Il est parfois d’usage chez les géographes de qualifier les mers d’Asie du Sud-Est de Méditerranée asiatique. Les références à l’espace méditerranéen et à son histoire sont ainsi souvent convoquées pour décrire les enjeux de cette zone maritime.
Les mers d’Asie du Sud-Est seront-elles comme la Méditerranée en son temps entre Athènes et Sparte, le champ de bataille d’un piège de Thucydide[1], c’est à dire l’affrontement inévitable entre une puissance émergente -la Chine populaire- et une puissance dominante -les États-Unis- ?
Ou doit-on privilégier une lecture plus braudélienne et non uniquement conflictuelle de ces mers, en les considérant comme une Méditerranée dont les deux rives, la Chine et l’Asie du Sud-Est, seraient unies par une histoire partagée et connectées par les routes de navigation.
Les mers d’Asie du Sud-Est, une méditerranée asiatique entre conflictualité et intégration
L’ouvrage collectif Mers d’Asie du Sud-Est, Coopérations, intégration et sécurité dirigé par Nathalie Fau (Université Paris-Diderot), et Benoît de Tréglodé (IRSEM) penche plutôt pour la seconde hypothèse. Partant du constat que l’actualité maritime de l’Asie du Sud-Est n’est souvent résumée qu’aux conflits territoriaux qui opposent les riverains de la mer de Chine méridionale, l’ouvrage propose une grille de lecture alternative : celle de la coopération dans un ensemble sud-est asiatique qui tend vers l’intégration régionale.
Le livre ne cherche pas à pas mettre sous silence les tensions parcourant la région. Il présente la coopération comme un versant essentiel d’une géopolitique des conflits et des enjeux, où les stratégies de confrontations et de compromis peuvent être parallèlement[2] exercées.
Le regain d’intérêt pour les mers observé ces dernières années s’explique par une double évolution : la maritimisation des économies des riverains des mers d’Asie du Sud-Est et la territorialisation des eaux en réaction aux évolutions du droit maritime notamment la convention de Montego Bay de 1982.
Les auteurs situent les sources de frictions en mers d’Asie du Sud-Est sur trois problématiques : il s’agit de délimiter les territoires maritimes et de contrôler les flux de navigation les parcourant, d’organiser l’exploitation des ressources, de gérer le risque environnemental induit par le réchauffement climatique.
L’émergence de la diplomatie de coopération
Ces conflictualités n’ont pu être que partiellement traitées par la diplomatie traditionnelle. L’émergence d’une diplomatie parallèle de coopération s’est alors imposée là où les canaux de la diplomatie conventionnelle et en particulier institutionnelle ne produisaient plus d’effets. Les organismes multilatéraux tels que l’ASEAN ont vu en effet leur rôle s’éroder au profit d’un minilatéralisme[3]. Cette diplomatie de la coopération repose sur une pléthore d’acteurs désormais non exclusivement étatiques dont les missions s’étendent au-delà de leur champ de responsabilité historique.
Les marines militaires se voient par exemple confier des responsabilités plus civiles – lutte contre la piraterie, assistance humanitaire en cas de catastrophes naturelles-. Elles deviennent les vecteurs d’une diplomatie navale dont les buts recherchés impliquent aussi bien la préservation de la liberté de navigation que la prévention des conflits par la participation aux différents forums de sécurité régionaux. A l’inverse, la coopération scientifique parée de l’innocuité conférée à la recherche fondamentale, peut être le véhicule d’objectifs de nature militaire. La connaissance scientifique des fonds marins est ainsi présentée comme un gain stratégique dans la perspective de la préparation d’une potentielle guerre sous-marine, notamment par la Chine populaire.
Circuler entre les échelles d’analyse
Les Mers d’Asie du Sud-Est excelle dans sa démarche diatopique, par la précision de ses analyses à différentes échelles des phénomènes géopolitiques observés. Le livre explique ainsi que si la politique de pêche de la Chine populaire est devenue un facteur de tension internationale c’est aussi en raison d’une problématique locale, celle de la surpêche dans les eaux littorales chinoises. L’épuisement des ressources halieutiques côtières poussera la flotte de pêche chinoise en direction de la haute mer et donc vers une collision avec les flottes hauturières des autres pays de la région, en particulier dans les zones contestées de la mer de Chine méridionale.
L’apport de l’ouvrage est aussi de décentrer son étude de cette mer de Chine méridionale pour y explorer les autres espaces maritimes d’Asie du Sud-Est et leur connexion avec les océans indiens et pacifiques. Un niveau d’analyse plus global qui permet de prendre la mesure du caractère incontournable du détroit de Malacca. On apprend ainsi que les initiatives chinoises de contournement du détroit, envisagées à l’échelle de la zone indopacifique dans le cadre des projets d’infrastructures des routes de la soie, ne pourront supporter que 26% des importations de pétrole de la Chine populaire. Au niveau local, l’augmentation croissante du trafic dans le détroit de Malacca oblige les Etats riverains et les Etats utilisateurs du détroit à coopérer pour en préserver la sécurité et l’environnement.
La coopération pour la sauvegarde des écosystèmes semble être par ailleurs la plus prometteuse et politiquement la plus acceptée. Pour assurer la pérennité des réserves de pêche composées d’espèces de poissons migratoires, seule une coopération transnationale fait sens comme l’initiative du Triangle de Coral signée entre 6 pays pour une zone s’étendant des Philippines au Timor oriental.
La coopération dans les mers d’Asie du Sud-Est n’est pas toujours une panacée. Lorsqu’ils sont signés, les accords de coopération peinent parfois à produire des résultats significatifs comme dans le golfe du Tonkin pour la Chine et le Vietnam, quand ces accords ne deviennent pas eux-mêmes objets de tension à l’image des traités entre l’Australie et le Timor pour l’exploitation des ressources dans leurs eaux communes.
Au final, ainsi que l’indique le dernier chapitre de l’ouvrage, qui se clôt sur la politique de Taiwan en mer de Chine méridionale, la coopération bien souvent ne parvient pas à réduire les tensions mais à éviter de les aggraver. Gérer les conflits en restant sous le seuil de l’affrontement ouvert semble être désormais le trait caractéristique des diplomaties de la région.
Quang Pham
Mers d’Asie du Sud-Est. Coopérations, intégration et sécurité.
Benoît de Tréglodé & Nathalie Fau (dir.)
2018, CNRS Editions, Paris, 394p.
[1] https://www.belfercenter.org/publication/thucydides-trap-are-us-and-china-headed-war
[2] Pour exemple, la doctrine de la politique étrangère du Vietnam, définie par la résolution N°8 du Comité Central du Parti de 2003, prône l’application des concepts de « đối tác, đối tượng ». A savoir la mise en œuvre flexible et simultanée de politiques de coopération et d’affrontement envers un même partenaire en fonction de l’intérêt national défendu. Voir “Vietnam: China a Partner of Cooperation and Object of Struggle” Carlyle A. Thayer. https://theasiadialogue.com/2017/09/11/vietnam-china-a-partner-of-cooperation-and-object-of-struggle/
[3] Le minilatéralisme est un format de coopération entre un nombre réduit d’Etats travaillant sur des problématiques spécifiques et circonscrites à l’essentiel. Il s’agit d’un mode d’organisation jugé plus flexible que le multilatéralisme institutionnel. Voir “Could Minilateralism Be Multilateralism’s Best Hope in the Asia Pacific?” Sarah Teo. https://thediplomat.com/2018/12/could-minilateralism-be-multilateralisms-best-hope-in-the-asia-pacific/
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