Les Cahiers du Nem publient une nouvelle inédite de Pierre Darriulat, physicien français qui vit et travaille à Hanoï depuis 20 ans. Cette nouvelle, intitulée Monsieur Phuc, a pour personnage principal un professeur, qui souffre de la comparaison entre ses idéaux et la société qu’il a sous les yeux. Cette nouvelle est illustrée par des photographies de Joseph Gobin, photographe français qui a lui aussi vécu à Hanoï vers la fin des années 2010.
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Monsieur Phuc a trop bu.
La bouteille vide de Vodka Hanoi qui se balance au bout de son bras droit en témoigne. Comme en témoigne sa démarche titubante et les injures que lui ont adressées la horde des motocyclistes qui débouchaient de Hoang Hoa Tham quand il l’a traversée pour se diriger vers Ba Dinh[1].
Monsieur Phuc a trop bu.
C’est incontestable. Mais comment est-ce possible ? Un homme si sobre, si sérieux, si honnête. Personne auparavant ne l’avait vu dans un tel état. Jamais, au grand jamais. Et voilà qu’il fait un bras d’honneur au xê ôm qui vient de manquer, de justesse, de le renverser ! Un bras d’honneur ! Monsieur Phuc ! Inimaginable !
Monsieur Phuc a trop bu.
Il marque une pause, il éructe grassement et poursuit vers l’esplanade son parcours du combattant. Chacun de ses pas est une victoire sur les lois de l’équilibre.
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Monsieur Phuc, toute sa vie, a enseigné la morale et l’instruction civique aux enfants des écoles. Toute sa vie ou presque car, de sa jeunesse, il n’a que peu de souvenirs. Il venait d’avoir neuf ans quand ses parents étaient morts sur le front de Quang Tri. Dès lors, sa grande sœur, Mai, s’était occupée de lui, aidée par les voisins et une grand-mère de Ha Dong qui leur rendait visite chaque dimanche, leur apportant de la nourriture et un peu d’argent.
Mai, de huit ans plus âgée que lui, avait suivi les classes des Sœurs françaises au début des années cinquante ; après Diên Biên Phu, elle avait quitté l’école au bout de quatre ans pour suivre un cours d’infirmières qui l’avait conduite à l’hôpital Bach Mai. Pendant des décennies, elle y avait veillé sur les patients de la salle 239, appareil digestif et médecine interne.
C’est peu après le bombardement de la ville par les B52, il venait tout juste d’avoir vingt ans, que Monsieur Phuc s’était lancé dans la carrière de maître d’école. Il avait commencé par les petites classes. Il était censé y enseigner les bonnes manières, la politesse comme on disait. Il le faisait sans peine car la politesse et les bonnes manières étaient des vertus qu’il possédait naturellement. Les enfants l’aimaient bien et le respectaient. Ils appréciaient surtout sa franchise quand il lui arrivait de fustiger les grandes personnes qui faisaient fi de la morale et donnaient un mauvais exemple à la jeune génération. Il émaillait ses leçons d’histoires édifiantes et de récits de ces exploits héroïques, réels ou légendaires, dont le Vietnam est si friand. L’Oncle Hô, pour qui il avait spontanément une véritable vénération, était bien sûr présent dans ce florilège dont il dominait la scène.
Quand il arrivait que Phuc parle de sa classe à sa sœur Mai, elle le taquinait. Non qu’elle fût le moins du monde dépravée mais, d’un naturel espiègle, elle avait plaisir à voir de toute chose le côté dérisoire et à le railler avec humour. Sans doute était-ce là un antidote au spectacle quotidien de la salle 239. C’est ainsi qu’elle avait affublé son jeune frère du sobriquet de Pomme Douce en souvenir d’un couplet que lui avaient appris les Sœurs françaises quand elle était petite fille et dont l’affligeante naïveté avait longtemps résonné à ses oreilles :
Le petit Jésus allait à l’école
En portant sa croix dessus son épaule.
Quand il savait sa leçon,
On lui donnait un bonbon,
Une pomme douce
Pour mettre à sa bouche,
Un bouquet de fleurs
Pour mettre à son cœur.
Dès les premières années de sa carrière, Monsieur Phuc avait souffert, d’abord inconsciemment puis, au fil des ans, de plus en plus profondément, du décalage, voire du fossé, qui séparait son enseignement de la réalité quotidienne du monde qui l’entourait.
La première manifestation de ce hiatus s’était produite lorsque la petite Linh, une gamine de quatrième, maligne comme un singe, avait levé le doigt pour demander la parole. Elle n’avait pas sa langue dans la poche et les autres élèves de la classe admiraient sa vivacité et son courage. Monsieur Phuc l’avait immédiatement invitée à s’exprimer mais ce que la fillette avait à dire lui avait causé une grande gêne. Elle voulait savoir comment il pouvait se faire que Loan, la fille de la représentante des parents d’élèves, avait eu un dix à la dernière composition de calcul alors qu’il était notoire qu’elle savait tout juste compter et que ce jour-là, de son propre aveu, elle avait rendu copie blanche. Loan, assise au dernier rang s’était à peine aperçue que l’on parlait d’elle tant elle était absorbée par la lecture du dernier numéro de Doræmon[2] qu’elle avait apporté en classe. Sa mère était bijoutière, membre influent du Comité populaire de l’arrondissement, et menait les parents de la classe par le bout du nez. Elle décidait du nombre d’heures supplémentaires que les maîtres devaient donner et de leur tarif sans qu’aucun autre parent n’ose la contredire. Monsieur Phuc la détestait, tant pour son insupportable arrogance que pour sa vulgarité. Il n’était pas sans savoir qu’elle était très proche de certains maîtres et maîtresses de la classe, et tout particulièrement de la maîtresse de calcul. C’était ensemble qu’elles avaient organisé la sortie de classe de la mi-automne au Jardin zoologique. Aussi les révélations de Linh ne l’avaient elles qu’à moitié surpris.
Mais que répondre ? Lui toujours si à l’aise devant les enfants, que pouvait-il faire ? Pour la première fois de sa carrière il avait pris conscience que l’univers de franchise, de vérité et de générosité qu’il faisait régner dans sa classe était une utopie sans grand rapport avec le monde extérieur que ses élèves devaient affronter après le cours. Il avait balbutié quelques mots, disant qu’il était surpris, qu’il allait chercher à comprendre, que bien sûr ce n’était pas normal… Puis il s’était repris et s’était lancé dans un long discours, expliquant aux enfants qu’il ne fallait pas regarder le mal mais ne voir que le bien et s’employer à le faire régner dans le monde ; il fallait avoir en tout une attitude positive, constructive, améliorer la vie plutôt que critiquer son prochain ; il avait même cité quelques phrases de l’Oncle Hô à ce propos, ce n’est pas ça qui manquait ; il avait aussi dit quelques mots sur la délation, qu’il ne fallait pas rapporter… mais il avait vite corrigé le tir pour ne pas embarrasser la petite Linh, pour laquelle il éprouvait une grande tendresse, disant que bien sûr, dans le cas présent, elle avait bien fait de parler.
Cet incident aurait pu paraître anodin ; d’ailleurs après qu’il l’eût rapporté à sa sœur, celle-ci se contenta d’en sourire, le sourire tendre et indulgent de la grande sœur au petit frère, et dit simplement, en lui tapant amicalement sur l’épaule : Sacrée Pomme Douce, va ! Mais Monsieur Phuc, tout au long de ces longues années consacrées à l’enseignement de la morale, n’oublia jamais l’incident.
Que l’injustice régnât dans le monde, il n’était pas sans le savoir, il était candide mais pas stupide. Mais jusqu’alors il n’avait jamais pensé que cela puisse avoir le moindre rapport avec sa classe où régnaient en maîtres la justice, la solidarité et l’amitié. Les enfants et lui savaient très bien ce qui était bien et ce qui était mal, la morale n’était pas quelque chose d’étrange qu’il devait leur enseigner mais une évidence qu’il lui suffisait de leur faire découvrir, dont il lui suffisait de leur faire prendre conscience. Il ne leur énonçait pas des préceptes venus d’on ne sait où mais les faisait réfléchir aux contraintes qu’impose la vie en société. Le seul dogme implicite était qu’il ne fallait pas faire à autrui ce que nous ne voulions pas qu’on nous fasse, mais point n’était besoin de l’énoncer explicitement ; c’était là, pour les enfants autant que pour lui, rien moins qu’une évidence.
Il lui arrivait souvent, pour mieux illustrer son propos, de citer des événements mettant en scène des malotrus, des crapules, des canailles. Mais ces événements restaient virtuels en quelque sorte, il était hors de question qu’ils franchissent les murs de la classe. Tandis que l’intervention de la jeune Linh avait soudain brisé ce tabou et, du même coup, avait révélé la vanité de son enseignement. Il n’en avait d’abord pris conscience que confusément. Puis, avec le temps, cela devint pour lui une telle évidence qu’il songea à changer de métier. Mais il l’aimait trop pour l’abandonner. Peu à peu, il s’était accommodé de ce hiatus, sans même avoir consciemment cherché à le faire. Il avait séparé en deux parts bien distinctes les images qu’il se faisait du monde, une pour la classe, l’autre pour le dehors. Il avait élevé entre les deux un mur épais, un rideau de fer infranchissable. Paradoxalement, ce fut cette forme bénigne de schizophrénie qui le sauva des troubles mentaux qui n’auraient pas manqué de l’assaillir s’il s’était laissé glisser sur les pentes de la dépression.
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Monsieur Phuc a trop bu.
Il est maintenant arrivé à la hauteur du portail du Palais Présidentiel. La sentinelle qui le garde est un jeune garçon en grand uniforme, effaré à la vue de cet ivrogne qui s’approche de lui sans vergogne et semble le menacer en brandissant une bouteille vide. Mais Monsieur Phuc s’arrête à quelques mètres de l’entrée, et de sa voix pâteuse lui tient ce discours :
– Écoute moi bien, mon petit gars, écoute moi bien. Je ne me souviens pas t’avoir eu parmi mes élèves, une si belle frimousse, je n’aurais pas oublié. Sache ceci mon petit gars, c’est tout de la frime. Tout ce qu’on a pu t’apprendre, c’est de la frime. Des mensonges. Vu du dehors, c’est tout beau tout propre, comme ton uniforme. Mais si tu grattes un peu, tu t’aperçois vite que c’est du plein la vue, de la façade. Un masque souriant qui sert de cache-misère. Je ne dis pas ça pour toi, toi tu es encore pur, ça se voit ; mais attends un peu mon petit gars, ils auront vite fait de te corrompre. Alors, tu te souviendras de moi et tu diras : il avait raison le vieux soûlot, il avait vu juste le vieil ivrogne ! Ne les écoute pas tous ceux qui te disent ce qu’il faut faire, ce qui est bien et ce qui est mal, désobéis leur quand il est encore temps. Jette à terre ton fusil, prends tes jambes à ton cou et fuis vite cette mascarade. Va-t-en vite quand il est encore temps. Crois-moi, mon petit gars, crois le vieil ivrogne. Le monde est comme le Palais que tu gardes, la façade est bien ravalée, mais dedans…
Monsieur Phuc est essoufflé, il crache par terre et s’apprête à continuer ; mais le visage apeuré de la jeune sentinelle le fait partir d’un grand éclat de rire :
– T’en fais pas, mon petit gars, je vais pas te manger. Regarde, tu vois, je m’en vais. Je vais parler à l’Oncle, j’ai tant de choses à lui dire. Depuis le temps ! Tu penses ! Tant de choses ! N’aies pas peur, tu vas tout de même pas pisser dans ton froc parce qu’un vieil ivrogne t’a dit ses quatre vérités !
Et Monsieur Phuc reprend sa marche hésitante vers le drapeau de l’esplanade. Le jour est déjà tombé et les couleurs ont été amenées. Quelques couples épars, assis sur la pelouse, profitent de la fraîcheur du soir. Ils ont mieux à faire que regarder Monsieur Phuc qui progresse en titubant, grommelant des paroles apparemment sans queue ni tête, des onomatopées que lui seul sait décoder.
À quelques mètres du pied de la hampe, Nga tond la pelouse avec une paire de ciseaux rouillés. C’est le seul outil que lui ait donné le contremaître de la compagnie qui l’emploie. La plupart des filles sont déjà parties, elles ne sont plus que trois à travailler, elles ne quitteront qu’à dix heures : il faut faire des heures supplémentaires afin que tout soit bien propre pour la visite d’un sous-fifre du ministre des finances des États-unis qui doit se rendre à Ha Noi pour y discuter avec le Premier ministre de la venue prochaine de businessmen susceptibles d’investir des millions de dollars au pays. Ses deux collègues sont devant l’Assemblée Nationale. Elles n’ont pas de ciseaux mais des pics avec lesquels elles ramassent les mégots et autres détritus qu’elles entassent dans des sacs en plastiques. Nga est fatiguée, elle n’a plus vingt ans, ni même trente, elle a des douleurs dans le dos ; c’est dur de s’accroupir ainsi à longueur de journée ; elle a beau être habituée, elle trouve la terre bien basse… Elle avait bien demandé qu’on lui donne une faux, elle la manie avec adresse, ça irait tellement plus vite. Mais on lui avait répondu que pour Ba Dinh il fallait du travail soigné, précis, “au quart de poil” avait dit le contremaître.
À la vue de Monsieur Phuc, silhouette titubante qui se traîne dans le soir, elle s’arrête de tondre, interloquée. Les bras ballants, les ciseaux posés à terre, elle le regarde s’avancer en se demandant qui peut bien être cet énergumène et ce qu’il peut bien vouloir.
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L’incident de la jeune Linh avait été le premier d’une longue série. Au fil des ans, Monsieur Phuc avait été régulièrement promu vers les classes supérieures et ses élèves avaient peu à peu perdu la candeur de l’enfance. De morale et politesse, le thème des cours avait progressivement glissé vers une sorte de caricature d’instruction civique, les sujets abordés n’étant jamais traités en profondeur mais à peine effleurés. Peu importait, ce n’était pas le cours officiel qui marquait la relation que Monsieur Phuc entretenait avec ses élèves mais les mille et un commentaires dont il en émaillait les chapitres, les parsemant entre les lignes de sa vision du bien et du mal, de la justice et de l’injustice, de la solidarité et de l’égoïsme. Il faisait de son enseignement une école de vie. Curieusement, ses élèves le respectaient, conscients de la profonde sincérité de leur maître, et lui parlaient volontiers de leurs problèmes. Ils évitaient toutefois de lui faire de la peine et ne faisaient référence que rarement aux injustices et aux tricheries dont ils étaient témoins à l’intérieur de l’école. Il fallait vraiment un événement particulièrement révoltant pour qu’ils se décident à l’en entretenir. Pour Monsieur Phuc, c’était chaque fois le même supplice, la même torture, la même incapacité à répondre à leur révolte comme il aurait aimé le faire, c’est-à-dire par sa propre révolte. Il ne savait que balbutier quelques fadaises, parler la langue de bois, débiter deux ou trois lieux communs, honteux de donner à ses élèves le spectacle humiliant de son impuissance et d’avouer de la sorte la futilité et la vanité de son enseignement.
Mais en dehors de ces épisodes attristants, on pouvait dire que Monsieur Phuc était un homme heureux. Il adorait ses élèves et sa vie leur était entièrement consacrée. Il savait qu’il avait su gagner leur confiance et la seule pensée qu’il ait pu inculquer dans leur cœur un peu de bonté suffisait à remplir sa vie d’homme. Sans doute était-ce pourquoi il ne s’était pas marié. À part quelques rencontres passagères qui s’étaient soldées par une éphémère érection qui n’avait que rarement abouti, Monsieur Phuc n’avait guère connu de femmes. Un soir, sa sœur Mai l’avait présenté à une jeune infirmière nouvellement recrutée : elle avait arrangé une rencontre chez elle et avait prétexté d’une urgence pour les laisser seuls quelques temps. Mais il n’y avait pas eu de suite.
Pourtant Monsieur Phuc était plutôt bien fait de sa personne, et toujours bien mis. Un après-midi de printemps, la maîtresse de gym des petites classes, un jeune délurée au sang chaud, l’avait amené dans les vestiaires sous prétexte de lui rendre la monnaie du don qu’il avait fait pour venir en aide aux victimes des inondations des provinces du Centre. C’était elle qui avait organisé la collecte. À peine étaient-ils à l’abri des regards indiscrets, qu’elle n’avait laissé planer aucun doute sur ses intentions : caresses, attitudes provocantes, tout avait été bon pour mettre Pomme Douce à sa merci. Monsieur Phuc en avait été si surpris qu’il s’était laissé docilement faire ; ce n’était pas sans émotion qu’il s’était vu devenir si soudain l’objet inattendu de ce qu’il avait pris pour de l’amour. Mais la belle avait mené son affaire tambour battant et était déjà rhabillée quand Monsieur Phuc avait commencé à prendre conscience de ce qui lui était arrivé. Elle avait vite fait de déguerpir, sans même prendre le temps de lui rendre la monnaie de la collecte. Après cette aventure, chaque fois qu’il lui était arrivé de croiser Monsieur Phuc, elle s’était contentée de lui faire un large sourire mais ne lui avait que rarement adressé la parole et n’avait jamais fait la moindre allusion à ce qui s’était passé. Monsieur Phuc, de son côté, avait gardé de cette rencontre un souvenir attendri ; il lui arrivait parfois d’y penser quand il était seul et n’avait rien de mieux à faire, par exemple le soir avant de s’endormir. Son visage s’éclairait alors d’un sourire enfantin, une sorte de béatitude séraphique entre veille et sommeil. Ce qui est certain, c’est que cet événement l’avait conforté dans l’idée que la gent féminine dans son ensemble était d’une nature étrange et insaisissable et qu’il était vain de chercher à la comprendre.
Ainsi avaient passé les années. Cela faisait maintenant près de dix ans que Monsieur Phuc enseignait l’instruction civique aux élèves de douzième d’un grand lycée de la capitale. Cet après-midi, il leur avait donné son dernier cours. Quelques collègues étaient ensuite venus dire quelques mots gentils à son intention, une élève en ao dai lui avait offert un bouquet d’orchidées et un rond-de-cuir de l’administration lui avait donné, au nom du proviseur qui était pris par une réunion importante et le priait de l’excuser de son absence, une médaille et un certificat. Chacun lui avait serré la main en lui souhaitant une retraite heureuse et les choses semblaient devoir en rester là quand le jeune Diêp, le chef de classe de la douzième D, s’était approché de lui :
– Maître Phuc, lui avait-il dit, nous sommes quelques élèves qui vous aimons bien et nous voudrions vous inviter à célébrer avec nous ce dernier jour de classe. Nous tenons à rendre hommage à l’enseignement que vous avez dispensé à tant de jeunes Hanoïens tout au long de ces longues années. Nous avons réservé une table au restaurant d’un hôtel au bord du lac et cela nous ferait grand plaisir si vous acceptiez de nous suivre.
Rien ne pouvait faire plus plaisir à Monsieur Phuc et voilà toute la bande en route, qui en vélo, qui en moto. Monsieur Phuc, qui s’était toujours rendu à son travail à pied, avait pris place à l’arrière de la moto de Diêp. L’hôtel était un grand hôtel de la place et les élèves avaient réservé une table dans le hall où l’on servait des boissons, des snacks et des pâtisseries. Ils étaient une bonne douzaine et l’on avait dû mettre trois tables côte à côte pour faire asseoir tout le monde. Diêp s’était levé pour dire quelques mots de bienvenue et l’on avait apporté un gâteau et des verres. Sur le gâteau, un biscuit de Savoie rond comme on en fait pour les anniversaires, stratifié en tranches séparées par des couches de simili crème Chantilly, colorées alternativement en rose bonbon et en bleu ciel, on avait écrit en lettres de chocolat “À notre maître bien aimé”. Après les verres, étaient venues quelques bouteilles de Vodka Hanoi qu’on s’était empressé de servir.
Monsieur Phuc était ému aux larmes. Il s’était levé pour remercier ses élèves. Les paroles avaient coulé de son cœur. Il leur avait dit combien ils comptaient pour lui, qu’ils allaient beaucoup lui manquer, qu’ils avaient empli toute sa vie et que, maintenant, un grand vide allait s’ouvrir devant lui.
On avait trinqué à ceci, puis à cela, et les bouteilles s’étaient rapidement vidées. Monsieur Phuc avait commandé du champagne de Crimée. Il avait demandé à chacun ce qu’il comptait faire après le bac et chacun était allé de son histoire. Après le champagne les élèves avaient payé de nouvelles tournées de Vodka Hanoi et petit à petit l’alcool avait commencé à faire son effet. Ni Monsieur Phuc ni ses élèves n’avaient l’habitude d’en boire et il n’y avait pas une heure qu’ils étaient assis que déjà les langues s’étaient faites pâteuses et les esprits embués. Les élèves, en partie par crânerie et en partie par jeu, s’étaient mis à prendre plaisir à boire et, surtout, à faire boire leur maître plus que de raison. Comme il se faisait tard, plusieurs prirent congé, surtout les filles, et Monsieur Phuc s’était retrouvé seul avec Diêp et deux de ses amis. On avait encore bu, discuté et il avait bien fallu se quitter.
- Partez les premiers, avait dit Monsieur Phuc, je reste encore assis un petit moment et je rentrerai à pied, ça me fera prendre l’air, j’ai l’impression d’en avoir grand besoin.
Il était ainsi resté seul, observant d’un regard somnolent les allées et venues des clients de l’hôtel. En face de lui, de l’autre côté du hall, une porte capitonnée de cuir et munie d’un petit hublot était faiblement éclairée par les lettres de néon rouge qui la surmontaient : Bar Club Karaoke. Les élèves n’avaient pas manqué de remarquer qu’il en sortait régulièrement des jeunes femmes légèrement vêtues accompagnées de messieurs beaucoup plus âgés qu’elles. Ils avaient observé leur manège : elles se rendaient directement au comptoir du concierge, signalé par un écriteau Bell Captain, sans passer par la réception ; on leur donnait une clef et le couple se dirigeait vers l’ascenseur. Les élèves en avaient ri et Monsieur Phuc s’en était attristé. Longtemps, la conversation avait tourné autour de la prostitution, l’hypocrisie qui l’entourait dans les médias, le sida…
À moitié assommé par l’alcool, Monsieur Phuc, resté seul, gardait les yeux fixés sur la porte de cuir, baignée de rouge comme l’est sans doute, à la lueur des flammes, la porte de l’enfer. C’est alors qu’il en vit sortir un nouveau couple. L’homme devait être un homme d’affaires coréen ou chinois, à juger par son allure et par sa mise. La fille, qui n’avait pas vingt ans, était moulée dans une robe fourreau grise, rayée de larges bandes horizontales vertes et brunes, qui laissait voir les longs fuseaux de ses cuisses jusqu’au bas des fesses. Le décolleté s’ouvrait largement sur deux petits seins bien ronds à réveiller un mort. De grands anneaux d’argent pendaient de ses oreilles sous une tignasse rousse hérissée à la diable. La bouche…
Ce fut en examinant la bouche, outrageusement maquillée de marron, que Monsieur Phuc reconnut la jeune Quynh, son élève de l’an dernier. Il n’y avait pas de doute, c’était incontestablement la jeune Quynh. Si douce, si docile, si raisonnable. Inscrite chaque année au tableau d’honneur. Un modèle de sagesse. Avec sa petite queue de cheval qui pendait gentiment dans son dos. Elle avait rendu le meilleur devoir de la classe sur la lutte contre la corruption, Monsieur Phuc s’en souvenait bien, il lui avait mis un 10+, ce qu’il ne faisait que très rarement.
Le choc avait été rude. L’émotion, l’alcool, et maintenant la petite Quynh, c’était trop pour un seul soir. Monsieur Phuc avait vidé son verre d’un trait. Il restait une bouteille de Vodka Hanoi presque pleine sur la table, il s’en était emparé et s’était dirigé vers le couple en brandissant un poing menaçant contre le Coréen qu’il avait couvert d’injures. Un grand gaillard en habit noir avait alors surgi de la Réception et d’une poigne de fer avait délicatement reconduit Monsieur Phuc vers la sortie. De tels esclandres n’étaient pas le genre de la maison…
C’est ainsi que Monsieur Phuc s’était retrouvé dans la rue, seul avec sa détresse ; il avait tant bien que mal descendu la rue de la Jeunesse, entre le Lac de l’Ouest et le Lac d’ivoire. La nuit était tombée. Il était évident qu’il avait beaucoup trop bu et que tout ça risquait de bien mal finir. Il venait de réussir à traverser Thuy Khue sans se faire écraser quand nous avons commencé à le suivre.
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Monsieur Phuc est enfin parvenu au milieu de l’esplanade, au pied de la hampe, en face du Mausolée.
À part Nga, qui est accroupie à quelques mètres de là et garde les yeux fixés sur lui, ses ciseaux posés à terre, personne ne lui prête attention. Les couples attardés sur la pelouse dans la brise du soir l’ont suivi des yeux quelques secondes, le temps qu’il passe près d’eux, et se sont empressés de l’abandonner à son sort dès qu’ils l’ont vu s’éloigner.
Monsieur Phuc se plante face au Mausolée, les jambes écartées pour compenser un peu l’instabilité d’un équilibre précaire qui le fait osciller dangereusement d’avant en arrière. Il dresse le bras droit vers le ciel et ouvre grand la bouche mais aucun mot n’en sort. Pause, rot, ricanement d’ivrogne et nouvel essai, cette fois réussi :
– L’Oncle, sauf le respect que je vous dois, il va falloir bien m’écouter !
Au début, la voix est rauque, éraillée, pâteuse. Mais au fil de la harangue elle s’amplifie et s’éclaircit.
– L’Oncle, rien ne va plus ! Vous ne pouvez pas rester ainsi couché dans votre cercueil de verre quand tout s’effondre autour de nous. Vous ne pouvez pas garder cet air paisible sous votre masque de cire quand vos enfants ont besoin de vous. Il faut vous lever l’Oncle, il est grand temps ! Vous ne pouvez pas nous laisser continuer à défiler pieusement à vos côtés comme si vous étiez un de ces Bouddha couchés avec des moulins de cuivre tout autour que chacun fait tourner machinalement en marmonnant sa petite prière. Des Bouddha couchés, nous en avons assez. D’ailleurs, ils ne nous ont jamais été d’aucun secours, vous le savez bien. Il faut vous lever l’Oncle ! Debout les morts ! Brisez la cage de verre dans laquelle on vous a emprisonné ! Dressez vos poings au ciel ! Apprenez-nous encore à dire non ! Depuis que vous êtes mort nous avons oublié comment faire. Nous nous étions trop battus, nous avions trop souffert sans doute. Après avoir libéré le Sud, nous avons voulu souffler un peu, c’était bien naturel, et nous avons oublié comment faire pour dire non. Debout l’Oncle ! Au secours ! Même la petite Quynh, l’Oncle, ils en ont fait une pute ! Oui l’Oncle, j’ai bien dit, une pute ! On ne peut pas laisser faire une chose pareille ! On a trop laissé faire, l’Oncle, on a trop laissé le fric reprendre le pouvoir, on a trop laissé la corruption et l’injustice nous ronger la chair ! Redressez-vous l’Oncle, il faut nous redonner le courage de lutter contre cette vérole ! Au secours, l’Oncle, au secours !
Monsieur Phuc est essoufflé. Il avance de quelques pas en titubant et s’appuie contre le mât. La colère et l’alcool le font trembler, un tremblement qu’il ne peut pas contrôler. Nga, fascinée par cet énergumène, ne saisit pas tout ce qu’il dit mais comprend confusément que, comme elle, il s’est attaqué à une tâche impossible. Le gazon pousse plus vite que ses ciseaux peuvent ferrailler; les chancres que Monsieur Phuc cherche à guérir grandissent plus vite que son réquisitoire saurait le dire.
Au pied du Mausolée, un sous-officier vêtu de blanc a entendu des éclats de la harangue et se décide à aller examiner de plus près cette silhouette sombre qui s’appuie au grand mât. Il ajuste sa casquette et avance d’un pas lent. Monsieur Phuc a repris son souffle. Sa voix est moins forte maintenant ;
– Excusez-moi l’Oncle, si j’ai un peu trop bu. Vous me connaissez, l’Oncle, ce n’est pas dans mes habitudes. Ce sont mes élèves, l’Oncle, qui m’ont fait boire. Oh ! pas par méchanceté, bien au contraire, pour me prouver leur amitié. Ils ont bon cœur, vous savez, l’Oncle ; si vous les connaissiez, je suis certain que vous les aimeriez. D’ailleurs eux, ils vous aiment bien ! Vous comprenez, l’Oncle, c’est pour eux qu’il faut vous lever, c’est pour eux que je viens vous dire tout ça !
Allez, l’Oncle ! Vite ! Debout ! C’est urgent ! Au secours ! On a trop laissé faire ! Trop laissé faire !
…Trop laissé faire.
Monsieur Phuc n’a plus de forces. Ces trois derniers mots, il les a juste murmurés. Il tremble de plus en plus, son visage est blême et son front couvert de sueur. Il dit encore, s’adressant à l’adjudant qui s’avance vers lui, un Trop laissé faire si faible que l’adjudant l’entend à peine ; puis il s’effondre lourdement au pied du mât. L’adjudant le secoue un peu, lui tapote la joue ; mais Monsieur Phuc est froid et inerte. L’adjudant demande à Nga, terrifiée, s’il y a longtemps qu’il était là. Elle répond simplement que non, qu’il venait d’arriver, que c’était un homme malheureux, qu’il fallait vite appeler un médecin.
Quand l’ambulance est venue le chercher, l’infirmier a déclaré qu’il était mort. Il avait trop bu.
Le lendemain matin, Mai est allée le reconnaître à la morgue de Bach Mai. Elle a signé les papiers et a fait le nécessaire pour qu’il soit enterré à Ha Dong, près de la grand-mère. Chez elle, sur l’autel des ancêtres, à côté d’une photo en noir et blanc de ses parents, avec uniformes et médailles, elle a mis une photo de classe en couleurs : au centre, Pomme Douce, entouré de ses élèves, sourit paisiblement.
Nga, après le départ de l’ambulance, est vite allée chercher quelques baguettes d’encens qu’elle a allumées au pied du mât.
Le lendemain, elle s’est mise en colère contre son chef ; elle a exigé qu’on lui donne une faux.
On lui a donné une faux.
Elle tond debout maintenant, elle a moins mal au dos et avance bien plus vite.
Elle sourit.
[1] Le trajet parcouru par Monsieur Phuc va du Lac de l’Ouest au Mausolée de Hô Chi Minh.
[2] Il s’agit d’un manga traduit en vietnamien, contant les aventures d’un chat-robot qui craint les souris, très populaire chez les jeunes Vietnamiens.
Retrouvez sur instagram les oeuvres photographiques de Joseph Gobin :https://www.instagram.com/joseph.gobin/
Aie aie aie. Il ne faut surtout pas le réveiller l’Oncle ! Qu’il dorme pour l’éternité. Vous ne trouvez pas qu’il a assez mis de bazar dans ce pauvre pays ?