De l’exil à l’autofiction dans l’œuvre de Cécile Pin, Les Âmes errantes
« Les âmes errantes » est un livre qui traite de ceux que l’on laisse derrière soi et que l’on n’oublie pas, des parents perdus et de leurs aspirations à honorer dans un pays que l’on découvre. C’est un témoignage qui nous invite à regarder de plus près l’histoire de la migration vietnamienne en Angleterre, d’hier à aujourd’hui.
Cécile Pin a grandi en France et est installée à Londres depuis une dizaine d’années. Après des études en philosophie, elle a travaillé dans l’édition et se consacre aujourd’hui à l’écriture.
Son premier roman, largement inspiré de son histoire familiale, raconte le parcours d’une fratrie, sur le temps long, du départ du Vietnam jusqu’à l’Angleterre contemporaine. Cette œuvre s’inscrit dans la lignée de romans et romans graphiques déjà présentés ici ou ailleurs comme ceux de Marcelino Truong, Clément Baloup, Thi Bui, ou Émilie Tôn.
L’idée n’est pas d’en faire une analyse stylistique mais de s’appuyer sur le récit pour mettre en avant certains aspects de la diaspora vietnamienne de Grande-Bretagne et offrir aux lecteurs des éléments de contexte pour aller plus loin dans la compréhension du livre.
L’ouvrage se découpe en trois parties chronologiques et fait s’entrecroiser plusieurs trames narratives, plusieurs formes littéraires : un récit à la troisième personne qui suit l’évolution des personnages Anh, Minh et Thanh, la voix du frère défunt Dao, des extraits documentaires rapportés et quelques passages lors desquels l’autrice s’adresse à la première personne comme pour ouvrir et laisser le lecteur regarder la boîte noire pour faire part de son processus d’écriture.
Raconter l’exil, la traversée, les camps du Pacifique
Raconter le chemin de l’exil est devenu une thématique presque classique dans la littérature de la diaspora vietnamienne car c’est un événement central pour comprendre la mentalité qui découle des expériences de migration d’autant plus quand celles-ci sont difficiles, douloureuses, traumatiques et tragiques. Dans Nous avons fait de notre mieux (2018), Thi Bui raconte la naissance de son frère Tâm dans les conditions précaires du camp, à même le sol, sans médicaments. On se rappelle les chapitres consacrés au camp en Thaïlande du roman d’Emilie Tôn¸ Des rêves d’or et d’acier. Cela fait écho au court-métrage d’animation allemand Xanh (2023) de Lola, diffusé sur Arte, dans lequel le père alors installé en Allemagne, explique à quel point les horreurs qu’il a vécues à cette période de la vie l’ont marqué et lui font relativiser les tracas, voire les conflits de son quotidien qui lui paraitront toujours plus insignifiants que son passé.
Ko Kra (un ancien camp de Thaïlande) est évoqué dans un court passage qui donne à penser ce qui reste du passé de certains camps aujourd’hui comme lieux de tourisme où presque tout a été effacé. L’Australien Ashley Carruthers et l’historienne Boi Tran Huynh-Beattie décortiquent dans leur enquête de 2011 sur Pulau Galang les enjeux touristiques, diplomatiques et mémoriels qui s’ajoutent et s’opposent entre gouvernements locaux, parti communiste vietnamien et familles des diasporas. L’article mentionne également le besoin d’anciens réfugiés de revenir des décennies plus tard pour honorer les âmes errantes de leurs compagnons abandonnés. Dans son livre Body Counts: The Vietnam War and Militarized Refugees (2014), la chercheuse Yên Lê Espiritu, à l’initiative des études critiques sur les réfugiés (Critical Refugee Studies), développe un argumentaire expliquant comment la gestion des camps de réfugiés dans le Pacifique et l’accueil aux États-Unis contribuait à la victoire symbolique du gouvernement en se plaçant idéologiquement du côté du bien. Nous l’avons dit, Thatcher ne voulait pas de ces migrants et leurs conditions de vie n’ont pas été faciles.
La diaspora vietnamienne en Grande-Bretagne
Comme figuré dans le livre, 2009 marque la fin des 30 ans de clause de confidentialité et les journalistes et académiques accèdent enfin aux archives de l’année 1979 qui coïncide avec l’élection de Thatcher mais aussi le début du conflit sino-vietnamien et la vague d’exode des Vietnamiens des ethnies chinoises Hoa, alors persécutés. Ces documents dévoilent les coulisses de la crise migratoire de l’époque. Il faut rappeler que Margaret Thatcher, leader du clan conservateur, arrive dans un contexte d’inflation, de chômage, de grèves ouvrières et d’une crise du logement aggravée par un hiver exceptionnellement froid. Les documents révèlent alors sa réticence à accueillir les Vietnamien.nes et sa volonté de trouver des moyens juridiques pour ne pas assumer les devoirs de la société occidentale. Elle cèdera néanmoins et ce seront 10 000 réfugiés qui s’installeront en Grande-Bretagne, principalement à Londres, rejoints plus tard par autant de proches grâce au regroupement familial.
La sociologue britannique Tamsin Barber détaille la différence du traitement et de l’accueil accordés à celles et ceux qui bénéficient du premier programme d’accueil en 1979, avec le soutien de l’ONU, avec des logements, des formations professionnalisantes et des cours de langue, comme on peut le lire dans le roman, et les arrivées dans le cadre du regroupement familial que l’on estime être accompagnés par la famille. Elle rappelle que la majorité sont ethniquement chinois. Hong-Kong est à l’époque encore une colonie britannique et de nombreux navires sous pavillon britannique naviguaient dans les eaux où ont été récupérées les embarcations à la dérive, avant d’être emmenées dans des camps de réfugiés dans les différents pays du Pacifique.
Les conditions sociales de l’intégration, hier et aujourd’hui
En 2019, un chauffeur de poids-lourd s’arrête sur un parking. Sur son pare-brise est inscrit « The Ultimate Dream », le rêve ultime. Pour se faire un gros billet, il a accepté de jouer le passeur. Alors qu’il vérifie son chargement, il découvre les corps des 39 Vietnamien.nes pour qui, ironiquement et tragiquement, le rêve ultime d’une vie meilleure en Angleterre se révèle leur dernier. Le roman de Cécile Pin mentionne cette tragédie et souligne la continuité des horreurs, des âmes errantes qui continuent de hanter les routes migratoires en mer, sur terre, d’hier à aujourd’hui. Depuis cette affaire, des enquêtes ont été menées pour mieux connaître les réseaux de passeurs qui misent sur la discrétion. Rappelons ici brièvement quelle a été la réalité de cette migration dans les années 1980, telle qu’illustrée dans le roman, et quelle est la réalité actuelle.
Encore une fois, dans la lignée des ouvrages de la diaspora vietnamienne de nouvelle génération, ce roman constitue un témoignage soulignant les rêves, obstacles, désillusions et adaptations d’une famille venue refaire sa vie. Anh est la grande sœur, elle s’occupe de ses petits frères Minh et Thanh. Elle met de côté ses rêves personnels pour réaliser ce que les parents désiraient. L’originalité de ce roman écrit par une Française expatriée en Angleterre, c’est qu’il nous invite à regarder cette histoire et à cette communauté relativement peu connue dans l’Hexagone alors même que seule la Manche nous sépare et que celles et ceux qui veulent la traverser passent notamment par Calais.
Ici aussi, l’autrice décrit une réalité sociale, celle de l’Angleterre de la crise des années 1970, que nous aurions aimé voir, sentir un peu plus. Les personnages sont isolés, c’est peut-être un choix de se focaliser sur eux, mais on ne sait presque rien des interactions qu’ils ont avec les autres gens.
Qu’en est-il de la réalité actuelle, contemporaine ? Les études sociologiques ont montré un taux de chômage élevé pour la première génération. Les secteurs dans lesquels travaillent le plus les personnes d’origine vietnamienne sont l’hôtellerie, la restauration. À partir des années 1990, les salons de beauté, coiffure et manucure ont ouvert, soutenus par l’importation de produits et techniques des États-Unis (où réside la plus grosse communauté diasporique vietnamienne). L’industrie des « bars à ongles » a alors explosé dans les années 2000. Aujourd’hui c’est le premier secteur en termes de main d’œuvre, aussi bien légale qu’illégale. Les réseaux clandestins sont quant à eux destinés à la culture de cannabis.
Aujourd’hui, les réseaux de migration en Europe convergent vers l’Angleterre. La plupart viennent des régions pauvres du centre du Vietnam (Nghe An, Ha Tinh, Quang Binh), les mêmes régions d’où partaient beaucoup d’ouvriers pour aller se former et travailler dans le bloc soviétique dans les années 1980-90, ainsi que vers la Corée du Sud et le Japon dans les années 1990 et 2000. Les familles s’endettent pour emprunter l’équivalent de 15 à 35 000 euros pour payer le voyage qui passe par la Russie, la Tchéquie ou d’autres pays d’Europe centrale (les visas étant plus faciles à obtenir) avant de passer les frontières terrestres à pied ou en transport. Ensuite, le plus dur est la traversée de la Manche. Les 39 personnes décédées tragiquement avaient donc suivi ce même itinéraire, tandis que de nouvelles routes, via la Belgique et les Pays-Bas, semblent s’ouvrir. Les rapports montrent que certains essaient des dizaines de fois d’embarquer sous des camions. Les passeurs se trouvent à Calais mais recrutent directement en Asie par internet. En 2018, le camp d’Angres, appelé « Vietnam City », a été démantelé. Les estimations des organisations internationales donnent le chiffrede 18 000 personnes par an qui, depuis le Vietnam, entreraient illégalement en Europe.
Les défunts dans la diaspora
Le roman tire son titre de l’opération militaire « Wandering Soul » qui est décrite par une scène où l’autrice imagine des jeunes soldats partis en mission. Ils partent placer un haut-parleur dans la forêt, qui diffuse en boucle une cassette sur laquelle ont été enregistrés des sons et des messages censés incarner les fantômes, une tactique reposant sur la croyance vietnamienne selon laquelle les esprits des défunts n’ayant pas reçu de sépulture en bonne et due forme continueraient à errer. Cette technique faisait partie de l’arsenal de la guerre psychologique. La scène de l’hélicoptère d’Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola avec en fond la chevauchée des Walkyries de Wagner est devenue un classique, à tel point qu’elle est reprise (sans recul critique apparent) dans son esthétique dans le film de Spike Lee censé proposer une nouvelle vision de cette mémoire, à savoir Da 5 Bloods (2020) (film qu’il faudrait critiquer en bonne et due forme par ailleurs, plus tard). Toujours est-il que ces hélicoptères ont été utilisés pour diffuser des cris de fantômes, en s’appuyant sur les croyances vietnamiennes les plus importantes et intimes, le rapport aux défunts.
Les âmes errantes sont aussi les esprits des parents, des proches, notamment l’un des frères du personnage principal. Ce récit est ainsi un moyen de commémorer, un lieu de mémoire pour toutes celles et ceux qui ont péri dans l’exil. Quel regard est livré sur ces esprits ? Est-ce un regard occidental ou vietnamien ? Thúy Trinh Truong analyse comment Alexandre de Rhodes, dans sa perspective d’évangélisation, avait remarqué l’importance du culte des ancêtres, notamment les pratiques funéraires. Il existe tout un ensemble de rites qui garantissent le repos de l’âme du défunt. L’inhumation, les célébrations annuelles puis l’exhumation font partie de ceux-ci. Sans sépulture, l’âme est condamnée à errer et apporter le malheur et la malchance dans les lieux et auprès des personnes où il est.
La culture vietnamienne, la mythologie mais aussi la littérature vietnamienne et diasporique, abondent de personnages décédés, esprits ou fantômes. Des travaux anthropologiques comme Ghosts of War in Vietnam (2008) de Heonik Kwon et À l’épreuve de la possession (2018) de Paul Sorrentino nous renseignent sur les pratiques relatives aux défunts et le recours éventuel à un médium. À l’écran, Rithy Panh, dans Les tombeaux sans nom (2018), traite des âmes errantes au Cambodge. Le film documentaire de Toan Van Che, De passage (2018), illustre la place de l’enfant perdu dans la famille de son oncle. Dans la littérature diasporique, retenons par exemple la poétique question de la grand-mère d’Andrew Lam dans East Eats West (2010), qui demande si les fantômes peuvent traverser les océans. L’anthropologue Lê Huu Khoa nous répond que l’on s’exile toujours avec ses ancêtres. Ils nous accompagnent en tant que souvenirs, comme présences bienfaisantes, comme poids des traditions ou emportant avec eux une charge mémorielle (concept que je développe dans ma thèse). Dans sa somme sur l’anthropologie vietnamienne de 2009 parue aux Indes Savantes, il explique en quoi ces âmes errantes ou oan hồn sont aussi les orphelins, vagabonds, mendiants. Ils sont « sans famille ni origine, sans ancêtres ni terre » tels des êtres qui flottent « dans l’infini ».
Dans son roman, l’autrice fait parler le petit frère du personnage principal féminin, Dao et ses parents de manière indirecte, au discours rapporté. Elle explique dans une interview que cet exercice d’écriture a été pour autant le plus exigeant et fatiguant. Ces courts passages offrent des respirations, des prises de recul sur l’action et viennent enrichir le récit de souvenirs supplémentaires sur le passé. Pourtant, si on peut lire les interrogations et les regrets de l’enfant qui n’aura jamais la vie que les survivants ont eue, eux, ce fantôme-là n’est pas vraiment présent dans le livre. Je dirais que ce n’est pas un fantôme au sens vietnamien du terme. Il n’agit pas sur le monde et sur Anh, Minh ou Thanh qui gardent certes des souvenirs de lui mais ne semblent pas être affectés par le pouvoir de son esprit.
Ce manque de conscience et d’interaction entre les personnages et les esprits est bien regretté d’une certaine manière par ce Dao lui-même : « Oui, au début c’était rigolo. Mais très vite j’ai compris qu’être un fantôme, c’était fatiguant et qu’on était très seul. » Est-ce volontaire, ou bien un signe de la distance qui sépare peut-être l’autrice de ces âmes errantes ? N’est-ce pas un symptôme tragique de cette assimilation et acculturation décrite dans le livre qui arrache les nouveaux migrants et leurs descendants à leurs proches perdus et ancêtres ? Les âmes errantes, les fantômes se sont perdus entre les continents, entre les générations. Ils ont perdu leur lien avec les vivants et leur pouvoir d’agir, pourtant primordial, justement, dans la culture des ancêtres et qui donne toute son importance aux rites et coutumes de soin aux morts, au Vietnam comme dans la diaspora. Ce rapport aux esprits semble se perdre au fil des générations mais comme tout héritage culturel, il peut aussi toujours se réanimer. On pense au travail de l’artiste plasticienne Prune Phi et son œuvre Long distance call.
L’autofiction comme geste de mémoire
Le genre littéraire auquel appartient ce roman se situe entre la fiction inspirée de faits réels et le témoignage biographique, le mémoire (memoir, en anglais). Dans un cas ou dans l’autre, il ne s’agit pas de juger si le livre est bien écrit, si l’intrigue est captivante. On cherche à raconter et à montrer une certaine réalité. Cela nous interroge sur cette réalité qui est justement montrée ou décrite. Concernant les différents aspects mentionnés plus haut, j’aurais aimé, en tant que lecteur, lire davantage sur le contexte économique ou social de l’époque. J’aurais aimé comprendre un peu plus les enjeux qui conditionnent, chaque fois, la vie de ces personnages. De ce point de vue, on pourrait croire qu’il y a quelque chose de « vietnamien » dans le sens où ils semblent soumis à un destin inéluctable. Mais là encore, la force du destin ne semble pas non plus présente. On regarde les uns et les autres dériver, flotter à la surface du monde, pour survivre. On sent bien que de tels récits cherchent à redonner de la dignité à toutes celles et ceux qui ont vécu l’exil. On cherche à expliquer les sacrifices, les choix parfois regrettables des parents, oncles et tantes. Non pas pour les juger, mais pour reconnaître la difficulté de leurs parcours et exprimer la gratitude d’un héritage qu’ils ont réussi à transmettre malgré tout. Dans un entretien au journal Le Monde, l’autrice explique son geste concernant la mémoire de sa mère : « Elle a perdu ses parents et la moitié de sa fratrie, cinq frères et sœurs, avant d’arriver dans un camp en Thaïlande. De là, elle est ensuite partie en France. Je savais tout cela dans les grandes lignes, mais nous n’en avions jamais beaucoup parlé. D’année en année, elle pouvait ajouter un nouvel élément à son récit, comme dans un puzzle. » Un article du Nouvel Obs explique bien ce processus de « puzzle du passé tragique de sa mère » dont elle « recoud les trous du silence ». L’autrice confie en quoi la fiction a été une manière de prendre de la distance par rapport à son histoire intime. Ce geste de transposition du récit de sa mère à celui du personnage de son roman souligne alors le caractère presque « universel » de l’exil ou du moins tel qu’il a été vécu par des milliers (millions) de Boat People à l’époque et telle qu’elle continue de bouleverser des vies et des familles encore aujourd’hui.