De toute la journée, le moment que Nhât An préférait était celui du retour de l’école. Il pouvait alors prendre le chemin de la maison en flânant et admirer le spectacle le plus charmant du monde : de petites silhouettes coiffées de chapeaux coniques apparaissant ici et là dans l’épaisseur des rizières. Lorsqu’une pointe surgissait du tapis vert s’étendant à perte de vue, une autre s’y cachait pour réapparaître, quelque mètre plus loin.
Il m’avoua un jour qu’il se plaisait parfois à imaginer la silhouette de sa mère s’étirant parmi celle des cueilleurs. Légère et rayonnante. Ainsi se représentait-il celle qui lui avait donné la vie. Il n’avait pas eu le temps de la connaître. Mais souvent, son père lui parlait d’elle pour lui raconter quelle femme douce et joyeuse elle était, jusqu’à ce que la maladie l’emporte.
J’ai rencontré ce petit garçon voilà bien longtemps, alors qu’il s’adonnait à sa promenade habituelle. Ce jour-là, Nhât An décida de s’écarter du sentier longeant les rizières. Il s’enfonça dans de hautes herbes et se perdit dans un décor verdoyant à en donner le tournis.
En me voyant, il fut immédiatement attiré. Il vint à ma rencontre et s’assit tout près de moi. Je sentis ses toutes petites mains sur moi, m’effleurant au début, puis plus caressantes ensuite. Je ne pus m’empêcher de rire.
– « Arrête petit », osai-je alors lui souffler.
Les yeux de l’enfant, pareils à deux petits poissons se faisant face, s’arrondirent de surprise. Il leva le regard mais ne comprit pas d’où venait la voix qu’il venait d’entendre.
De nouveau il passa sa main sur la plus grosse et la plus saillante de mes racines. La surface fraiche et lisse du bois semblait le contenter autant que l’intriguer. Ses doigts glissaient le long des quelques reliefs qu’ils rencontraient. Intenable pour moi.
– « Tu me chatouilles, petit ! » lui dis-je encore.
Incrédule, il releva la tête mais ne vit au dessus de lui que mon feuillage rouge frissonner.
– « Tu sais, petit, tous les arbres parlent… encore faut-il les entendre ! »
Un sourcil relevé, Nhat An rétorqua alors :
– « Jamais je ne l’aurais imaginé, pas plus que je n’aurais pu penser qu’un arbre ait une voix de femme.
– Ne trouves-tu pas coquet mon habit rouge ? Et mes branchages ? N’exhalent-ils pas une légèreté toute féminine ? »
Mon badinage le fit rire à son tour. Adossé à mon tronc, il garda longtemps la tête levée. Par réflexe, le petit garçon me parla en levant le nez, comme si ma cime représentait la tête d’un homme.
Il campa là près d’une heure. S’il était pensif, je ne manquai pas de l’interrompre dans ses divagations, le questionnant sur sa vie.
– « Mon père dit que la curiosité est typiquement féminine, ironisa-t-il.
– Je vois. Et ta maman ne doit guère apprécier ce genre de paroles.
– Là où elle est, cela lui importe certainement peu. Mais ma grand-mère, elle, ne manque pas de remettre mon père à sa place ». Puis il se mit à me raconter ses journées, la dévotion de sa grand-mère et la grande complicité qu’il partageait avec son père. Il n’avait qu’eux pour seule famille mais ensemble, ils menaient une vie heureuse.
– « Quelle chance as-tu de partager ainsi avec les tiens. Moi, je ne vis guère que ce que l’on m’impose de vivre. Et cela dure depuis des siècles ! Quel ennui. Même si le repos des oiseaux pépiant sur mes branches me plait toujours, j’avoue que j’aimerais être le témoin de choses vivantes et surtout gaies.
– Qu’à cela ne tienne, rétorqua Nhât An. Je dois rentrer à présent, mais je reviendrai demain et les jours suivants. Et tu verras que mes chatouilles finiront par t’ennuyer à la longue !
– Quelle joie tu me fais, petit. Je n’ai jamais reçu de promesses », lui chuchotai-je avec l’impression de devenir une pivoine. Nhât An reprit son chemin. Nos destins étaient scellés.
Il ne fut pas un jour par la suite sans que je reçoive la visite de ce nouvel ami. Je lui appris une quantité de choses sur la nature environnante. Mais surtout, je l’amusais. Avant chacune de ses visites, je faisais trembler mon feuillage pour lui faire un moelleux tapis rouge sur lequel il s’allongeait, roulait, cherchant parfois à s’y enfoncer comme dans un bon lit.
– « J’aime cette couleur me dit il un jour. Quel éclat !
– Sais-tu qu’ici, je dois mon nom à la queue du phoenix ?
– Tu m’impressionnes bien moins qu’un oiseau de feu ! Ton feuillage rouge me fait plutôt songer aux robes que portent nos mariées, plaisanta-t-il. Le dragon en moins !
– Ne te moque pas, Nhât An, j’ai connu bien des tourments et porte en moi de grandes colères. Mes couleurs peuvent rappeler la lave d’un volcan comme le sang bouillonnant dans les veines des hommes ».
– Interdit, Nhât An se retint de me questionner. Mais bien plus tard, des années après notre rencontre, alors qu’il était venu me voir chaque jour, il finit par m’interroger. Il chercha à connaître mes plus beaux souvenirs puis osa enfin entrer dans le vif du sujet :
– « Quel tourment peut bien connaître un flamboyant ?
– la nature est un spectacle pour l’homme comme l’homme en est un pour elle. J’ai de la chance de recevoir tes visites quotidiennes mais j’ai été le témoin de choses terribles, de douleurs aussi profondes que l’entrelacs de mes racines sous terre ». Puis, je lui fis le récit de ma mémoire.
– « Voilà fort longtemps, une jeune fille avait plaisir à flâner ici, à l’ombre de mon feuillage. Depuis l’enfance, elle aimait se reposer ici, comme sous un parasol.
– Tu lui as parlé ?
– ll n’y a guère qu’à toi que j’aie adressé la parole. Mais laisse-moi poursuivre. Un jour, alors que la jeune fille devint une charmante jeune femme, elle fit la connaissance d’un garçon très plaisant. C’est ici qu’ils apprirent à se connaître, discutant pendant des heures. Jusqu’au jour où le garçon demanda à son amie de lui offrir un baiser. Quel instant de délicatesse. Jamais les deux tourtereaux n’auraient pu penser qu’ils allaient vivre les pires avanies.
– Qu’y a-t-il eu ? demanda Nhât An.La jeune femme ignorait que son amoureux, fils de bonne famille, se destinait aux concours mandarinaux. Une belle carrière dans l’administration l’attendait. Je vois bien que cela te semble un détail mais imagine une vie dans laquelle deux êtres qui ne sont pas du même milieu ont à peine le droit de se regarder. Le jeune homme, lui, avait bien deviné que la demoiselle était une paysanne et cela lui importait peu.
– Alors tout a bien fini !
– Absolument pas. Le jeune homme se mit en tête de faire face à ses parents. Il leur annonça qu’il ne ferait pas la carrière que l’on attendait de lui. Il avait prévu la colère de son père tout comme il s’était attendu à être chassé de sa maison. Mais de rage, le père entreprit aussi de ruiner la réputation de la jeune fille auprès de sa famille et de son village. La pauvre enfant ne sut quoi répondre lorsqu’on la fit passer pour une jeune femme vénale, prête à tout pour sortir de sa condition. Et, bien entendu, elle fut bannie par ses parents. C’est à l’endroit où tu es assis qu’elle se réfugia. Elle pleura longuement puis, décida de mettre fin à ses jours. Je ne t’en dirai pas davantage là-dessus, sinon que du sang coula jusqu’à imbiber la plus profonde de mes racines, Nhât An. »
L’enfant, tout secoué par ce qu’il venait d’entendre, eut le réflexe de se relever.
– « Que s’est il passé ensuite ?
– Je n’en sais guère plus si ce n’est que l’amoureux devint le plus triste des hommes et se résolut à passer ses concours, qu’il obtint brillamment.
– Quelle injustice ! pensa tout haut l’enfant.
– Si encore il ne s’agissait que de celle-ci ! Bien plus tard, j’ai connu une autre jeune fille. Comme la précédente, elle aimait s’abandonner au calme en s’adossant à moi. Lorsque la guerre éclata, elle ne venait plus que très rarement.
– La guerre ?
– Petit, tu sais bien que nous sommes un pays rongé par la guerre. Des millénaires sous domination étrangère. Tout cela s’est terminé en apocalypse. Les hommes sont devenus fous. Des militaires ignorant tout de notre culture, de notre nature, sont venus combattre ici. Notre jungle, notre climat de plomb ont été leurs premiers ennemis. Certains étaient déjà fous en arrivant d’autres le sont devenus. Parmi eux, il en fut un qui rencontra cette jeune femme dont je te parlais.
– Ils sont tombés amoureux ?
– Cela semble compliqué à dire. Nous oublions souvent que l’amour doit se nourrir du désir de l’autre autant que du nôtre. En tout cas, ils devinrent camarades un temps. Et se rencontraient secrètement ici. La jeune femme se serait fait pendre si elle avait été aperçue en compagnie du soldat étranger. Il servait une patrie qui se disait amie mais ferait couler de plus en plus de sang ici. La demoiselle n’avait pourtant rien contre le jeune homme et elle était plutôt curieuse. Les deux ne se comprenaient pas très bien. Elle ne parlait que très mal sa langue et lui ne connaissait rien à la nôtre. Ils passaient surtout leur temps à manger des fruits que la jeune fille apportait avec elle.
– Alors ? Que s’est-il passé ?
– Un jour, le soldat tenta d’embrasser la jeune fille.
– Encore ?
– Oui. Tu comprendras que cela est bien commun dans le monde des hommes et des femmes. Seulement, le désir, lorsqu’il n’est pas partagé, devient un poison.
– Pourquoi ?
– Que fais-tu si un chaton refuse que tu le caresses ?
– Je l’attrape !
– Et tes bras lui font comme une cage.
– C’est ce qui s’est passé entre le soldat et la jeune femme ?
– Oui. Mais avant même qu’il ne la piège, elle s’était mise à crier. Finalement, tous deux prirent peur. Le soldat fut peut-être plus paniqué qu’elle lorsqu’il comprit que les cris pouvaient rameuter du monde. Il ressentait le danger mais à aucun moment il ne pensa qu’il était plus simple de s’éloigner, comme on le ferait face à un incendie. Quand il put étreindre la jeune fille pour la faire taire, sa force mêlée à la crainte d’entendre de nouveau des hurlements lui donnèrent une puissance démente. Lorsqu’il retira la main qu’il avait posée sur la bouche de la jeune fille, tous deux restèrent pétrifiés. Lui, par effroi et elle… n’était plus qu’un corps inerte ».
Nhât An fronça les sourcils. Un coin de sa bouche plissait d’écoeurement vers le bas.
– « Me ferais-tu une nouvelle promesse, Nhât An ? Je souhaiterais tant devenir la scène de moment doux, l’ami de gens heureux, le décor d’un bonheur indéfectible ».
J’obtins ma promesse. Devenu jeune homme, Nhât An vint un jour accompagné d’une amie dont il m’avait tant parlée. Hông Khanh et lui passaient des heures à discuter sur le tapis rouge que je leur réservai dès que je les entendais arriver. Je continuais de recevoir ma visite quotidienne. Parfois Nhât An venait seul. L’amour l’avait rendu plus taiseux. Puis, un matin, juste après le lever du soleil, j’assistai au spectacle le plus éclatant qui soit. Assis face à Hông Khanh, mon ami lui prit la main. De ses doigts tout légers, il se mit à caresser sa paume, puis à suivre le dessin de ses veines. La jeune femme éclata de rire.
– « Ca chatouille ! »
Tandis que les deux s’étaient mis à pouffer devant moi, j’agitai doucement mes branches pour égayer ce tableau déjà superbe de petites touches rouges.
Les années qui suivirent m’offrirent la douceur dont j’avais tant rêvée. Des enfants foulaient à présent le sol grenat à mes pieds. Deux, puis trois. Autour de moi, Nhât An et sa famille dansaient, jouaient, les petits chevauchant les plus grosses de mes racines comme si elles allaient les mener à l’autre bout du monde.
Pas un jour, Nhât An ne manqua de me rendre visite. Seul ou avec les siens. Il en fut ainsi même lorsqu’il devint un bien vieil homme, le visage aussi craquelé qu’un tronc d’arbre. Il lui arrivait parfois de s’assoupir sur son matelas couleur de feu. A l’un de ses réveils, je l’entendis une fois soupirer.
– « Je me sens fatigué.
– tu n’as plus cinq ans Nhât An. Accepte-le.
– Facile à dire lorsque l’on peut vivre des siècles et garder éternellement une voix de demoiselle.
– Tu es bien le seul à l’entendre, cette voix. Elle n’a que le timbre que tu veux bien lui trouver. Je ne suis qu’un souffle, Nhât An.
– Mais je ne suis pas fou ! Depuis toutes ces années que tu me parles !
– Je ne parle qu’à qui veut m’entendre, t’ai-je déjà dit, voilà bien longtemps. La vie est ainsi faite. Nécessité ou désir, qu’importe. C’est une soif qui offre sa survie, et même son éternité, à la nature. Et l’homme reste un élément de cette nature. A quoi penses-tu, Nhât An ?
Aux rizières, au chemin de l’école, à mes enfants, surtout. Il eut un petit rire en prononçant ces paroles.
– A l’infini, en somme … »
Nhât An tenta de se relever. Puis se ravisa. Adossé à mon tronc, il semblait aussi lourd qu’une souche. Sa main frêle agrippa mes racines, chercha leur épaisseur. Après une grande inspiration, le vieil homme ferma les yeux.
Je fis trembler mes branches. Au bruissement du feuillage, un très léger sourire se dessina sur le visage de Nhât An. Qui restait immobile, alors que les feuilles rouges n’en finissaient plus de tomber sur lui.
Illustrations de Christophe Challange.