En 1994, Kim Lefèvre publie un roman intitulé Moi, Marina la Malinche, aux éditions Lattès. Marina la Malinche est une esclave Amérindienne, qui jouera un rôle clé d’interprète et de conseillère auprès du Conquistador Hernan Cortès, qui deviendra aussi son amant. Dans ce texte qui interroge une géographie et une histoire aux antipodes de celles que pratiquent d’habitude Les Cahiers du Nem, Gisèle et Alain Guillemin interrogent le métissage, qu’il soit culturel ou ethnique, en contexte colonial, et montrent que parfois, l’autrice et son personnage se confondent.
Kim Lefèvre, connue du grand public comme romancière vietnamienne francophone et traductrice du vietnamien, publie en 1994, un roman, au titre un peu mystérieux, Moi, Marina la Malinche. La Malinche était une esclave amérindienne, devenue l’interprète et l’amante de Cortès, lors de la conquête du Mexique. Pourquoi ce voyage en terre inconnue ? Kim Lefèvre était proche du géopoliticien et poète Gérard Chaliand qui avait publié en 1990, aux Editions Plon Miroirs d’un désastre, la conquête espagnole des Amériques.Kim se passionna pour le personnage de la Malinche et décida de lui consacrer un roman.Pour ce faire, elle s’astreignit à un long travail de lectures, qu’il s’agisse d’auteurs français (Jacques Soustelle, Georges Baudot et Tzvedan Todorov) ou de traductions de l’espagnol.[1] Mais elle s’obligea aussi à lire des ouvrages dans la langue originale. En juillet 1994, interrogée par la journaliste Hélène Chevrier, elle avoue que pendant un an et demi elle a vécu avec son personnage pour lui donner chair et sang. Par moment l’histoire lui tenait tellement à la gorge qu’elle a dû donner la parole au narrateur. Après une première rédaction, elle laisse de côté le texte pendant quelques mois pour prendre du recul avant la rédaction définitive. Moi, Marina la Malinche est donc le fruit d’une enquête minutieuse et d’une quête passionnée qui nous conduit au Mexique, au seizième siècle. Elle y convoque également des thèmes éternels, les violences de la guerre, la rencontre de deux civilisations, la passion amoureuse.
Histoire et figures de la Malinche
Pour l’essentiel, la vie de la Malinche ne nous est connue qu’à travers le prisme, sans doute déformant, des chroniqueurs espagnols, en particulier trois d’entre eux : Bernal Diaz del Castillo, proche compagnon de Cortès, le conquistador Andres de Tapia et Francisco Lopez de Gomara, chapelain, secrétaire de Cortès et son biographe officiel.[2]
De nombreuses incertitudes pèsent sur l’histoire de la vie de La Malinche, notamment l’origine de son nom. Quand elle fut donnée à Cortès, en 1519, elle fut baptisée comme ses 19 autres compagnes et reçut le nom espagnol de Marina. Les conquistadors, dont certains l’avaient en grande estime, l’appelaient Doña Marina. À sa naissance elle aurait reçu comme prénom Malinalli, en hommage à la déesse de l’herbe et Malinche pourrait être la déformation par les Espagnols de Malintsi, contraction de malinalli-tsin. Tsin est un suffixe nahuatl (langue des Aztèques) qui sert à marquer la déférence envers son auditeur et peut signifier seigneur ou maître.
Au filtre des sources espagnoles, l’histoire de la jeunesse de la Malinche est un récit émouvant, peut-être trop dramatique pour être vrai, mais il n’y a aucune preuve l’infirmant. Née à la fin des années 1590, la Malinche était la fille du cacique de Paynala, région frontalière entre l’empire aztèque et les mayas du Yucatan. Sa langue maternelle était le nahuatl, la langue des Aztèques. Après la mort de son père, sa mère se remaria et donna naissance à un fils. Devenue gênante pour sa mère, la Malinche fut donnée ou vendue à des marchands d’esclaves de Xicalango. Ensuite, elle fut revendue aux Mayas Chontal de Potonchan qui, en 1519 la donnèrent à Cortès avec 19 autres jeunes filles. Elle avait probablement une vingtaine d’années, elle était belle et remarquablement intelligente. Bernal Diaz de Castillo parle d’elle en ces termes : « Doña Marina était de bel aspect, insinuante et fort alerte ».[3]
Cortès donna la Malinche à Alonzo Hernandez Puertocarrero, l’un de ses compagnons. Ce dernier fut envoyé en Espagne par Cortès pour apporter des présents au roi Charles Quint et surtout défendre la politique de Cortès. Puertocarrero échoua dans sa mission et mourut en prison, en Espagne, en 1523. Après le départ de Puertocarrero, Cortès, séduit par la beauté de la Malinche et conscient de son utilité, la garda avec lui.
La Malinche commença très vite (en 1519) à jouer le rôle d’interprète entre Cortès et les Aztèques. Dans un premier temps elle collabora avec le prêtre Geronimo de Aguilar, ancien captif des Mayas, qui maîtrisait leur langue. La Malinche qui connaissait aussi le maya yucatan, traduisait du nahuatl (la langue des Aztèques, sa langue natale) en maya pour Aguilar, puis ce dernier traduisait en espagnol pour Cortès. À la fin de l’année, alors que les Espagnols s’étaient installés à Tenochtitlan (Mexico) la jeune femme, désormais appelée Malintzin par les Indiens, connaissait suffisamment d’espagnol pour traduire directement les conversations entre Cortès et l’empereur Moctezuma. Mais la Malinche n’était pas seulement une interprète de confiance et de grand talent. Son rôle et son influence dans la conquête espagnole furent beaucoup plus importants. Par sa capacité à négocier, elle a contribué au succès de Cortès. Elle fut une habile observatrice, proche du pouvoir. Présente dans toutes les négociations entre Cortès et les empereurs aztèques, elle a également contribué à la reconstruction politique et sociale de l’empire espagnol. Les conquistadors eux-mêmes ont reconnu ce rôle. Bernal Diaz de Castillo parle toujours avec respect de la Malinche et pour la désigner emploie le terme honorifique de Doña. Un autre conquistador, Rodriguez de Ocana rapporte des propos de Cortès selon lesquels, après Dieu, Marina était la raison principale de son succès. Les témoignages des peintres amérindiens sont particulièrement révélateurs. Quand ils mettent en scène les événements de la conquête, Cortès est rarement représenté sans la Malinche à ses côtés. Parfois même la Malinche est montrée seule, comme si elle dirigeait les événements.
Après la chute de Tenochtilan (Mexico), vers la fin de 1521 et la naissance en 1523 de son fils, Don Martin Cortès, la Malinche ne joue plus un rôle de premier plan, même si elle sert encore d’interprète lors de l’expédition de Cortès au Honduras de 1524 à 1526. Ce qui suppose qu’elle connaissait les dialectes mayas du Yucatan. En 1525, on la marie à Juan Jamarillo, compagnon de Cortès et riche conquistador, dont elle aurait eu une fille, Maria, née en 1526. Après l’expédition au Honduras la Malinche disparaît de la littérature historique. Selon certaines sources elle serait morte d’une maladie « espagnole », en 1529. Selon d’autres sources elle serait morte vers 1551.
En 1529, Cortès épouse en secondes noces Juana Ramirez de Arellano de Zuñiga. Ils eurent six enfants. Cortès tint cependant à faire légitimer par le pape Clément VII Martin Cortès, le fils qu’il avait eu avec la Malinche. En 1541, ce dernier, suite aux démarches de son père fut fait chevalier d’un ordre prestigieux, l’ordre de Santiago.
Mais c’est une situation inconfortable que celle de la Malinche, comme Kim Lefèvre le met bien en évidence : « Je me demandais où était mon camp. Indienne, je l’étais, mais j’appartenais dorénavant à d’autres maîtres. Cependant en rompant avec ma tribu, j’avais perdu tout point d’appui. Ce qui venant de nos dieux, de nos villes, de nos coutumes étonnait les Espagnols, choses évidentes ; à l’inverse, ce qui leur semblait aller de soi ne cessait de m’étonner. J’avais quitté un monde sans pénétrer tout à fait dans l’autre. J’étais seule. » [4] De ce fait, aujourd’hui encore la Malinche est présente dans l’imaginaire mexicain, mais c’est une figure contrastée. Son image a vraiment commencé à se détériorer après la révolution mexicaine, avec la montée de la conscience nationale. La Malinche est celle qui trahit le peuple mexicain en offrant ses services aux Espagnols. Plusieurs écrivains l’ont également décrite sous un jour négatif, notamment Octavio Paz, prix Nobel de littérature. Dans Labyrinthe de la solitude, la Malinche est la chingada, mot qui a plusieurs sens négatifs dont celui de « putain ». Pour Octavio Paz, la chingada est plutôt le symbole de la femme violée. Après l’indépendance, la Malinche a eu une image tellement négative que le terme malinchismo a désigné en espagnol mexicain, un groupe social ou ethnique qui abandonne ses coutumes et adopte celles des étrangers. Certains historiens estiment cependant que la Malinche sauva son peuple. Sans quelqu’un comme elle, qui était capable non seulement de traduire mais également de conseiller les deux camps, les Espagnols auraient été beaucoup plus violents et destructeurs. L’empire aztèque fut détruit, mais sa langue, son histoire et sa culture persistent encore.
Au terme de cette enquête sur l’arrière-plan historique et symbolique de Moi, Marina la Malinche, revenons au roman. Il apparaît que Kim Lefèvres’est magistralement appropriée la figure de son héroïne. Comme le souligne Gérard Chaliand dans la préface du livre : « Moi, Marina la Malinche est non seulement un splendide récit historique, mais aussi le roman d’une grande passion amoureuse, née de circonstances exceptionnelles dont l’héroïne ne parvient pas à se consoler d’avoir perdu l’irremplaçable éclat. »[5]
L’art du récit dans Moi Marina la Malinche
Kim Lefèvre possède les qualités des bons historiens. Elle a puisé aux bonnes sources et les maîtrise. Son récit suit très fidèlement la chronologie des faits : montée vers Tenochtitlan (Mexico) et rencontre avec Moctezuma, fuite en catastrophe (connue sous le nom de noche triste), retour à Tenochtitlan, siège et destruction de la ville. Elle donne l’importance qui convient aux alliés indiens de Cortès ainsi qu’aux relations conflictuelles entre Cortès et Velasquez, le gouverneur de Cuba. Mais aucune érudition pesante ne rompt la trame romanesque. Au contraire, ce qui est remarquable chez Kim Lefèvre, c’est la précision et la force des descriptions. Elle nous brosse une série de tableaux colorés qui donnent chair aux récits ponctuant l’histoire de la conquête.
Donnons-lui la parole pour évoquer quelques moments clés. La première rencontre entre Moctezuma et Cortès est l’un de ces moments clés : « Il arriva sur un palanquin, précédé de grands dignitaires, entouré de toute la pompe due à un personnage de son rang. Il n’avait pas vingt-cinq ans et portait les cheveux maintenus derrière les oreilles par deux tresses de plumes. Son manteau était entièrement incrusté de chalchihuit et le pagne qui lui ceignait les reins était tressé de fils d’argent ».[6] Moctezuma est le souverain d’une civilisation raffinée et d’une ville splendide, mais cette civilisation a aussi sa face sombre, les sacrifices humains, objets d’horreur pour les Espagnols, surtout lorsque les victimes sont leurs propres soldats pris par les Aztèques : « Les soldats gravissaient les marches une à une. Lorsqu’ils parvinrent à la plateforme des officiants posèrent sur leur tête une coiffure de plume, avant de leur faire exécuter la danse rituelle devant l’effigie d’Uitzilopochtli. Les tambours roulèrent sur un rythme accéléré puis s’arrêtèrent. Au moment où les prêtres les maintenaient sur la pierre sacrificielle, leurs cris d’épouvante et leurs appels au secours déchirèrent le silence de la nuit ».[7]
Autre image récurrente, celle de la violence des combats, ici, ceux de la noche triste, c’est à dire de la fuite des Espagnols, après leur premier séjour à Technotitlan : « Sons de tambour et cris de guerre fusèrent de toutes parts. En un instant la lagune se couvrit d’embarcations. Des milliers de Mexicains se ruèrent sur nous, massacrant avec rage tous ceux qui se trouvaient à portée de leurs lames d’obsidienne. Des dizaines de soldats tombaient dans le lac. Ils essayèrent de nager, mais leur lourd chargement les tirait vers le fond ».[8]
Le retour des Espagnols est dévastateur. Après un siège de trois mois, vaincus par les armes le manque d’eau et la famine, la capitale des Aztèques, systématiquement incendiée, n’est plus qu’un immense charnier : « Les morts étaient devenus si nombreux que les Mexicains ne trouvaient ni le temps ni la force de les enterrer. Des milliers de cadavres gisaient dans les rues, flottaient dans les canaux, pourrissaient tantôt au soleil, tantôt dans les ornières creusées par les orages de l’après-midi. La puanteur enveloppait la ville comme une chape. L’air était devenu irrespirable ». Ultime épisode de la conquête, le triomphe des vainqueurs, le banquet donné par Cortès pour fêter la victoire : « On avait fait venir du vin de Vera Cruz et des porcs de Cuba … Les convives étaient si nombreux qu’il n’y avait pas assez de sièges pour tout le monde. Certains durent manger debout. Leurs bouches luisaient de graisse, des rigoles de vin coulaient le long de leur cou, pénétrant à l’intérieur de l’armure qu’ils continuaient à porter malgré la cessation des combats. Bien que la fête commençât à peine, la plupart étaient déjà ivres. On riait, on passait la main sous les jupes des femmes …Certains n’hésitaient pas à monter sur les tables pour vanter la manière dont ils avaient découvert l’or que les Indiennes cachaient dans leur intimité ».[9] Mais Moi, Marina la Malinche n’est pas seulement la chronique d’un désastre politique et humain, c’est aussi une poignante histoire d’amour liée à cette chronique, comme le lierre l’est à l’arbre de l’histoire.
C’est sur les lignes suivantes que s’ouvre Moi, Marina la Malinche : « J’apprends ce matin que le marquis Hernan Cortès s’apprête à épouser doña Juana de Zuñiga. On dit qu’elle est jeune, belle et d’une famille ducale…. Si mon âme s’assombrit c’est que cet événement me rappelle combien je suis à présent écartée du destin de l’homme dont j’ai partagé plusieurs années la vie périlleuse. En ce temps-là, nul ne prononçait le nom de Cortès sans penser au mien : doña Marina-Malintzin dans ma langue nahuatl ».[10] Cette construction habile consistant à ouvrir le récit sur une fin annoncée donne le ton au roman que Gérard Chaliand présente en ces termes dans l’introduction : « Non seulement Kim Lefèvre rend hommage à la figure complexe et ambiguë qu’a été la Malinche, mais elle donne avec ce roman dénué d’exotisme une épaisseur charnelle et psychologique aussi vraisemblable que possible à l’une des héroïnes les plus singulières de l’histoire ».[11]
La Malinche éprouve pour Cortès un amour passionnel : « J’ai aimé cet homme, Dieu me le pardonne, d’un amour déraisonnable. Je lui ai porté une adoration qu’on ne réserve qu’au créateur. M’a-t-il rendu la pareille ? Je l’ai cru quelques fois, mais je n’oserais l’affirmer car le cœur de Cortès ressemble à ses forêts épaisses où il est bien difficile de s’orienter ».[12]
Pour la première fois avec Cortès la Malinche se sent charnellement comblée : « Quand il la prend elle se dérobe. Elle résiste par un réflexe venant du temps où son corps était un objet que les hommes investissaient de force. Elle s’est attendue à un maître, elle a trouvé un amant ; la voici désarmée. Elle se rend. Dans les yeux de l’homme elle découvre son image, une image magnifique qu’elle ne connaissait pas. Elle ne sait pas s’il l’aime. Il ne lui a pas dit. Mais le regard qu’il porte sur elle la dévore comme un feu. »[13]
Cependant le regard que ne tarde pas à porter Cortès sur la Malinche est celui d’un prédateur non plus d’un homme épris : « D’un geste brusque, Cortès arracha ma jupe, dénudant mon ventre qu’il considéra longuement sans le toucher. Voici l’enfant du monde nouveau ! déclara-t-il d’un ton faussement solennel. Je me recouvris vivement, honteuse d’exhiber ma nudité devant un homme que je devinais sans désir. »[14] Hernan Cortès est d’ailleurs un homme « couvert de femmes » pour employer l’expression de l’un de ses meilleurs biographes, l’historien Bartolome Benassar. Il eut onze enfants, six avec son épouse légitime, Juana Ramirez de Arellano de Zúñiga et au moins cinq enfants naturels. Deux de ces enfants ont des mères espagnoles, les trois autres des mères indiennes : deux d’entre-elles sont des princesses aztèques dont une fille de Moctezuma, la troisième est la Malinche.
Cortès, non seulement regarde la Malinche sans désir, mais manifeste ouvertement son mépris pour ceux de son peuple, les Amérindiens : « C’était la seconde fois que l’on traitait les Indiens de chien en ma présence. La première fois l’insulte venait d’Alvaredo. Mais connaissant son caractère brutal, j’avais attribué ces paroles à la colère. Aujourd’hui c’était Cortès mon amant, l’homme dont je portais l’enfant qui disait cela en ma présence. Je rougis jusqu’à la racine des cheveux. De colère, de honte ».[15] La rupture est accomplie quand Cortès demande à la Malinche de lui servir d’interprète lorsqu’il fait torturer l’empereur Cuauhtémoctzin pour que ce dernier révèle où est caché l’or : « Elle le regarde. Ce n’est pas mon capitaine, le dieu venu d’ailleurs, l’homme à la voix charmeuse, celui dont le regard est comme une flèche qui lui blesse le cœur l’homme qui parle est un autre. Il a la même arrogance, la même cupidité que ceux qui l’entourent. C’est un étranger. Elle ne le connaît pas ».[16]
Un double je
En intitulant son roman Moi, Marina la Malinche, Kim Lefèvre n’introduit-elle pas une sorte d’ambiguïté ? Le Moi de Marina ne serait-il pas aussi celui de l’auteure et par là même celui de Métisse blanche ? Ainsi, au regard de l’amour, Marina et la Métisse blanche ont en partage, la même ardeur, la même pureté du sentiment amoureux, alors que Cortés pour Marina ou le maître de musique pour la métisse blanche ne sont jamais que des hommes plus âgés attirés par les jeunes filles dont l’attrait est le caractère amérindien pour l’une et le métissage pour l’autre. Elles ont en commun les émois de toute jeune fille découvrant le désir amoureux et la passion.
Cependant, l’histoire et les circonstances recouvrent une réalité bien différente pour chacune d’elle. Si La Malinche est amoureuse de Cortés, avant lui, du fait de péripéties douloureuses et tumultueuses, elle a connu bien des déboires sans amour, alors que pour la Métisse blanche le maître de musique est celui qui l’éveille à sa sensualité. Pour les deux jeunes filles, la déception est au rendez-vous, ni Cortés, ni le maître de musique ne sont capables d’amour.
Ces deux romans, Métisse blanche et Moi, Marina la Malinche sont des romans d’apprentissage, dans lesquels il est difficile de ne pas repérer quelques points communs entre les héroïnes, comme si le parcours de Kim pouvait à certains moments et sur certains points inspirer celui de la Malinche. En effet, l’enfance de Kim comme celle de la Malinche est marquée par l’abandon maternel. Pour La Malinche c’est la mort accidentelle de son père qui conduit sa mère à se séparer définitivement d’elle en la vendant. Pour Kim, le départ de l’officier français, amant de sa mère, laisse celle-ci dans un tel dénuement qu’elle sera amenée à abandonner son enfant, néanmoins dès que les circonstances lui deviennent favorables, elle ira la rechercher à l’orphelinat.
Kim comme la Malinche ont un sens aigu de l’observation dont elles savent se servir avec intelligence et subtilité. Toutes deux maîtrisent la langue du colonisateur, français pour Kim, espagnol pour la Malinche. L’une et l’autre, en fonction de leur contexte respectif, interrogent avec pertinence leur condition. En intitulant sa biographie Métisse blanche et en donnant pour titre Moi, Marina la Malinche à son récit historique, Kim Lefevre n’affirme-t-elle pas sa volonté de faire du thème du métissage un thème central ? Dès lors, ces deux destins qui se déroulent sur fond de guerre, la conquête du Mexique pour Marina et la colonisation du Vietnam pour Kim, ont bien évidemment quelques similitudes. Les deux héroïnes montrent avec force et émotion la nature ambivalente du métissage, qu’il soit de naissance (Kim) ou culturel (La Malinche). La difficulté pour chacune à vivre cette situation est palpable ne serait-ce qu’à travers le mépris des colonisateurs qu’elles ressentent vivement.
Pour preuve, elles doivent consentir non seulement à changer de nom (l’Indienne devient Marina, Kim devient Eliane Tiffon, puis Thérèse) mais elles doivent également devenir chrétiennes, en éprouvant la même stupeur devant le crucifix, et les diverses obligations religieuses auxquelles elles doivent se plier sans vraiment les comprendre. Or, ces deux héroïnes ont en commun une volonté de comprendre et d’apprendre qui leur sert en quelque sorte d’armure. Pour Marina, c’est la possibilité de manifester son amour et sa fidélité à Cortés. Pour Kim, c’est la certitude que le savoir et la connaissance sont les moyens de sa liberté. Marina découvrira tardivement que celui qu’elle a tant aimé n’a fait que se servir d’elle. Kim, en revanche parviendra à cette liberté pour laquelle elle a tout donné. C’est du moins ce qu’il est raisonnable de penser. Dans tous les cas, son livre Métisse Blanche nous autorise à l’affirmer. Ceux qui ont eu le bonheur de connaître Kim savent à quel point elle était une femme libre.
Kim était métisse, mais également enfant illégitime, abandonnée par son père avant même sa naissance. Son enfance se passa dans les séparations successives, des bras de la mère à l’orphelinat en passant par l’internat, du Nord au Sud… Plus tard, elle dut endurer un beau-père chinois dur, et une mère faible et résignée.
Dans ce contexte du Viêt Nam sous domination coloniale, elle a lutté en se demandant qui elle était, aux yeux des autres. Les gens comme elle étaient méprisés et rejetés à la fois par les Français au Viêt Nam et les Vietnamiens. Elle vivait le conflit entre sa liberté et le lien affectif avec sa famille.
Dans une interview suite à la parution de Métisse Blanche, elle avait déclaré : « Les métis sont les plus défavorisés. Il n’y a rien de plus douloureux que de savoir que vous êtes un métis français et vietnamien dans le contexte de la guerre en cours. Il n’y a rien de plus douloureux que de savoir que votre père vous a abandonné comme un étranger ! »
Bien qu’abandonnée par la société vietnamienne de l’époque, Kim n’éprouvait ni rancune ni haine. Au contraire, ses livres expriment l’amour et la nostalgie pour son pays natal. Elle a su construire son identité en luttant constamment et a obtenu des succès remarquables. Elle a admirablement contribué à la littérature francophone sur le Viêt Nam.
Tran Thi Hao, chercheuse et auteure vietnamienne en langue vietnamienne et française.
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[1]. Jacques Soustelle, La vie quotidienne des Aztèques à la veille de la conquête espagnole, Paris, Hachette, 1955 ; Georges Baudot et Tzvetan Todorov, La conquête. Récits aztèques, Paris, Seuil, 1983 ; Bernal Diaz del Castillo (traduction de l’espagnol par Denis Jourdanet), La conquête du Mexique, Arles, Actes Sud, 1996.
[2]Francisco Lopez de Gomara (1511-1566) a décrit la colonisation européenne dans son célèbre ouvrage publié en 1552 Historia general de las Indias.
[3]Bernal Diaz de Castillo, op. cit, p 9
[4]. Moi, Marina la Malinche, op. cit, p 76.
[5] Moi, Marina la Malinche, op. cit, p 17.
[6]. Moi, Marina la Malinche, op. cit, p 171.
[7]. Moi, Marina la Malinche,op. cit, p 23
[8]Moi, Marina la Malinche, op. cit, p 240. Le chargement qui les fait couler, c’est l’or qu’ils portent.
[9]Moi, Marina la Malinche, op. cit, p 293
[10]Moi, Marina la Malinche, op. cit, p 19.
[11]Moi, Marina la Malinche, op. cit, p 12.
[12]Moi, Marina la Malinche, op. cit, p 91.
[13]Moi, Marina la Malinche, op. cit, p 119.
[14]Moi, Marin la Malinche, op. cit, p 2
[15]Moi, Marina la Malinche, op.cit, p 273.
[16]Moi, Marina la Malinche,op.cit, p 296