Julien Le Hoangan, doctorant en sociologie qui travaille sur les problématiques liées aux mémoires familiales chez les personnes d’origine vietnamienne, a lu avec grand intérêt le roman d’Emilie Tôn, Des rêves d’or et d’acier. Dans cet article, il nous fait part de sa lecture, en même temps qu’il s’interroge sur les conditions de la « transmission », au centre de ses travaux de thèse.

Des rêves d’or et d’acier est un roman écrit par Emilie Tôn, publié à la fin de l’année 2022 par une jeune et petite maison d’édition, Hors d’atteinte, qui se dit féministe et veut contribuer aux luttes émancipatrices. Au moment où je termine la rédaction de ma thèse sur les questions de mémoire familiale chez les personnes d’origine vietnamienne, cette biographie d’un Vietnamien Cham réfugié dans l’est de la France recueillie et écrite par sa fille a évidemment attiré mon attention. Si ce n’est clairement pas le premier témoignage du genre, ce qui m’intéresse est aussi bien le livre comme récit que le geste d’écriture de la mémoire, d’autant qu’il y est mis en scène.

La transmission des rêves et des espoirs

L’ouvrage raconte une trajectoire : celle de l’exil du personnage principal, Liêm, depuis le Vietnam jusqu’à la France, en passant par le Cambodge et la Thaïlande. Entre l’or qui symbolise l’insouciance de l’enfance et l’acier qui fait référence aux usines de Lorraine, on suit pas à pas les déboires, les espoirs, le destin tragique à la fois d’un homme, d’une famille et de millions de réfugiés. La progression est donc chronologique et géographique. La première partie nous emmène dans le Vietnam d’avant 1975 dans les yeux d’un enfant, la seconde nous fait traverser le Cambodge et s’attarde sur la vie dans les camps en Thaïlande tandis que la dernière partie nous entraîne dans le quotidien de l’homme immigré que l’enfant est devenu.

Si le récit est construit comme un roman, l’autrice est  présente comme narratrice et les allers et retours entre l’action à la troisième personne et les incises personnelles donnent un rythme très agréable. Les nombreux passages en italique nous situent donc en dehors de l’histoire, dans les coulisses de l’écriture, auprès de l’autrice que l’on voit autant comme fille que comme enquêtrice. On pourrait croire que l’itinéraire de Liêm suffirait à faire un roman tant les aventures et les péripéties donnent de la consistance au récit. Pour autant, le livre est aussi une réflexion sur le rôle de la mémoire et sur l’impact de celle-ci sur le présent des jeunes générations. L’autrice dit en effet que ce qui la motive est d’explorer ce qu’a vécu son père, « ce héros anonyme », pour mieux comprendre qui il est aujourd’hui, notamment dans sa manière d’être père. Le récit est alors la matière d’une mémoire personnelle qui est interrogée par exemple du point de vue de la santé mentale. Enfin, si l’autrice-narratrice est bien en retrait, elle interroge subtilement sa propre destinée, sa propre trajectoire au sein de la lignée familiale et au sein du parcours migratoire de son père. Au fond, la question de la place des parents et des secondes générations est toujours-là, comme enjeu implicite et parfois explicité quand Émilie se confie sur ses doutes à faire des études supérieures en raison de son origine sociale. Le livre interroge donc la transmission des rêves et des espoirs.

Récit, roman, et identité narrative

Le récit commence par la description d’une séquence de télévision, ce qui n’est pas anodin. L’écriture très directe, efficace, précise amène le lecteur à s’interroger sur son propre jugement. Est-ce lié au fait que l’autrice soit journaliste ? Je remarque simplement à quel point les images nous viennent facilement à la lecture. Les descriptions sont là pour situer le décor dans lequel les actions s’enchaînent. Le livre est en quelque sorte écrit comme un film. Le style cinématographique interroge sur notre manière de percevoir le récit et l’histoire. L’autrice elle-même raconte que c’est à travers Hollywood qu’elle a découvert la guerre pour la première fois. Notre manière de nous représenter l’histoire du Vietnam, les périodes de guerre, même avec les récits des familles, est forcément imprégnée par cet imaginaire états-unien. C’est aussi justement pour cette raison qu’il est nécessaire de proposer d’autres récits, d’autres histoires pour repenser l’Histoire.

Cette grande Histoire, trame de fond des aventures du père, est finement rappelée et documentée pour permettre à un public non averti de saisir les enjeux politiques qui créent les situations décrites. De ce point de vue, on remarque la rigueur et la précision journalistique qui offre au roman une dimension pédagogique, ou en tous cas le rend accessible. Cette dimension documentaire nous questionne sur la valeur accordée au témoignage et à la place de la mémoire personnelle. Comme l’écrit Sabine Huynh dans Elvis à la radio sur ses souvenirs d’enfance et la mémoire en général, le vrai et le faux sont toujours mélangés. Nos souvenirs, notre mémoire sont une reproduction, une recomposition, une réécriture permanente. Cela ne doit pour autant pas affaiblir les récits qui sont toujours d’une certaine manière sincères, fidèles aux moments d’énonciation. C’est là que le travail d’histoire est nécessaire pour composer, à partir de différentes sources, du vrai ou du moins du vraisemblable.

Du point de vue sociologique, le récit vaut ainsi d’abord et surtout pour la personne qui le raconte dans la mesure où elle se raconte. Comme roman, le père est un personnage que l’on cherche à comprendre dans la construction de lui-même, dans ses choix et dans la manière dont l’histoire et les sociétés qu’il traverse conditionnent sa trajectoire, comment il lutte pour son libre-arbitre. Les souvenirs qu’il livre, imprécis ou incomplets, traduisent l’imperfection de la personne qu’il est, et transmettent sa « vérité ». En cela, ce personnage illustre bien le concept d’identité narrative développé par Paul Ricœur, c’est à dire l’idée que nous ne sommes que ce que nous voulons bien  raconter de nous, aux autres et à nous-mêmes. Dire cela, ce n’est pas délégitimer l’histoire mais pour interroger notre rapport à la vérité et à la fiction, à un moment de la création où les œuvres « tirées d’une histoire vraie » jouissent d’une réception différente de celle des œuvres de pure fiction.

Destins singuliers et universels

Ce livre a aussi trait aux dynamiques de transmission de mémoire. On dit souvent que les personnes asiatiques en général ne parlent pas, ne se confient pas et on attribue ce trait à la fois à la culture perçue comme « confucéenne » et à la psychologie des traumatismes. Ici, nous avons un beau contre-exemple avec un père qui « aime raconter » et qui est critique de la notion de traumatisme comme un « truc de Français », même si sans lui, bien évidemment, le récit sur lequel repose le livre n’aurait pas pu voir le jour. La question que je me suis posé dans mon travail de sociologie de la transmission de l’identité a plutôt été de savoir comment faire en sorte de libérer et faire circuler cette parole. Quelles sont les conditions qui favorisent la circulation des récits entres les parents et les enfants ?

Bien sûr, tout le monde n’est pas aussi loquace que le père et tout le monde n’a pas la capacité de recueillir et mettre en forme la mémoire orale pour en faire un livre. Mais il y a dans notre génération un engouement grandissant pour raconter les histoires des ancêtres et des proches avant qu’elles se perdent.

Le retour au pays est primordial dans la compréhension des souvenirs, des anecdotes. Ici aussi, comme toute une génération née à l’étranger, Emilie Tôn découvre un territoire, redécouvre la culture, la cuisine locale et puis une certaine façon de mettre en scène la mémoire. Comme dans le récit dessiné autoproduit par Mai dans lequel elle relate son retour, les visites dans les musées nationaux sont l’occasion d’approcher d’autres discours, d’autres récits, de faire face à d’autres images et d’autres imaginaires avec lesquels il y avait une distance. L’expérience du retour est capitale, ce que l’autrice écrit noir sur blanc : « J’ai alors dix-neuf ans, je visite le Viêt Nam pour la première fois et ce que je vois me laisse sans voix. » Son stage d’études au Cambodge lui laisse un peu de temps pour une exploration de la région, et le territoire, lieu d’une mémoire collective, est l’alibi parfait pour faire parler le père :

« L’ambiance est aux confidences. J’essaie de me projeter dans l’histoire de mon père, de marcher dans ses pas. Je lui demande :

– Ça a toujours été comme ça, le Cambodge ?

– Tu ne peux même pas imaginer. »

On lit, on sent et on devine dans ce roman, la proximité d’un père et sa fille. Pour autant, si l’écriture apparaît là comme le meilleur prétexte d’une transmission, il faut se garder d’idéaliser les postures. Lorsqu’elle souhaite partager des informations sur un moment et un lieu précis dans le parcours de son exil, son enthousiasme à démêler le passé contraste avec son envie, à lui, de ne plus y penser. « Je m’empresse de partager avec mon père cette information somme toute intéressante. Mais il ne comprend pas ma démarche : « Je n’ai jamais voulu y être. Pourquoi, toi, tu voudrais y aller ? »

Ce roman s’inscrit dans une série d’œuvres des nouvelles générations de personnes d’origine immigrée au sens large. Il traduit l’esprit d’une époque, d’une jeunesse qui cherche à valoriser un héritage dense et complexe mêlant histoire nationale, mémoire familiale, traditions culturelles et perspectives nouvelles sur l’identité raciale, les relations familiales et intergénérationnelles, la transmission et tout ce qui va avec.

On connaît toujours plus ou moins les grandes lignes des histoires nationales. Avec des récits comme celui-ci, ou comme le récent roman graphique Sống de Mai Anh et Pauline Guitton, ou encore les livres de Marcelino Truong et de Clément Baloup avant lui, on se plonge dans la matérialité du passé à partir des vies concrètes, incarnées et on se laisse affecter par les destins toujours à la fois singuliers et universels.

Emilie Tôn, Des rêves d’or et d’acier, Hors d’atteinte, 2022, 400 pages.

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Julien Le Hoangan est chercheur en sciences humaines et sociales. Français d'origine vietnamienne, il s'intéresse notamment aux questions sociales et politiques liées au Vietnam et ses diasporas.

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