose du « je » de la narratrice et des autres Vietnamiens qu’elle évoque, ou plutôt des « Annamites » de l’époque coloniale, mais en revanche le « vous », en tant qu’apostrophe, concerne les Français, et plus précisément ses lecteurs dans la France post-coloniale. Ainsi, la voix narrative en français de cette Eurasienne n’est plus celle d’une métisse tiraillée entre deux appartenances, mais d’une jeune Vietnamienne. C’est la narration autobiographique en français d’une jeune Vietnamienne. Le Việt Nam est vu depuis l’intérieur, en quelque sorte, et il est radicalement différent de l’image complaisante de l’Indochine coloniale qui était si fréquente alors, comme l’exprime Michèle Sarde dans sa préface au texte en français.

La difficulté, pour la narratrice, est d’exprimer par le truchement de la langue française sa conscience vietnamienne et sa féminité, ce qui entraîne une distance entre ce qu’elle veut dire et ce qu’elle peut représenter, entre l’objet de son travail et le texte littéraire. Cette distance se révèle, par exemple, dans la phrase suivante : « De la cuisine me parvenait le parfum de coriandre et de gingembre du phở matinal, la soupe de Hanoi, le cliquetis des bols et des cuillères du petit déjeuner, tout un monde familier et rassurant » (p. 24). Le fait de préciser que le phở est « la soupe de Hanoi » démontre la distance culturelle avec son lecteur, mais aussi la distorsion entre l’objet et sa représentation. 

Dans ce récit, une part d’elle-même veut se représenter et l’autre s’oublier. Peut-on évoquer une nostalgie qui éveille des souvenirs refoulés depuis longtemps ? Le récit est celui d’une métisse dont la voix a été humiliée et qui, par l’écriture, parvient, en proposant une sorte de vision rétrospective, à effacer la distance entre les deux parts d’elle-même. Les souvenirs sont tantôt amers et douloureux, tantôt sucrés et pleins de tendresse. Elle parvient à les réconcilier.

Hanoï, rue Hang Bo, 1950

Le Việt Nam apparaît dès la première phrase à travers le nom d’une ville : Hà Nội. Ses descriptions du contexte politique du pays révèlent la complexité de sa condition : « Car j’étais à proprement parler une monstruosité dans le milieu très nationaliste où je vivais. […] On mettait tout ce qui était mauvais en moi sur le compte du sang français qui circulait dans mes veines. » Et pourtant, de ce même pays, elle a la nostalgie : « Des jeunes filles se promenaient, cheveux de jais tombant jusqu’aux reins, la tunique légère frémissant au vent. Des enfants jouaient sur le gazon. On vendait le riz vert, laiteux, au parfum d’herbe coupée, enveloppé dans une feuille de lotus » (p. 21).

La traduction en vietnamien a dû ajouter quelques détails pour faciliter la lecture, comme le montre la version vietnamienne de l’extrait ci-dessus : « Bấy giờ các cô gái đi quanh [bờ hồ], những mái tóc [thề] đen nhánh buông đến eo lưng, và những tà áo mỏng phất phơ trước gió. Mấy đứa nhỏ chơi đùa trên bãi cỏ. [Mấy bà hàng cốm] bọc trong tàu lá sen những hạt cốm xanh rờn, mọng sữa, [đượm hương lúa mới] » (p. 8).

La différence sensible entre les deux textes, c’est qu’on a fait l’effort de « vietnamiser », de « naturaliser » les images : il ne pouvait pas exister d’exotisme, car ces visions-là sont quotidiennes pour les lecteurs vietnamiens. Cela permet au récit de s’approcher mieux de son objet, de mieux le représenter, de réduire l’étrangeté culturelle, car il n’est pas besoin de préciser à des Vietnamiens que « le phở est la soupe de Hanoï », ou ce qu’est le « cốm » (riz vert). Ainsi, métaphoriquement, la traduction favorise la réconciliation de l’héroïne avec la part d’elle-même victime de l’intolérance du nationalisme vietnamien.

« Je me sens radicalement étrangère, quel que soit le lieu où je me trouve », dit Linda Lê, une autre écrivaine d’origine vietnamienne. Il semble que pour elle, comme dans le cas de toutes les littératures métisses, il y ait une forme de distance avec la source, l’origine : « Nước ở nơi xa », écrivait la chercheuse Tôn-Thất Thanh-Vân. Ici, le mot nước signifie à la fois « le pays » et « l’eau », quand «  ở nơi xa » renvoie à l’ailleurs. Pour ces voix francophones de la littérature vietnamienne, la traduction les rapproche d’un « nước » qui est soudain moins étranger et moins distant. Oui, la traduction est le lieu des rencontres culturelles, ainsi que celui du dialogue des voix croisées. Il y a une grande richesse et une grande fertilité dans le dialogue entre le personnage et le narrateur, entre la voix française d’un texte et la voix traduite (ici, en vietnamien) – bref, dans le trait d’union entre deux voix différentes qui se croisent et engagent une conversation.

La disparition de Kim m’a secoué profondément malgré le fait que je savais que sa santé déclinait. Grâce aux messages et aux appels téléphoniques de son fils Guillaume, j’étais au courant de son accident vasculaire cérébral et de son hospitalisation. Je devais donc m’y attendre. Pourtant je résistais à l’idée de son départ tout simplement parce que je connaissais si bien, en tant que traducteur de son autobiographie Métisse blanche, tous les obstacles qu’elle avait surmontés durant son enfance et son adolescence en Indochine pendant la période coloniale et au Viêt Nam après 1954. Je pensais qu’elle nous survivrait tous et toutes.

Le moment où Kim a participé à la discussion au sujet de l’humiliation chez Bernard Pivot dans l’émission Apostrophes en avril 1989 après la parution de son autobiographie a coïncidé pour moi avec un congé sabbatique à Paris ; une chance… J’ai pu enregistrer l’émission, que je montrais à mes étudiant.e.s chaque fois qu’on lisait Métisse blanche en cours aux États-Unis à l’Université du New Hampshire et à l’Université d’État de Louisiane. Le mois suivant, elle a lu des extraits de son texte à la Maison du Viêt Nam, rue Cardinal Lemoine à Paris, ce qui fut l’occasion pour moi de me présenter à elle. D’autres rencontres suivirent, plus longues, plus personnelles et finalement, il fut question de la traduction de Métisse blanche en anglais. Nathalie Nguyen s’était proposée de le faire mais ayant beaucoup de projets en cours, elle m’a gentiment permis de prendre sa place. C’est à Hanoï que j’ai commencé la traduction, qui est née comme Kim dans cette ville.

En lisant Métisse blanche pour la première fois, je trouvais que des phrases semblaient se traduire instinctivement dans ma tête. Talent et destin étaient peut-être d’accord si j’ose dire ;  il est vrai que le texte a été long à traduire à cause des cours à assurer et des interventions et articles à rédiger, mais l’occasion de travailler avec Kim m’inspirait et me procurait beaucoup de plaisir. Ensemble, nous pouvions vérifier le sens d’une phrase ou d’une référence culturelle. Parfois, nous avions recours au vietnamien pour trouver ce qu’elle voulait dire en utilisant un mot ou une expression en français. Avoir vécu au Viêt Nam m’a bien aidé à préciser mon choix de mots. Bref, nous sommes devenus amis au cours de notre collaboration. Elle m’invitait à me loger chez elle ou à l’accompagner faire des courses pour la soupe vietnamienne qu’elle allait faire pour nous. Seulement le poisson le plus frais sur le port de Marseille… A mon tour je l’invitais à dîner au restaurant, juste nous deux, ou peut-être nous trois avec Guillaume. Elle parlait de moi comme son « ami-traducteur » en parlant à un tiers au téléphone. J’ai été triste lorsque le travail de traduction s’est terminé, mais ces moments, comme un bouquet de fleurs, passent, disparaissent comme elle a disparu. Pourtant les souvenirs demeurent, tout comme demeure Métisse blanche, aussi extraordinaire que fut son auteure.

Jack Yeager, Louisiana State University-Bâton Rouge, États-Unis


[1]La première édition en vietnamien a été publiée chez Nxb. Hội nhà văn (éditions de l’Association des écrivains) en 1991. Une deuxième édition est sortie chez le même éditeur en 1995, puis une troisième en 2011, en collaboration avec les éditions Nhã Nam.

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Phùng Ngọc Kiên est chercheur au département de Littérature étrangère à l’Institut de Littérature de Hanoï. Il est docteur en Littérature française et en Littérature comparée de l’université Paris-Diderot.

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