Quelle est ma voix ? D’où vient-elle ? Cette voix compte-t-elle ? Mais surtout, qui va l’entendre ? Cette voix compte-t-elle s’il n’y a personne pour l’écouter ?

Telles sont les questions qu’en tant que jeune poète, Ocean Vuong se pose depuis le début de sa carrière, tant on est averti qu’en littérature, mais bien plus certainement en poésie, on prend toujours le risque de crier dans le vide, de ne pas avoir de résonance dans la culture au sens large.

Ces questions, qui étaient déjà explorées dans un recueil de poèmes[1], forment le matériau essentiel de son premier roman, On earth we’re briefly gorgeous. Déjà encensé par les critiques et les prix littéraires américains les plus prestigieux, il est promis à une adaptation cinématographique à venir, alors qu’il n’est paru qu’en 2019.

À la fois roman autofictionnel et prose poétique, le texte se présente sous la forme d’une longue lettre qu’un fils adresse à sa mère – analphabète – qui ne la lira donc jamais. Cette lettre, sur laquelle le narrateur, Little Dog, couche des souvenirs enfouis, des aveux, des promesses et des espoirs tus, n’est pourtant pas un simple exercice de catharsis personnelle et familiale. C’est aussi, et surtout, un ars poetica : un texte qui explique pourquoi l’auteur écrit, et qui s’interroge sur les potentialités de la langue, sur la façon dont la poésie retranscrit les silences, sublime la violence, et le pouvoir qu’elle offre à une jeune génération d’artistes de traduire les blessures de leurs aïeux.

En ce sens, parce que ce livre réfléchit en permanence aux profondeurs, pas uniquement d’une seule langue, l’anglais, mais aussi à la langue maternelle, ce « vietnamien brisé » et à une troisième langue, traduite en des termes extraverbaux (violence physique, épisodes de démence, tendresse inopinée et innocente[2]), tout en jouant de leur inter-malléabilité, sa traduction française aurait pu susciter la crainte d’un défi presque impossible à relever. Parue en janvier 2021 aux éditions Gallimard sous le titre Un bref instant de splendeur, elle tient parfaitement ses promesses.

Un langage de guerre

Pour Vuong, poser la question des origines revient irrémédiablement à remonter à un moment de violence géopolitique. Ainsi, il prend appui sur Apollinaire : tant qu’il y aura des soldats, il y aura des poètes.

Dans la trame du récit, le motif de la guerre justifie d’ailleurs la seule raison d’être du narrateur : raison d’être né, mais aussi raison d’être poète. (« Depuis tout ce temps je me disais que nous étions nés de la guerre – mais je me trompais, Maman. Nous sommes nés de la beauté. », p.270).

Cette guerre, c’est avant tout celle du Vietnam. Elle traverse trois générations de personnages : le narrateur Little Dog, sa mère Rose, sa grand-mère Lan, tous les trois habités par une accoutumance à la violence (« Je ne savais pas que la guerre était toujours en toi, ni même qu’il y en avait eu une, de guerre, et qu’une fois que ça pénètre en vous ça ne vous quitte jamais – mais ne fait que résonner, un écho qui dessine le visage de votre propre fils. Boum. » p.15). Elle est d’ailleurs documentée par les inserts biographiques d’un autre prodige américain, produit de cette guerre : Tiger Woods (p.69 à 81).

Cette guerre, dont la grand-mère et la mère sont des survivantes dépouillées de prestige, hante la filiation familiale au point d’être tragiquement reproduite dans la relation amoureuse entre Little Dog et Trevor : mêmes rapports de domination, même mauvaise foi de l’un à l’égard de l’autre, et peut-être, mêmes opportunités de rédemption.

Cet ancrage aux profondeurs de la violence amène alors le narrateur à se revendiquer d’une colère sourdement permanente (« Je ne suis pas avec toi parce que je suis en guerre avec tout sauf toi. » p.223), au point d’ailleurs de s’approprier cette violence comme une technique d’écriture à part entière (« Je nous fais de nouveau voler en éclats pour pouvoir nous emmener ailleurs », p.83), et de considérer son métier d’écrivain comme un combat (« Bien joué, mec, m’a dit un jour un homme lors d’une soirée, tu fais un massacre avec ta poésie. Tu les exploses tous. » p.211).

Chanter, nommer, colorier

Dans cette lettre d’un fils à sa mère, l’analogie entre les deux se répète comme un refrain. Ce sont tous les deux des monstres auto-décrétés (« Tu es une mère, Maman. Tu es également un monstre. Mais j’en suis un aussi – et c’est pour ça que je peux me détourner de toi. C’est pour ça que j’ai choisi la plus solitaire des créations divines et t’ai placée à l’intérieur. » p.26).

Mais paradoxalement, la mère comme manucuriste et le fils, en sa qualité de poète, travaillent tous les deux au service de la beauté. De là, la construction d’un récit familial sublimé par une esthétique des couleurs, au premier rang desquelles se transmet la couleur rose. Le rose est la couleur des ongles que peint la mère, la couleur du premier vélo qu’a reçu le narrateur, mais c’est surtout le prénom de la mère (Hong en vietnamien, Rose en français). En tant que nom, il cristallise alors toute une philosophie de la résilience  (« C’est seulement en prononçant le mot que je prends conscience que les roses sont aussi l’anagramme, presque le palindrome du mot essor. Qu’en appelant ton nom, je t’invite en miroir à te dresser. Je le dis comme si c’était la seule réponse à ta question – comme si un nom était aussi un son dans lequel on peut nous trouver. Où suis-je ? Où suis-je ? Tu es Rose, Maman. Tu as pris ton essor[3]. » p.252).

Chez Vuong, les couleurs s’enrobent d’une esthétique de la revendication. Si le rose est la couleur de la « monstruosité » gay, (« à la récré le lendemain, les gosses m’appelleraient taré, tapette, tarlouze. J’apprendrais, bien plus tard, que ces mots étaient également des itérations de monstre. » p.25) ; le jaune est alors celle de la condition asiatique. Ainsi, dans un souvenir, Little Dog raconte ce rituel d’enfance qui consistait à se forcer à boire du lait, non pour grandir, mais dans « l’espoir de voir un garçon jaune prendre de la valeur grâce à la blancheur qui disparaissait en [lui] » (p.41). « Le lait allait effacer tout le noir en moi, l’inonder de clarté », écrit Vuong. Plus grand, le narrateur se voit toujours ramené à son ethnicité dans le couple qu’il forme avec Trevor (« Il était blanc. J’étais jaune. Dans le noir, nos réalités nous embrasaient, nos actes nous terrassaient. » p.138).

Le nuancier de couleurs est aussi l’outil qui sert au poète à montrer les degrés d’émotions qui se nichent entre la vie et les processus de destruction et de mort, dans des environnements où l’on ne communique pas. Cette aptitude prend sens lorsque le narrateur évoque, p.265, avoir voulu, enfant, colorier une vache « de violet, d’orange, de rouge, d’auburn, de magenta, de bronze, de fuchsia, de gris pailleté, de vert citron », pour finalement se faire gronder par son instituteur.

C’est finalement pour rendre hommage à sa mère qu’il s’en saisira pleinement. À elle qui, dès le début du roman, se prend d’une « brusque envie de colorier »  (p.16).

Ocean Vuong à l’ Asian American Literary Festival en 2019. Crédits: lowking4 https://www.flickr.com/photos/73455099@N07/48458986647/

La langue maternelle

C’est avec Roland Barthes que ce roman entretient l’un des intertextes les plus évidents. L’hommage à la mère est motivé par la lecture de son Journal de deuil, que le linguiste a tenu pendant plus d’un an après la mort de la sienne. En découlent alors trois déclarations d’amour : à sa mère, à la langue (au sens large), et en guise de canal entre les deux, à la langue maternelle.

Le vietnamien, langue parlée par la mère, est questionné en plusieurs sens. D’abord, en des raisons sémantiques : que penser des mots de tendresse, lorsqu’ils sont parfois chargés d’ambiguïté ? Il est vrai que la polysémie de certaines expressions contribue au charme de cette langue : le vietnamien connaît des formes de sentiment affectueux qui lui sont propres. C’est particulièrement remarquable avec le mot nhớ, qui exprime à la fois le manque et le souvenir. Page 219, on lit : « Parfois, quand tu me demandes au téléphone : con nhớ mẹ không ? je tressaille, croyant que tu as voulu dire : Tu te souviens de moi ? – Tu me manques davantage que je ne me souviens de toi. »

Mais il est d’autres cas où le vietnamien trouve ses limites. Que faire lorsque le vocabulaire manque ? Lorsque la langue elle-même ne possède pas d’expression exempte de connotation dévoyée ? Lorsqu’il souhaite faire son coming-out, par exemple, Little Dog refuse d’ « utiliser le mot vietnamien pour ça. » Il explique, en substance :  «pê-dê – du français pédé, diminutif de pédéraste. Avant l’occupation française, notre langue vietnamienne n’avait pas de nom pour les corps queers […] et je ne voulais pas te présenter cette part de moi en utilisant le qualificatif qui désigne des criminels. » (p.159). 

Ces deux exemples ont le mérite de mettre en avant le souci perlocutoire auquel se heurtent la plupart des enfants dont la langue d’usage n’est pas la langue maternelle, et montre à quel point la double culture est à la fois une richesse, et une source d’inquiétudes.

Il en découle, en tout cas, que la langue maternelle en question est un vietnamien crypté, déchiqueté par le poids des silences familiaux : sa transmission a échoué. La conclusion que Vuong semble partiellement en tirer, c’est que le vietnamien n’est rien d’autre qu’un son, une musique : on l’écoute, on le comprend. Sa musicalité et sa complexité nous touchent. Mais ce que le vietnamien ne peut malheureusement pas, et c’est peut-être là le comble pour une langue, … c’est d’être utilisé pour parler. Notamment, ce n’est pas la langue la plus appropriée pour les aveux. Le poète choisit plus cyniquement de la décrire symboliquement comme un simple organe qui le lie secrètement à ses origines[4].

Il s’empare d’ailleurs de la question, p.47 : « Mais que se passe-t-il quand la langue maternelle est atrophiée ? Que se passe-t-il quand cette langue est non seulement le symbole d’un vide, mais un vide elle-même, quand cette langue a été coupée ? […] Le vietnamien que je possède est celui que tu m’as transmis, celui dont la diction et la syntaxe ne dépassent pas le niveau élémentaire. » Il observe donc que « notre langue maternelle n’a rien d’une mère : c’est une orpheline », et de là, en formule tout un projet d’écriture. « Maman, s’exprimer dans notre langue maternelle, c’est parler seulement partiellement vietnamien, mais entièrement en guerre. »

Ainsi, au même titre que la guerre est un motif d’écriture, le vietnamien rompu est un prétexte au pari d’entrer en poésie : il s’agit finalement de traduire des silences, de « combler des blancs et des bégaiements », de parler au nom de quelqu’un d’autre (« J’ai retiré notre langue et arboré mon anglais comme un masque, afin que les autres voient mon visage, et par conséquent, le tien. » p.47), et enfin, de sublimer et d’immortaliser ceux qui n’ont pas de voix (« Mais en écrivant, […] je te change, t’embellis et te conserve à la fois. » p.106).

La langue comme un personnage à part entière

Objet littéraire hybride parfaitement assumé, le texte de Vuong est à la fois espace de commentaire mais aussi laboratoire d’expériences sur la langue, où tel discours sur la syntaxe produit du sens sur le récit, et vice-versa.

Le matériau de base y est d’ailleurs la phrase. À partir de la page 185, elle s’échappe de la structure prosaïque pour se confronter à des manipulations plus audacieuses. Le travail sur le format du vers, et plus particulièrement sur la marge de droite, fonctionne comme les lignes d’une falaise. Il s’agit, par l’écriture, de trouver un moyen de traduire les blancs et les silences autrement que par des métaphores.

La réflexion sur la phrase passe également par un questionnement sur la ponctuation : la virgule, signifiant l’enchaînement, et le point pour la fin (« N’est-ce pas la chose la plus triste, Maman ? Une virgule qu’on force à être un point ? » p.200). En se substituant parfois aux personnages, la ponctuation et la syntaxe deviennent alors elles-mêmes des personnages à part entière. Il arrive d’ailleurs que le narrateur désigne explicitement sa relation avec sa mère ou son amant en des termes de linguistique : « Une personne à côté d’une personne à l’intérieur d’une vie. On appelle ça la parataxe. On appelle ça l’avenir. » p.223

De cette manière, le motif de la virgule revient à plusieurs reprises : il s’agit de la cicatrice sur le cou de Trevor que Little Dog embrasse[5] (p.188), ce sont les clés d’une porte[6] (p.192), ou bien encore le fœtus à l’intérieur d’une mère[7] (p.170). Ce signe de ponctuation se prête aux interprétations symboliques les plus variées : tantôt outil de division, tantôt ligne de seuil entre deux univers, parfois outil de rejet, servant à reporter une conclusion à plus tard[8]… Sans doute, le travail de la phrase chez Vuong mime, en des termes d’expérimentations linguistiques, une réflexion plus globale sur les relations entre les individus, sur la porosité variable des rapports qui les lient.

Il est possible que pour le poète, traduire de telles préoccupations dans un cadre d’inspiration aussi technique soit un parti pris : c’est peut-être le meilleur moyen d’exercer un contrôle sur des questions auxquelles, tout compte fait, aucune réponse n’est définitivement satisfaisante.

C’est aussi une manière d’évoquer de façon maîtrisée et pudique des situations de soumission, en contournant l’écueil du déversement larmoyant et victimaire : pour la mère, la nécessité de dire désolée au salon de manucure lorsqu’il n’y a aucune raison de s’excuser[9], ou bien pour le fils, celle de prendre le rôle du passif dans l’acte sexuel[10]. Voilà des exemples où le raisonnement grammatical apporte une réponse rassurante : au lieu de ne penser les rapports qu’en termes d’opposition systématique entre domination et soumission, pourquoi ne pas préférer la subordination, et la logique d’interdépendance qu’elle induit[11] ?

Le premier roman de Vuong, pour toutes ces raisons, réussit le pari de réunir en un seul texte ce à quoi devrait œuvrer tout projet poétique un tant soit peu ambitieux : se saisir des silences et des blessures pour fabriquer une nouvelle voix singulière. Une voix qui, lorsqu’elle ne s’analyse pas elle-même, s’exprime au nom de quelques oubliés de l’espace dominant – en premier lieu, la parole queer, asiatique. Une voix, également, qui bien que construite dans la violence, peut la magnifier, pour n’en extraire que la beauté prise dans ce qu’elle présente de plus vulnérable : ce « bref instant de splendeur ». On retiendra de cette œuvre qu’elle a vocation à être un triple manifeste : de la cause intersectionnelle d’une part, esthétique d’autre part, mais surtout et définitivement, de l’inépuisable potentiel créateur et consolateur de la langue.


[1] Ocean Vuong, Ciel de nuit blessé par balles, trad. Marc Charron, préface de Kim Thuy, Montréal, Mémoire d’encrier, 2017, 122 p.

[2] « Il est vrai qu’en vietnamien, nous disons rarement Je t’aime, et quand nous le faisons, c’est presque toujours en anglais. La manière la plus claire de déclarer son attachement et son amour, pour nous, c’est de rendre service : moi qui arrache des cheveux blancs, toi qui te colles contre ton fils pour absorber les turbulences d’un avion, et donc sa peur », p.49

[3]             Dans la version originale, le narrateur observe que Rose, la traduction du prénom Hong, est le prétérit de « rise ».

[4]             « Un placenta pèse en moyenne à peu près sept cents grammes. C’est un organe jetable où s’échangent les nutriments, les hormones et les déchets entre la mère et le fœtus. De cette manière, le placenta est une sorte de langage – peut-être le tout premier, notre véritable langue maternelle. » p.168

[5]             « Trevor l’enfant à la cicatrice au cou comme une virgule. Une virgule où – tu poses maintenant ta bouche. » p.188

[6]             « L’homme avec ses clés, les virgules des portes. » p.192

[7]             « Ce n’est pas un hasard, Maman, que la virgule ressemble à un fœtus – cette courbe de prolongement. Nous avons tous un jour été à l’intérieur de nos mères, à dire, de tout notre être recourbé et silencieux, encore, encore, encore, encore. » p.170

[8]             C’est peut-être à la lumière de ces jeux poétiques que l’on interprétera l’allusion au kipuka, p.202, « le bout de terre épargné après le passage d’une coulée de lave dévalant une colline », comparable au procédé de l’apposition en syntaxe. « Ce n’est que par sa persistance qu’il acquiert un nom », écrit Vuong. « Couché sur la natte avec toi, je ne peux m’empêcher de vouloir que nous soyons notre propre kipuka, notre propre lendemain de catastrophe, visible. »

[9]             « Au salon de manucure, désolée est un outil qu’on utilise pour brosser dans le sens du poil jusqu’à ce que le mot lui-même se change en monnaie. Il ne représente plus uniquement une excuse, il insiste, il rappelle : Je suis là, juste là, en dessous de vous. […] Au salon de manucure, la définition qu’on peut avoir de désolée se brouille pour créer un mot totalement nouveau, un mot qu’on charge et qu’on réutilise pour exprimer simultanément le pouvoir et l’avilissement. Être désolée est payant, être désolée même ou surtout quand on n’a aucun tort, vaut toutes les syllabes d’autodénigrement qu’autorise la bouche. Parce que cette bouche doit manger. » p.114

[10]           « À cette époque, la violence était déjà chose ordinaire à mes yeux, c’était ce que je connaissais, en fin de compte, de l’amour. Dé. Fonce. Moi. C’était bon de mettre un nom sur ce qui m’arrivait déjà tout le temps dans ma vie. Je me faisais défoncer, enfin, par choix. » p.147

[11] « Car la soumission, comme je l’ai vite appris, était aussi une forme de pouvoir. […]. J’avais un choix, un savoir-faire : son ascension ou sa chute dépendent de ma volonté de lui faire de la place, car on ne peut s’élever sans s’élever au-dessus de quelque chose. » p.146

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Kim Lan Hoang-Thuy est professeure de Lettres. Elle enseigne dans un collège public de la région parisienne.

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