Balayant près de 150 ans de migrations, l’exposition « Immigrations est et sud-est asiatiques depuis 1860 » présentée au Musée national de l’histoire de l’immigration met en lumière, à rebours des clichés, un impensé de l’histoire migratoire française : la présence ancienne, et par moment importante, de communautés asiatiques sur le sol français. Romain Ouertal a visité l’exposition pour les Cahiers du Nem.
Deux soldats d’origine asiatique, le visage marqué par la fatigue, se rasant les cheveux sur le front britannique pendant la Première guerre mondiale devant du linge en train de sécher. La photo est sépia. L’un est assis, l’autre debout et tient la tête du premier, visiblement concentré pour ne pas le blesser avec le rasoir qu’il semble tenir entre ses mains. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Comment s’appellent-ils ? La photo ne le dit pas, pas plus que le petit écriteau apposé à ses côtés. Deux témoins anonymes d’une page d’histoire française et une parfaite métaphore de ce récit souvent méconnu qui est celui de l’immigration asiatique en France. La photo fait partie de celles qui ouvrent l’exposition « Immigrations est et sud-est asiatiques depuis 1860 », présentée jusqu’au 18 février 2024 au Musée national de l’histoire de l’immigration, à Paris. Des premières ambassades japonaises, annamites ou siamoises venues à la rencontre du Second Empire dans les années 1860, en passant par les expositions universelles, les deux guerres mondiales, le rapatriement des populations Hmong après la guerre d’Indochine, l’arrivée des réfugiés d’Asie du Sud-Est jusqu’aux années 1990, celle-ci dresse un portrait exhaustif, documenté et chiffré de ces mouvements de population.
À travers un parcours chronologique, l’exposition aide à remettre des repères pour aborder la question de la présence asiatique en France, l’importance de cette dernière à certaine période de l’histoire récente ayant bien souvent été oblitérée. Qui se souvient que pendant la Première guerre mondiale, 43 000 combattants venus d’Indochine furent engagés sur le sol français ? Que près de 49 000 travailleurs indochinois et 140 000 Chinois les rejoignirent pour remplacer temporairement dans les usines les hommes partis au front ? Le premier conflit mondial a pourtant représenté un véritable tournant, l’immigration asiatique en France, essentiellement l’œuvre de mission diplomatique depuis 1860, étant soudain devenue massive. Souvent mis à l’écart de la population française, quelques milliers de ces travailleurs décideront, malgré tout, de rester sur place à la fin du conflit. Par-delà les constats chiffrés, la présentation revient ainsi sur les préjugés auxquels ont dû et doivent toujours se confronter les communautés asiatiques, comme l’a récemment rappelé la pandémie du Covid-19 et les attitudes discriminatoires auxquelles elle a pu donner lieu. Par-delà les constats chiffrés, la présentation revient sur les préjugés auxquels ont dû et doivent toujours se confronter les communautés asiatiques, comme l’a récemment rappelé la pandémie du Covid-19 et les attitudes discriminatoires auxquelles elle a pu donner lieu. L’un de ses angles morts est peut-être de passer trop rapidement sur la vie politique interne à ces communautés, notamment sur les débats qui continuent à les relier à leurs pays d’origine ou encore sur les opérations d’influence dont elles peuvent faire l’objet depuis l’étranger.
Aujourd’hui, 6 % de la population immigrée en France vient de Chine, du Vietnam, du Cambodge, du Japon, de Corée, du Laos, de Thaïlande ou des Philippines. Une donnée à laquelle on peut ajouter celle des descendants d’immigrés installés en France (en 2019, 153 000 personnes avaient, par exemple, au moins un parent né au Vietnam, au Laos ou au Cambodge).
Mosaïque de la présence asiatique
Si elle est riche en chiffres, la grande force de l’exposition est surtout de présenter certains parcours individuels, formant une mosaïque de la présence asiatique s’entremêlant avec l’histoire française. On croise ainsi les trajectoires de « célébrités » et de parfaits inconnus. Au détour d’une salle, on verra la fiche de renseignement que la Sûreté Générale alimentait sur Nguyen Ai Quôc, futur Hô Chi Minh, lors de sa présence à Paris dans les années 1910 et 1920. Ou encore le titre de séjour de Deng Xiaoping, venu travailler en France en 1923 dans le cadre du mouvement « Travail-étude », un dispositif qui enverra entre 3 et 4 000 étudiants chinois en France entre 1912 et 1927, dont de futurs leaders communistes.
Mais aussi ces douilles d’obus récupérées par des ouvriers d’origine chinoise pendant la Première guerre mondiale et transformées en vases gravés de motifs de dragon. Ou encore ces photos montrant la vie quotidienne dans les camps des rapatriés d’Indochine de Sainte-Livrade-sur-Lot ou de Noyant-d’Allier, ou encore le quotidien de familles dans le 13e arrondissement de Paris. L’un des derniers documents présentés est le carnet d’une étudiante coréenne venue en France et tentant de retranscrire le sens d’expressions françaises entendues durant la journée : « on ne change pas une équipe qui gagne », « manger comme un cochon »… Autant de témoignages simples de l’imbrication des cultures à l’œuvre, permettant de rappeler ce fait, souvent oublié, hier comme aujourd’hui : derrière ce mot trop abstrait, « immigration », c’est de vies humaines et de destinées individuelles dont il est question.
« Immigrations est et sud-est asiatiques depuis 1860 ». Musée national de l’histoire de l’immigration, Palais de la Porte Dorée, 293 avenue Daumesnil, Paris 12e. Jusqu’au 18 février 2024.