Eddie Ladoire est compositeur de musique électro-acoustique et plasticien. Ses créations sonores sont le produit d’une réflexion sur le lien entre les arts plastiques, l’environnement sonore et le système de diffusion multi-canal des sons. Il vit dans la région de Bordeaux, mais en 2018, dans le cadre d’une résidence à l’Institut français du Vietnam via le projet Villa Saïgon, il a passé un mois à Ho Chi Minh-Ville. Entre la rencontre avec un pays et l’identité sonore des villes, il raconte son itinéraire et sa démarche.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au Vietnam et à postuler à la résidence d’artistes Villa Saïgon ?
Par le biais de Marguerite Duras ! En fait, ma femme, Hélène Perret, a fait une thèse de littérature sur les lieux dans la trilogie indochinoise de Marguerite Duras : L’Amant, L’Amant de la Chine du Nord et Un barrage contre le Pacifique. Sa thèse portait à la fois sur le référencement de ces lieux, mais aussi sur leur effacement, et nous voulions mener ensemble un projet artistique sur ce sujet depuis longtemps. Dans sa trilogie indochinoise, Marguerite Duras évoque des images au point que certains livres pourraient presque être un scénario de cinéma ou un carnet de photographies, mais la dimension sonore était relativement absente. Notre parti-pris artistique, c’était en quelques sortes de fermer les yeux et d’aller à l’écoute de cet univers sonore du Vietnam, ou plutôt de l’Indochine coloniale.
On a monté ce projet en 2007, puis j’ai bénéficié d’une résidence de création au Québec, qui m’a permis d’élaborer une première pièce qui faisait cinq minutes. Un peu plus tard, l’OARA (Office artistique de la Région Aquitaine) m’a permis d’obtenir une deuxième résidence pour continuer ce travail et d’essayer de le terminer. Mais, sans être allés au Vietnam, nous nous sommes rendus compte que quelque chose manquait. Il nous fallait des sons du pays !
Cependant, ce n’est pas avec ce projet « durassien » que nous avons postulé à Villa Saïgon. En parallèle, je travaillais sur une autre série de pièces sonores qui s’appellent « Intimités » et qui sont diffusées sous forme d’installations. J’avais cette idée de me rendre dans des espaces grands et bruyants, un peu comme Ho Chi Minh-Ville, pour essayer d’y trouver ma place, d’établir quelque chose qui ressemble à un carnet de bord. Je tente ainsi d’exprimer le lien que je tisse avec une ville, avec des lieux, avec des espaces…
Comment faire, alors, pour saisir l’identité d’une ville aussi bruyante que Ho Chi Minh-Ville ?
Il y a toujours une part difficile à expliquer dans une démarche de création. Je le disais, il y a bien sûr le rapport que j’entretiens avec l’espace, mais cela a aussi trait à mon rapport à la balade. Je suis dans une approche qui est finalement très plastique : je vais chercher de la matière et je la transforme. Je passe mon temps à visiter, à marcher, à me balader et, à partir du moment où l’on sort des grands axes, on se rend compte qu’il y a une autre vie dans la ville. Cela reste bruyant, mais il y a aussi des endroits plus calmes, des quartiers avec une atmosphère différente… Mon idée était de reproduire le contraste entre ce bruit omniprésent et ces zones plus tranquilles. La pièce mélange ces deux aspects de la ville pour montrer tout simplement que c’est vivable, que des gens y habitent.
Vous les aviez repérés à l’avance, ces espaces de silence ?
J’avais construit ma résidence en amont, en demandant à des amis qui étaient sur place de me donner des indications. La galerie avec laquelle j’ai travaillé, qui s’appelle MoT+++[1], m’avait par exemple montré sur la carte des temples. J’ai ensuite élaboré mon propre parcours dans la ville pour aller chercher le calme. Il a fallu que je m’extirpe du centre-ville pour échapper au bruit !
Comment est-ce qu’on trouve le bon équilibre, entre ces contrastes, surtout si vous allez dans des temples ou des pagodes ? Comment éviter de tomber dans une forme d’exotisme ? Il y a par exemple des fragments de musique traditionnelle dans votre pièce. Si elle existe encore, la musique traditionnelle est tout de même rare aujourd’hui, dans le Vietnam du quotidien…
Il se trouve que je suis aussi un passionné d’ethnomusicologie et, sans tomber dans le cliché, j’avais vraiment envie de faire entendre tous ces sons et ces chants religieux. Nous avons été dans un temple Cao Dai, et il y a aussi les échos d’une messe catholique dans la pièce. Au fil des balades et des rencontres, nous nous sommes aussi retrouvés dans des soirées où des gens jouaient de la musique traditionnelle. Mais ce n’était pas du spectacle, c’était une sorte de bœuf, comme on dit en français. Ce sont ces petits instants de magie que j’ai voulu capturer. La chance que l’on a, quand on est preneur de son, c’est de passer son temps à aller fouiller un peu partout, d’avoir le temps d’être à l’écoute et d’être constamment à la recherche de quelque chose de nouveau. Je voulais réussir à faire entendre cette ville dans sa diversité et son immensité, y compris à ceux qui y habitent mais n’ont pas toujours accès à toutes ces sonorités.
Est-ce qu’il y a quelque chose de « narratif » dans votre démarche de création ? J’ai l’impression d’entendre quelque chose qui laisse la place à l’imaginaire, voire qui s’apparente à de la fiction.
C’est l’essence même de mon travail. Ma manière d’enregistrer et de composer est assez proche de ce qu’on pourrait appeler « un cinéma pour l’oreille ». Il n’y a pas une narration à proprement parler, une histoire avec un début et une fin, mais il y a des moments qui pourraient ressembler à de la radiophonie ou du cinéma. En l’absence d’image, l’auditeur se fait son propre film. Ce que je souhaite, c’est qu’il transforme lui-même les espaces que je lui donne à écouter, que les lieux s’incarnent dans son esprit.
Est-ce que vous travaillez de la même manière lorsque vous voulez saisir l’identité d’une ville sonore ailleurs, dans un autre pays ? Quelle est la différence par exemple avec une ville française ?
La différence est évidente, d’un point de vue sonore. Ho Chi Minh-Ville, c’est la masse des gens, le brouhaha, les mobylettes qui n’ont pas le même bruit qu’en France, les moteurs, les échos des marchés, les intonations de voix, les chants… On a été aussi dans les quartiers chinois, où le niveau sonore est vraiment très élevé, où on est souvent dans le cri. J’ai travaillé dans de nombreuses villes pour mes créations sonores, et il est très intéressant de voir que l’on peut dissocier chacune d’elles par l’écoute. En France, je n’aurais pas ce rapport-là, je n’irais pas fouiller le contraste entre le bruit et les espaces de silence, parce que ce n’est pas ce qui me semble constitutif de l’identité sonore de ces villes. Si je devais travailler sur une ville comme Paris, je crois que je tenterais plutôt de capturer le bruit des vélos, les intonations de voix, les cafés, certains échos de la « petite » chanson française. Pour le Vietnam, même s’il y a le risque d’être dans le cliché, je suis obligé de me servir de ces bruits qui sont « typiques ». Malheureusement, je n’ai pas été au Nord, à Hanoï. J’aurais aimé pouvoir montrer les différences entre les deux villes.
Une des différences entre le Nord et le Sud, c’est peut-être la présence du discours politique dans l’espace public, notamment avec les haut-parleurs de propagande. Cela existe aussi à Ho Chi Minh-Ville, mais de manière plus restreinte. Avez-vous cherché à intégrer cela ?
Non, et ce volontairement. D’une part ce sont des thématiques qui ne m’intéressent pas du tout, et d’autre part ce sont des sujets qui restent sensibles au Vietnam. Je ne me considère pas comme un activiste, ni comme un artiste qui affirme une position politique, en tout cas pas dans le cadre de mon travail à l’étranger. Non, je me situais davantage dans la recherche d’une authenticité, ce qui est une vision romantique de l’art qui peut certes être considérée comme un peu « fleur bleue ». J’ai plus envie de me dire que je rêve moi et que je fais rêver les autres, plutôt que d’être dans l’énonciation ou la dénonciation. Pour le moins, pas dans ce travail-là.
Ho Chi Minh-Ville change à une vitesse incroyable. Il n’est pas impossible que certains bâtiments dans lesquels vous avez enregistré des sons aient déjà été détruits, deux ans après votre création. Je voulais vous interroger sur la notion de « patrimoine ». Quel est votre rapport à l’identité sonore au sens patrimonial du terme, comme quelque chose qu’il est possible de garder malgré le développement urbain ?
Au départ, j’avais vraiment envie de travailler cette question, et en arrivant sur place, je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’une tâche colossale dans laquelle je risquais de me perdre. Je ne suis resté qu’un mois, ce qui est à la fois assez long et en même temps très court pour créer une pièce et la diffuser. J’ai donc sélectionné des endroits dont j’étais à peu près sûr qu’ils ne disparaîtraient pas, comme certains temples, certaines églises, etc. Cette thématique est absolument passionnante, mais j’ai l’impression qu’il faudrait des années pour pouvoir parvenir à quelque chose. Le projet « Intimités » est à la base un projet patrimonial : il s’agit de montrer comment résonnent certains bâtiments. Or, pour Ho Chi Minh-Ville, cela me dépassait.
J’avais fait un travail équivalent pour la ville de Hong-Kong, et tous les espaces dans lesquels j’ai enregistré ont disparu. Dans une recherche de modernité à tout prix, les bâtiments ont été remplacés par des tours, soit résidentielles, soit des espaces dédiés à l’hyper-consommation. Du coup, mes pièces sonores font fonction d’archives, mais je ne suis pas forcément très à l’aise avec cela car je n’ai pas les compétences d’un historien. La question du patrimoine est présente dans mon travail, mais en filigrane : ce n’est pas celle que je creuse le plus. Je crois que je préfère être dans le présent, même si naturellement l’enregistrement sonore, c’est un morceau de temps passé qui est figé.
Patrimoine et immatérialité des villes sous la plume de Pascal Bourdeaux
Pascal Bourdeaux est historien, maître de conférences à l’Ecole Pratique des Hautes études, et ancien représentant de l’Ecole Française d’Extrême-Orient à Ho Chi Minh-Ville.
Histoire et mémoire entretiennent des relations d’autant plus ambivalentes que travail et devoir de mémoire se sont imposés ces dernières décennies. C’est sans compter aujourd’hui avec les outils du numérique qui sont capables de mémoriser, d’enregistrer, de visibiliser, de reconstruire un passé de plus en plus omniprésent. Comment faire dès lors pour distinguer le réel du virtuel, l’authentique et le factice ?
Si l’histoire s’écrit à partir de traces et de documents (parfois fictionnels ou apocryphes) du passé, la science historique se doit de conceptualiser aussi la perte, l’absence, l’oubli. Trouées de l’histoire d’un côté, refoulé de l’histoire de l’autre, de cette dialectique procède notre apprentissage du temps présent. Autant la place des ancêtres et des seniors dans nos sociétés contemporaines en dit long sur l’harmonie sociale et notre rapport à la mort, autant notre façon d’appréhender les legs du passé, par conservatisme, progressisme ou esprit révolutionnaire en dit long sur notre acceptation ou notre refus du présent et sur nos espérances.
Ces propos généraux s’appliquent tout naturellement à l’histoire et à la mémoire urbaines. Nos sociétés ne sont pas seulement urbaines, c’est notre cadre de vie qui l’est devenu, notre condition d’être. Ces cadres de vie sont aussi notre environnement quotidien. De ces ambiances découlent nos modes de vie. Comme toute autre forme vivante, ces derniers s’érodent, de façon naturelle, à la vitesse du temps et des modes qui passent. Mais en conséquence des projets de réaménagements urbains, ils peuvent aussi être programmés à disparaître, par hygiénisme (salubrité publique), modernisme (esthétique ou pratique), vandalisme (geste politique) ou à l’inverse à se perpétuer mais de façon artificielle (muséification).
Toute ville hume bon son « air du temps », cet air qui véhicule senteurs et sonorités, qui met en résonnance passé et présent. Odeur du matin à Saigon, celle du banh my ou du riz gluant agrémenté de viande de porc séché qui fait rappeler à l’écolier les propres gestes et bonheurs de son grand-père quand il avait le même âge, cloche qui résonne à heure fixe, vrombissement du triporteur qui va livrer son charbon dans les gargotes déjà enfumées du coin ; concertos de klaxon qui montent comme le soleil dans le ciel ; retour à une placidité bien méritée après une journée de travail lorsque l’effluve d’alcool se mélange au tintement des verres qui se frottent, ou que l’encens monte dans la pénombre d’un temple, d’une maison ouverte aux quatre vents, avec un chant ou le bruit de fond d’un poste de télévision comme accompagnement.
Aussi
immatériels et intangibles qu’ils puissent paraître, ces moments à la fois
simples et sacrés fondent un patrimoine partagé et inconscient. Cette culture
populaire n’en est pas moins vulnérable, périssable. Certes, ces bâtiments, ces
monuments, ces places, ces rues, ces marchés, ces lieux de culte, ces trottoirs
constituent la ville. Sont-ils un simple décor, des symboles de richesses,
de beauté ou d’autorité? Assurément pas. Dans ces bâtiments, sur ces places et
trottoirs vivent avant tout des hommes, des femmes, des enfants, des animaux,
des citoyens. Et lorsqu’on décide de réaménager ces espaces, de rompre leur
rapport au temps passé, c’est aussi l’homme qui y a vécu et qui y vit toujours
qui s’en trouve affecté. Tout patrimoine matériel recèle en lui une dimension
immatérielle, une valeur cachée. Que l’on y porte pas suffisamment attention,
et c’est une partie de soi qui disparaît sous l’effet de grands projets
d’aménagement et de planification. Parfois à jamais.
[1] MoT Plus est une galerie à Ho Chi Minh-Ville, créée et gérée par des artistes, qui travaille sur les espaces expérimentaux.