Je me souviens de cette fois où je ne me souvenais plus de mon nom. Cela m’avait plu. Ainsi, je n’avais plus à répondre lorsqu’on me demandait : « Mais pourquoi tu es d’origine vietnamienne si tu as un nom français ? »
Je me souviens de ce jour où j’ai oublié ma race. Tout comme je me souviens du premier enfant qui, sans penser à mal car il ne faisait que répéter les mots des adultes, à la garderie de l’école, m’avait dit d’aller la niquer, cette même race. Oublier ma race m’avait plu. Dès lors, je n’avais plus rien à niquer.
Je me souviens de toutes ces fois où, au Vietnam, on m’a pointé du doigt dans la rue. Les enfants, les adultes. Un peu joyeux, ils disaient : « Tây, tây ! » (L’occidental, l’occidental !). Jusqu’à ma propre cousine qui un jour, parce qu’au début mon vietnamien n’était pas très bon, m’avait dit : « Je préfère parler anglais avec toi ». Je n’ai pas assez la gueule de la race qu’on m’envoie niquer, il faut croire. Quand on me disait « Tây », je répondais alors par réflexe, en m’appliquant pour prononcer de mon mieux : « Không phải là tây, là ta! » (Je ne suis pas un Occidental, je suis l’un des nôtres).
Je me souviens de cette fois où j’avais bu, et j’avais oublié mon âge. Ou alors, pour le plaisir, la sensation, j’avais menti sur celui-ci. C’était agréable. L’illusion d’une vie déjà plus longue. Peut-être même que j’avais menti sur ma vie entière. Imaginer un instant une autre vie que la mienne. Pas pour se faire mousser, non. Pour le plaisir d’être un autre. Ce soir-là, j’aurais pu m’inventer ta vie. Être une fiction pour se rappeler la fiction de l’essence.
Je me souviens d’être en train de me tenir devant un douanier, dans un poste-frontière dans les montagnes, à l’autre bout du monde. Il m’inspecte. Français ? Oui. Les Français et tous les étrangers doivent payer une taxe spéciale. 1 dollar américain. Ce n’était pas vrai, bien sûr, c’était pour se mettre le dollar dans la poche. Mais « Français », ça n’impressionnait pas mon douanier. Je refuse de payer le dollar supplémentaire, car je savais que mes papiers étaient en règle. J’y vais même au bluff. Je dis que j’ai un contact au comité populaire de la province. Mais le Coréen qui était avec moi dans la voiture, lui, il l’a payé, son dollar. Français, Coréen, ou Kirghize, aux yeux de mon douanier, ça ne voulait rien dire. Ce qui comptait, c’était oui, ou non.
J’ai ce sentiment d’être un usurpateur, chaque fois qu’on me donne un adjectif qualificatif, un titre professionnel, une couleur, une origine, une race. Je ne mérite rien de tout cela. Je ne veux ni étiquette ni code-barre. Je ne suis pas un produit à vendre, avec son « vécu », son « histoire », sur le marché de la visibilité des êtres humains.
Je ne suis pas blanc. Cela ne veut rien dire, blanc. En revanche, je suis la terre crayeuse que mes ancêtres journaliers des Deux-Sèvres ont brassé, jusqu’à y faire pousser quelques plants, un peu de vigne et des hêtres qu’on abat avant l’hiver pour mettre leurs troncs dans le feu.
Je ne suis pas jaune. Cela ne veut rien dire, jaune. En revanche, je suis les fruits que ma grand-mère mangeait et je suis la terre rouge et poussiéreuse qui collait aux pieds nus de mes ancêtres lorsqu’ils la foulaient au retour de leurs pêches dans le delta du Mékong.
Le seul camp dont je suis, c’est de ceux qu’on assassine. Je suis l’homme noir qu’un policier étouffe face contre le sol, un genou sur la nuque, le poids de trois corps sur le sien. Je suis cette jeune fille iranienne décapitée dans son sommeil par son père « pour l’honneur ». Je suis ce journaliste saoudien fouetté en place publique à cause des articles sur son blog. Je suis cet écrivain chinois qu’on a interné de force dans un hôpital psychiatrique. Je suis ce lanceur d’alertes qui révèle l’évasion fiscale des multinationales et qui reçoit tous les jours des menaces de mort. Je suis ce paysan cambodgien, ou congolais, qu’on exproprie pour que sa terre soit exploitée par des gens qui n’en ont pas besoin pour vivre, et qui finit par crever de faim. Je suis un Yéménite. Je suis un Syrien. Je suis un Ouïghour.
Je suis un être humain, et rien d’autre. Personne ne m’oblige à me définir. Mon seul devoir, et c’est pour pouvoir me regarder en face que je me l’impose, c’est de m’élever contre l’injustice.