Inspiré de son expérience de terrain, le journaliste de profession Jean Carrere signe un premier roman écrit depuis longtemps mais qu’il n’avait pas encore osé publier. Si l’action se déroule au Cambodge et les détails affluent pour rendre la narration prenante et réaliste, c’est avant-tout une plongée dans la détresse et la dérive intérieure d’un homme en décalage avec la société qui révèle les recoins sombres de notre humanité.
Jean Carrere a travaillé comme journaliste indépendant dans les pays que l’on retrouve dans son premier roman, Perdre. C’est un récit d’aventure sombre qui entraîne d’emblée le lecteur dans les pas et les déboires d’un journaliste perdu au Cambodge. Le style d’écriture peut susciter la gêne ou l’agacement car il reflète le caractère du personnage, à la fois faussement désinvolte et un peu vulgaire, mais sans tomber dans l’indignité. C’est justement cette tension, cette recherche d’équilibre souvent déroutante qui donne malgré tout à la narration son côté touchant et intéressant. Pour les Cahiers du Nem, je voudrais souligner la façon dont est décrite le Cambodge à travers le personnage, un regard qui réussit à échapper aux deux écueils de la vision occidentale touristique, tantôt naïve et superficielle, tantôt misérabiliste et pessimiste.
Le personnage principal est un journaliste de guerre, dépeint comme usé par la vie et le traumatisme qu’il peine à reconnaître. Son pessimisme se traduit par des comportements addictifs (sexe, drogues, alcool), largement décrits comme des stratégies de fuite qui se révèlent inefficaces. Malgré les vices évidents de son personnage, l’auteur réussit à susciter de l’empathie en dévoilant les failles qui l’ont conduit à cette descente aux enfers. C’est un anti-héros complexe, à la fois repoussant et touchant. Bien que l’intrigue principale se situe au Cambodge, les souvenirs du Proche-Orient et des conflits du XXIème siècle continuent de hanter celui qui semble ne plus avoir d’ancrage nulle part.
L’auteur parvient à instaurer une atmosphère digne d’une comédie délurée états-unienne telle le Very Bad Trip de Todd Phillips ou le Las Vegas Parano de de Terry Gilliam grâce à un style d’écriture frénétique, ponctué d’humour noir. Les scènes décalées et les situations extravagantes contribuent à cette ambiance délirante, tout en mettant en évidence le côté absurde de la vie du protagoniste. L’utilisation de dialogues crus et de descriptions brutes renforce cette immersion dans un univers chaotique. Finalement, si l’intrigue se situe au Cambodge, elle aurait pu se dérouler dans un autre pays. On sent en effet une sorte de détachement du narrateur, hors de ce qui lui arrive et hors du monde.
Dès les premières lignes, l’auteur refuse de présenter le Cambodge comme un décor exotique, le narrateur expose son dégoût du tourisme de masse comme pour prévenir le lecteur ou se rassurer de ne pas tomber dans les mêmes travers.
“J’observe ces aventuriers d’un genre nouveau, tous en tongs et en short – sur ça ils n’ont pas tort, j’ai gardé mon uniforme jean-chemise-boots et je sue à grosses gouttes – et ils me dépriment; Ils en sont sans doute à l’étape must see d’Angkor Wat recommandée par leur Lonely Planet et s’échangent des platitudes entre eux du style d’où tu viens ? […] Ils me donnent envie de gerber, mais ça, c’est peut-être la bière tiède; Après tout, ces gens sont sans doute très sympathiques et ont le droit de choisir les vacances qui leur plaisent.”
Au contraire, les personnages connaissent les lieux tout en y étant étrangers, marginaux. Ce sont des expatriés d’un genre particulier, des perdants qui restent. L’auteur utilise ce point de vue pour explorer les facettes les moins reluisantes de la société cambodgienne, mettant en lumière la pauvreté, la prostitution, la drogue et les arnaques aux touristes. À travers les yeux du personnage, le lecteur est confronté à une réalité brutale qui contraste avec l’image traditionnelle et idyllique souvent associée au pays. Pour autant, on ne tombe jamais dans le glauque ou le moralisme. Encore une fois, ceci grâce au fait que le regard de compassion ou d’empathie est toujours d’abord porté sur l’anti-héros blanc.
Pour autant, le personnage porte un regard cynique sur le monde, critiquant la superficialité des touristes tout en étant lui-même inconscient de sa propre aliénation. Il se croit lucide en dénonçant l’inauthenticité des expériences des autres, mais ne réalise pas qu’il est lui-même enfermé dans une vision pessimiste de la société. Son cynisme devient un moyen de se protéger de ses propres démons et de masquer sa vulnérabilité.
Les relations du protagoniste avec les autres personnages oscillent entre des interactions superficielles et des moments de connexion inattendus. Les autres compagnons tout aussi perdus qui l’entourent partagent une camaraderie née de la déchéance commune, créant des liens forts. Ces relations offrent des éclairages sur différentes facettes du protagoniste et renforcent le thème principale de la perte.
Au-delà des thèmes évoqués, le livre explore la dualité de la perception. Le protagoniste, en se considérant lucide, révèle sa propre cécité. Les thèmes de l’auto-illusion et de la fuite face à la réalité émergent à travers son personnage, invitant le lecteur à réfléchir sur la subjectivité de la perception et les mécanismes de défense psychologiques. On sort du livre comme on y est rentré, de manière un peu brutale, sans trop comprendre ce qui nous arrive. On pourra reprocher le rôle secondaire des Cambodgiens et Cambodgiennes. Malgré leur présence, le lecteur n’a pas accès à leur perception des choses. Dans tous les cas, que l’on aime ou non, il faut reconnaître la capacité du roman à nous bousculer et nous emporter dans l’aventure des personnages et la spirale de leurs déboires, et ce n’est jamais du temps perdu !
Perdre, de Jean Carrere, publié en août 2023 aux éditions Allia, 176 pages.
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