Cette compagnie, héritière d’un art ancestral, a failli disparaître sous le régime de Pol Pot. Dans les années 1990, la princesse Buppha Devi Norodom lui offre un nouveau souffle, assistée par le prince Tesso Sisowath qui veille aujourd’hui au rayonnement international de la troupe. Un reportage de Victoria Khanh pour Les Cahiers du Nem, avec des photographies de Laurent Weyl.

A Phnom Penh, c’est dans un petit théâtre jouxtant le musée national du Cambodge que la troupe du ballet royal a l’habitude de faire ses répétitions. Lors d’une générale, près d’une vingtaine de personnes, concertistes et danseurs, se bousculent en coulisse. Les premières musiques qui se distinguent sur scène sont le crissement des soies et le bruit de pas feutrés. Des jeunes filles commencent par s’attacher les cheveux en hâte, retirent leurs baskets et abandonnent leurs affaires en boule dans un coin. Bientôt, leurs yeux noirs scintilleront comme des alevins à peine éclos. Leurs bras, leurs chevilles, leur buste même se pareront d’or.

Les costumes sont sans bouton et sans velcro, tout est cousu à chaque représentation. Crédits Laurent Weyl.

Pour l’heure, les voici s’enroulant dans de larges brocarts. Tout juste corsetée, une future Apsara – nymphe émergeant des eaux – se laisse enfermer dans le tissu dont un autre danseur plisse avec méthode l’un des pans pour le ramener jusqu’à la taille de sa camarade. Tout comme pour le corsage, l’étoffe une fois repliée est cousue au fil d’or. Pas de bouton ni de fermeture. Ce travail minutieux, et répété avant chaque représentation, est l’un des apanages du ballet royal. Il justifie aussi que son art ait été inscrit au patrimoine mondial immatériel de l’UNESCO.

Veste traditionnelle, pantalon noir, le prince Tesso Sisowath, cousin du roi Sihamoni, veille au bon déroulement des opérations. Il arpente la scène pour vérifier les détails de chaque costume ou pour aider les artistes à se coiffer. « Le ballet royal possède le même socle que les danses traditionnelles thaïlandaises, précise-t-il. Il met en scène le Ramayana, épopée fondatrice de l’hindouisme. Mais son excellence procède de la quête inlassable d’une gestuelle pure, telle qu’elle était pratiquée du temps de l’empire d’Angkor ». Silhouette de gymnaste, la voix aussi légère que le délié des jeunes femmes qui s’entraînent autour de lui, cet expert, aujourd’hui chargé de faire connaître l’art sacré khmer par-delà les frontières, ne manque aucune répétition. Et pendant les cours dispensés aux enfants de la compagnie, il n’est pas rare de le voir se glisser dans les rangs pour aider l’un des « petits rats » dans l’exécution d’un mouvement.

A cinquante-huit ans, ce descendant du roi Sisowath, qui régna de 1928 à 1941, connaît encore par cœur la danse des Apsaras. « Cette chorégraphie est entrée au répertoire grâce à la reine Kossomak, grand-mère du roi actuel et sœur cadette de ma grand-mère, Thavet Roeungsi. A l’époque, la souveraine fait étudier les fresques d’Angkor Vat et utilise sa fortune personnelle pour renforcer le prestige du ballet royal ». Kossomak fait refabriquer des bijoux, des costumes et permet la création de cette pièce autour des Apsaras, ces messagères des dieux et des rois. Ces nymphes à la beauté envoûtante sont chargées d’installer la paix sur terre.

Ballet Royal du Cambodge. Ici, au Musée National avec à droite le Prince Tesso qui s’occupe des tournées internationales de la troupe et de la promotion de cette danse traditionnelle. Crédits Laurent Weyl.

Sur la scène, les danseuses sont presque prêtes. Leur professeur, Voan Savai, les aide à revêtir leur coiffe éclatante, dont elles supportent le poids avec une grâce aérienne. Mues en créatures célestes, les voilà prêtes pour la générale. Leur placidité est un gage de perfection. Leurs mouvements font revivre la statuaire des temples anciens. Leurs doigts s’écartent tels les brins d’un éventail puis se courbent avec un naturel sidérant vers l’extérieur, leur coude se creuse, les pointes de leurs orteils se dressent à l’extrême.

Buppha Devi, Etoile du Ballet royal puis ministre, sauve l’art khmer de l’oubli

La professeure de danse, Mme Voan Savai, avant le spectacle au théâtre du Musée National. Crédits Laurent Weyl.

Madame Savai guide la chorégraphie. A presque soixante-neuf ans, elle exécute, imperturbable, des gestes précis et légers. Devenue danseuse à l’âge de douze ans, elle a été l’une des plus grandes interprètes du ballet. En 1966, elle est même choisie par la reine Kossomak pour remplacer la princesse Buppha Devi lors d’une représentation. « Quel honneur, se souvient Voan Savai. Je n’avais que quinze ans. »

Buppha Devi, fille du roi Sihanouk, était le visage de la compagnie. Elle le restera jusqu’à sa mort, en 2019. Le public se souvient de l’ovation qu’elle reçoit en 1964, sur la scène de l’opéra Garnier. Son père est alors en visite officielle à Paris. Le triomphe du ballet royal est tel que, le lendemain, la presse fait remarquer la déférence témoignée par le général de Gaulle à l’artiste. « Son style était particulier, commente le prince Tesso. Buppha Devi est bien l’une des rares danseuses qui n’ait jamais eu besoin d’être parfaite. Elle était le charme et la grâce incarnés ».

Ballet Royal du Cambodge. Crédits Laurent Weyl.

Nommée Prima Ballerina par la reine Kossamak à l’âge de quinze ans, la princesse se battra toute sa vie pour préserver l’œuvre accomplie par sa grand-mère. En 1991, à son retour d’exil, il lui faut tout reprendre depuis le début. Les danseuses du ballet royal avaient presque toutes disparu. Représentant à la fois un art sacré et royal, beaucoup d’entre elles ont été tuées par les Khmers Rouges. Certaines ont pu fuir. La professeure Voan Savai n’avait pour sa part pas osé s’éloigner du Cambodge : « Je suis restée tout près de la frontière, du côté thaïlandais. Quitter mon pays me fendait le cœur ». Dans les camps de réfugiés, elle parvient à monter une petite troupe avec des enfants. Et transmet comme elle peut une parcelle de magie alors que, « de l’autre côté », le paysage s’enflamme.

Avec les rescapées, celles qui ont pu camoufler leur grâce naturelle, la compagnie se reforme sous la houlette de Buppha Devi. Une trentaine de ballerines doivent travailler sans relâche pour renouer avec une gestuelle, retrouver leur souplesse. Devenue ministre de la culture en 1999, la fille du roi crée un conservatoire où plusieurs centaines de jeunes sont inscrits. Le répertoire du Ballet ressuscite ; les chorégraphies sont désormais consignées dans des archives. En 2003, la princesse parvient même à offrir une forme d’éternité à l’institution royale en faisant classer l’art sacré khmer au patrimoine immatériel de l’UNESCO.

Quand Rodin dessine le ballet khmer

Au pied du Wat Phnom, le prince Tesso se recueille face à la statue de son ancêtre, le roi Sisowath. Crédits Laurent Weyl.

« Buppha Devi répétait sans cesse que le ballet ne lui appartenait pas », rappelle Tesso Sisowath. Pour le prince, également élevé en exil à Paris et rentré au Cambodge en 2005, l’un des défis les plus importants de l’institution est de rayonner à l’étranger. « Nous avons récemment innové avec une création née d’un songe de Rodin, qui avait immortalisé les danseuses cambodgiennes dans ses aquarelles. Le sculpteur les avait saluées pour « avoir donné tout ce que l’antique peut contenir, leur antique à elles, qui vaut le nôtre ». Mais lors de ses tournées, la troupe présente de préférence les pièces classiques de son répertoire ».  Son évolution tient autant, si ce n’est plus, à de nouvelles mises en scène ou de nouveaux costumes qu’à la création de chorégraphies inédites. Le mouvement lui-même n’est rien sans le récit. Et le Ballet royal renvoie à jamais aux bas-reliefs d’Angkor Vat comme il symbolise la résurrection après le génocide khmer rouge. Ses meilleures danseuses doivent pouvoir interpréter toutes les déesses de la cosmogonie du Cambodge.

« Les Apsaras, nées du barattage de l’océan pour en extraire l’élixir d’immortalité, sont les plus célèbres mais il y a aussi la divinité de l’eau, Moni Mekhala, combattant l’esprit de la tempête. Tous ces personnages retracent la lutte entre dieux et démons pour le partage du monde ».  Tandis que tambours, flûtes et cymbales ajustent leur rythme sur la scène du petit théâtre, les danseurs et danseuses jaillissent des coulisses en se pressant à petites foulées. Bientôt, une mélopée s’élèvera dans les airs. Puis sous la lumière, génies, nymphes et déesses déploieront leur ronde hypnotique.


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