Peintre et illustrateur aux remarquables talents, auteur d’une œuvre abondante dont deux romans graphiques inspirés de son vécu franco-vietnamien, Une si jolie petite guerre et Give peace a chance, Marcelino Truong signe aujourd’hui 40 Hommes, 12 Fusils (Denoël Graphic). Sous-titrée Indochine 1954, cette fiction éclaire un aspect et un moment de la guerre d’Indochine, dont la bataille de Dien Bien Phu sonne la fin en 1954, avant que les accords de Genève ne signent la partition du pays entre Nord et Sud.
Fiction, ou plutôt comme le propose l’auteur « faction », c’est-à-dire une fiction (imaginée) élaborée sur la base de faits (vérifiés), « facts » en anglais. Comment écrire la guerre, ce creuset des littératures ? Les réponses innombrables vont des témoignages bruts jusqu’aux créations de l’imaginaire en passant par tous les genres de l’écrit et de l’image fixe ou animée. Marcelino Truong apporte ici sa réponse singulière, rigoureuse et créative à travers le regard de Minh, jeune artiste de bonne famille de Hanoï découvrant la guerre révolutionnaire vue depuis le côté viêt minh.
Un artiste, du bleu au rouge
« En 1954, explique Marcelino Truong au seuil de son roman graphique, si les Vietnamiens dans l’ensemble rêvaient d’indépendance, ils étaient divisés. Les uns voyaient la liberté en bleu tandis que les autres l’imaginaient en rouge. » Bleu : les Vietnamiens nationalistes derrière Bao Daï, alliés aux Français. Rouge : les Vietnamiens patriotes derrière Hô Chi Minh, alliés aux Chinois et aux Soviétiques. C’est ce camp rouge que découvre le héros, Minh, à son corps défendant. Avec sa dégaine d’artiste, son carton à dessin d’une main, un bouquet pour Lan, son aimée, de l’autre, ce jeune dandy amateur de jazz rêve, dans les rues « en couleur » de Hanoï, de « voir Paris, le Louvre, les impressionnistes, Juliette Gréco et Saint-Germain des Prés ». Il aspire à s’affranchir des conventions d’une société traditionnelle, de l’emprise paternelle, des parents « petits-bourgeois et étriqués » de Lan, laquelle lui rappelle qu’il est lui-même « le fils d’un grand mandarin menant une vie de bohème aux frais de sa famille ». La guerre n’est pas son affaire.
Mais on est en 1953, la guerre est bien là, comme le lui rappelle fermement son père en résumant la situation : « En 1945 nous soutenions presque tous Hô Chi Minh au nom de l’INDEPENDANCE ! Mais plus ça allait plus il devint clair que Hô était un COMMUNISTE, pur et dur. En 1949 les Français nous ont OCTROYÉ l’indépendance mais on doit continuer à se battre aux côtés des Français pour chasser les communistes. Nous sommes encore trop faibles pour tenir seuls. » Telle est la situation de départ de cette fiction inscrite dans un moment historique complexe, en partie méconnu, rappelant le point de vue de ceux dont on a ensuite confisqué l’histoire en les caricaturant en fantoches, ces Vietnamiens partisans de l’indépendance hors communisme.
Forger une armée révolutionnaire
L’historien rappellera que c’est pendant le « moment moderniste » des années 1910 que se renforcent les formes nouvelles d’un patriotisme opposé aux occupants français dès le début de la conquête, et toujours nié par les autorités coloniales, sauf exception. Différents mouvements se construisent alors, déterminés à moderniser le pays et ses institutions pour conquérir l’indépendance, et la construire, chacun selon sa voie propre, réforme ou révolution, modèle à la japonaise ou modèle à la française. Trente-cinq ans plus tard, nombre de familles comptent des combattants chez les Bleus et chez les Rouges. Puis, la guerre terminée, vae victis… malheur aux vaincus, rebaptisés fantoches, laquais ou valets. Une façon de les effacer du récit national et international, repeints en rouge.
Sur cet arrière-plan historique, le récit montre un moment précis de la guerre que Minh découvre en 1953. Mao, victorieux en 1949, apporte le soutien massif de la Chine au Viêt minh, en matériel, en cadres et en instructeurs pour forger une armée nouvelle, révolutionnaire. Une propagande implacable inculque aux simples paysans et pêcheurs encore attachés aux croyances traditionnelles une conscience politique basée sur la réforme agraire, la lutte des classes, la haine des traîtres, des bourgeois, des possédants et des diables occidentaux. 1950, c’est le tournant de la guerre, la bataille de la RC4, le désastre du Corps Expéditionnaire, la première grande victoire de l’armée Viêt minh, qui préfigure celle de Dien Bien Phu quatre ans plus tard.
Fabrice à Dien Bien Phu
De cette guerre, Minh ne sait rien quand il se retrouve enrôlé du côté Viêt minh, dirigé jusqu’en Chine pour entraînement, incorporé dans une unité artistique – 40 hommes et 12 fusils – puis envoyé au combat. Le lecteur le suit à Dien Bien Phu, comme un autre Fabrice Del Dongo, ce personnage de Stendhal qui ne voit de Waterloo qu’un aspect. Depuis ce point de vue à la fois candide et critique il découvre une guerre des images. Elles forgent le nouvel univers mental et politique de simples paysans et pêcheurs transfigurés en combattants irréductibles pour la victoire de la révolution. Des images au sens propre, que Minh doit apprendre à dessiner, des riches en affameurs haineux, des ennemis en fauves cruels, des dirigeants communistes en guides bienveillants. Il faut apprendre à hurler sa haine devant les images des riches, jusqu’à tirer sur l’écran du film qui montre des ennemis de classe. Images aussi, ces représentations martelées par les slogans assénés jusqu’au décervelage par de rudes instructeurs à l’accent chinois, ou par le flicage d’un cadre français, glaçant d’austère rigidité idéologique.
Tout est ici extrêmement documenté, par les archives, les images et tableaux, affiches, tracts, films de propagande chinoise, slogans, dont l’auteur a capté le style, allant jusqu’à incruster des documents dans le récit. Il s’est aussi inspiré de ces peintres formés à l’Ecole des Beaux-Arts de l’Indochine puis engagés avec le Viêt minh, comme To Ngoc Van, ou Mai Van Hien. Ce sont ces « facts », précis et rigoureux qui montrent comment les images font la guerre.
Comment Minh embarque
Mais si ce discours historiquement étayé éclaire vivement un aspect méconnu de la guerre, c’est le subtil et puissant talent du créateur-conteur qui l’incarne, avec le poids d’humanité sensible qui fait que l’on adhère (ou pas) à une histoire. D’abord en créant à côté de l’enjeu historique un enjeu narratif, avec le contrepoint de l’histoire intime de Minh, et de son aimée Lan, tendue jusqu’au dénouement. Ensuite, évidemment, par la dimension esthétique, le trait (souple et élégant), le montage (attachant), le rythme (très efficace) des temps et des plans, le jeu des couleurs alternant la bichromie du récit et la mise en couleurs lumineuses de scènes fortes et singulières, un paysage, une marche de nuit, des femmes à la rivière. De ce point de vue, le surgissement soudain et cruel de la mort avec les plans d’avions mitrailleurs (par exemple) est d’une efficacité redoutable.
Ensuite par le regard très particulier de Minh. Il ne confond jamais la brutale propagande des instructeurs impitoyables et des mots d’ordre haineux avec ses camarades d’entraînement et de combat, pour qui le citadin privilégié qu’il fut se découvre empathie, voire admiration, avec l’humour de connivence qui lie ceux qui partagent les épreuves. Enfin, en dépit de tout, Minh, artiste au regard sensible et tendre, reste ébloui par la soudaine beauté du monde, la splendeur des montagnes grandioses du nord Tonkin, ou la beauté hors du temps de jeunes filles rencontrées. Ou bouleversé par cette sampanière plongée dans la folie depuis la mort de son enfant. En fin de compte, ce qui reste après la lecture c’est aussi l’émotion, sous ses formes diverses. Avec mention spéciale pour ceux qui ne se retrouvent pas dans le régime nouveau, et quittent une Hanoï ayant « perdu ses couleurs ». Ils entrent dans l’exil, cet insondable dommage collatéral de la guerre. Peut-être faut-il porter en soi les deux origines pour en témoigner ?
A la question du début, Marcelino Truong apporte ici sa complexe et généreuse réponse, solide comme le savoir, fragile comme l’émotion.
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