La "parade de la victoire" du Vietminh le 9 octobre 1954

Le Journal d’un combattant Viêt-Minh de Ngo Van Chieu est le témoignage d’une expérience de guerre qui aurait pu interpeller ses contemporains avec davantage de force mais dont la discrétion reste aujourd’hui étonnante. Avec un style direct prégnant, l’ouvrage nous projette en immersion dans le nord du Viêt-Nam lors du déclenchement de la guerre contre le Corps Expéditionnaire Français en Extrême-Orient (CEFEO). Le récit couvre une période allant de décembre 1946 jusqu’à novembre 1952, lorsqu’une blessure  fait quitter le front à l’auteur. Ce compte rendu de lecture, initialement rédigé dans le cadre d’un séminaire à l’ENS de Lyon dirigé par François Guillemot, insiste sur la double dimension de l’ordinarité et de l’extraordinarité en présentant séparément ces deux aspects de l’ouvrage : récit personnel pacifiste d’un combattant et aussi témoignage dans les rouages de l’armée Viêt-Minh.

L’ouvrage, comme la destinée guerrière de Ngo Van Chieu, tient du hasard. Comment un jeune Vietnamien catholique, éduqué dans une famille francophile, devient un cadre militaire engagé dans la résistance communiste contre l’occupation française ? Il y eu une rencontre décisive à la conférence de Genève (juillet 1954) entre Jacques Despuech, ancien membre du CEFEO devenu journaliste, et Ngo Van Chieu, présent dans la délégation vietnamienne. Despuech va découvrir les notes et mémoires de guerre de Ngo Van Chieu, qui les partage volontiers avec le journaliste français, alors que les deux hommes rassemblent leurs souvenirs d’anciens combattants, et Despuech de proposer à celui-ci d’en faire un journal de guerre. C’est un revirement étonnant pour le traducteur improvisé, qui précise en fin d’ouvrage que si cette rencontre avait eu lieu en 1946 il n’y aurait eu que la haine d’un ennemi pour un autre, en lieu et place de cette relation surprenante qui a su éteindre les braises encore chaudes du conflit.

Le Journal de Ngo Van Chieu est paru dans l’immédiat après-guerre, en 1955, et représente une source historiographique passionante de par sa singularité autant que par son ordinarité. Témoignage à la fois extraordinaire par son récit d’une destinée imprévue de combats mais tout autant saisissant car pensé dans l’immédiateté de l’action collective. C’est dans tous les cas un ressenti, une expérience qui nous est transmise à travers de nombreuses descriptions d’atmosphères, scènes de batailles, développement des tactiques et premières découvertes de l’âge adulte. Ngo Van Chieu ne se met pas en scène comme un héros guidé vers la passion résistante mais au contraire comme un individu dont le ressenti affecte beaucoup le récit : éloignement de sa famille, blessures, rapport à la foi catholique, enthousiasme naïf puis recul critique sur les dogmes du parti et surtout son esprit pacifiste évident. Des éléments généralement absents de l’historiographie officielle, basée sur l’histoire évènementielle ou le parcours de grands hommes comme en témoigne la littérature abondante sur le général Giáp.

« La guerre a été contraire à tout ce que j’avais imaginé »

Le glissement sémantique qui s’opère dans le chapitrage est intéressant et permet de comprendre que l’on est face à un récit avant tout personnel. D’un chapitre comme « les volontaires » vers un dernier intitulé « les soldats » est mis en lumière le passage d’une situation de patriote résistant naïf à soldat de métier connaissant les risques et traumatismes de la guerre.

En 1941, Ngo Van Chieu a 20 ans, il fit sa véritable rencontre avec les révolutionnaires en 1946. Il semble alors plus préoccupé par la demande en mariage qu’il envisage après avoir été séduit par une des résistantes, dans laquelle il découvre la figure de la femme libérée qu’il n’imaginait pas : « qui aurait pu croire que nous avions de telles femmes ? » (p. 37) se demande-t-il alors. C’est donc dans un engouement teinté de naïveté qu’il s’engage dans le Parti Communiste Indochinois (PCI), emporté comme la plupart de ses jeunes contemporains par le discours d’Hô Chi Minh du 2 septembre 1945 et la vision des « soldats triomphants ». Une prise de confiance dans les possiblités qu’offre cet avenir l’amène à rejoindre plus activement la lutte, dans laquelle il fera l’apprentissage d’une liberté encore inconnue. L’anectode du capitaine de caserne révèle la naïveté de Ngo Van Chieu, qui, s’étant engagé dans un procès avec plusieurs camarades contre leur supérieur alcoolique, admettra, au terme du procès, qu’il s’était emporté et avait abusé de cette liberté nouvellement acquise et permettant la remise en cause des hiérarchies traditionnelles.

Néanmoins, c’est la guerre qui vient rapidement à bout du jeune engagé. Les récits d’escarmouches avec le CEFEO sont violents, et, concernant la période 1946-1950, Ngo Van Chieu insiste sur le souvenir d’être « fou de peur ». De nombreuses expériences traumatisantes, comme la première frappe de napalm qu’il subit avec son escouade en janvier 1951, se confrontent alors au souvenir d’une enfance d’avant-guerre où Van Chieu se souvient « nous étions heureux ». Il en émane un regard critique sur le conflit qui est instructif à plusieurs égards, particulièrement dans la perspective de l’ordinarité du combattant Viêt-Minh qu’était Ngo Van Chieu. L’engagement de ce dernier a beau être marqué par un certain suivisme, il se déclare plusieurs fois, et dès 1946, « neutre » dans le conflit contre les nationalistes du VNQDD. Il s’en désole souvent en mentionnant un combat inutile, une consternation qui va de pair avec l’émotion qui l’atteint lorsqu’il affronte le contingent indigène, des combats « contre [ses] frères » (p.190).

Un sentiment de trahison de ses propres valeurs qu’il retrouve également lors de sa rencontre avec une vietnamienne âgée l’ayant caché lors d’une convalescence. Le fils de celle-ci est prêtre et le jeune combattant blessé ne peut cacher sa foi catholique, avouant même : « je ne suis pas communiste » (p. 162). Une rupture intervient alors dans le récit, son désir de retrouver sa femme l’emporte sur son patriotisme, coupant donc son journal de guerre pendant plusieurs mois. Tout se passe alors comme si Ngo Van Chieu aurait souhaité ne jamais participer à la guerre tant le pacifisme est omniprésent, il la décrit souvent comme un massacre aléatoire, une fièvre s’emparant des Hommes, se rappelant lui même incapable de contrôler ses coups au coeur de l’action et attaquant des silhouettes plus que des ennemis. Aucune rancoeur ne ressort de son témoignage, il affirme que « seule la guerre est responsable » (p. 217), cette « maudite guerre » (p.199) qui a pourtant obtenu de sa part une implication totale, car nécessaire à la victoire du Viêt-Minh.

« Maintenant, ce sont eux qui nous évitent »

A travers le parcours de Ngo Van Chieu il est possible de comprendre dans quelle mesure le Viêt-Minh est une armée dont l’évolution est permanente, la tactique adaptative et la stratégie pourtant immuable. De 1946 à 1951, le Viêt-Minh va passer, au sens propre, de l’ombre à la lumière. Jusqu’à la mi-1947, l’auteur fait un constat en observant les conditions de vie des soldats : « nous ne pourrons jamais tenir contre la France » (p. 93). Il est alors persuadé que seule la guérilla pourra assurer une victoire à long terme, pour autant il ne semble pas très confiant lorsqu’il parle d’une « bande désorganisée » qui remporte quelques escarmouches malgré « un manque de coordination » qu’il relève à plusieurs reprises. Une bonne illustration serait la devise du Viêt-Minh de cette époque, rappelée par Van Chieu : « tuez l’ennemi avec les armes que vous lui prendrez » (p. 62).

A partir de l’automne 1951, Ngo Van Chieu note une amélioration du matériel, notamment grâce au soutien chinois, et prend fortement conscience de cette évolution en revoyant une photo d’une troupe Viêt-Minh de 1946. Le discours change fortement et beaucoup de fierté ressort du combattant qui affirme désormais que les troupes sont sur « le chemin de la victoire » à travers une « guerre organisée », sa confiance semble totale. Lors des derniers affrontements qu’il engage, il note encore avec fierté et étonnement la nouvelle puissance de feu des bataillons, les réserves de munitions importantes, la formation efficace de ses soldats. C’est un nouveau luxe, dû au soutien des alliés de la RDVN contre la France, et à une meilleure organisation logistique dans lesquels il voit des indicateurs prématurés de la victoire inéluctable des troupes Viêt-Minh sur le CEFEO. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur l’enthousiasme de l’auteur. Certes, comparé à 1946 où le Viêt-Minh craignait l’approche des Français et se battait armé de vieilles baïonettes aux côtés d’anciens officiers japonais désoeuvrés, le rapport de force change considérablement à partir de décembre 1950. Cependant, des précisions éparses apportées par Van Chieu relativisent l’illusion d’une « reconquête » facile : transport d’artillerie à dos d’homme, parcours de troupes pieds nus, protection contre le napalm avec des nattes humides, impuissance face à l’aviation française et autres faiblesses persistantes de l’armée Viêt-Minh semblent quotidiennes.

Cet apprentissage de la « guerre de la jungle » semble avoir marqué l’auteur comme le traducteur, qui l’a probablement vécu dans les mêmes conditions, ce dernier consacrant plusieurs pages au milieu de l’ouvrage à une description précise des structures et fonctionnements de la guérilla Viêt-Minh de cette époque. Malgré des évolutions importantes, des conditions de vie et d’armement, c’est la logique de guérilla qui marquera profondément le Viêt-Minh et une fois engagé totalement dans le conflit il révèlera une fonction sociale considérable et décisive aussi bien stratégiquement, dans le cadre de la guerre révolutionnaire, que pour son intégration dans la société vietnamienne.

« Gagner la confiance du peuple »

Le Viêt-Minh s’est très tôt organisé pour s’implanter au sein de la société du Nord Viêt-Nam. La première mission de Ngo Van Chieu comme membre du PCI fut d’organiser une collecte de fonds pour acheter les armes américaines et chinoises, opération qui l’amena à deposséder des bourgeois par des pratiques malsaines, qui, de son propre aveu, remontent à l’époque de la colonisation. Pourtant, c’est aussi en opposition aux routines anti-démocratiques de l’Empire français que se construit le Viêt-Minh. L’anectode du capitaine de caserne au début du parcours de Van Chieu en est un symbole, mais une fois ce dernier devenu cadre il relate plus systématiquement en détail certains procédés spécifiques au Viêt-Minh. Notamment, la prise en compte de toutes les opinions du bataillon dans la prise de décisions tactiques : chaque soldat élabore un plan d’attaque pour l’affrontement à venir tandis que le cadre a pour rôle de « faire participer le combattant à l’action menée par le commandement » (p. 205). De plus, les soldats votent pour chaque décision à prendre qui affecte leur régiment, illustré dans un passage par un débat suivi d’un vote sur le sort réservé à un traître. La participation active favorise l’intégration des membres du corps en même temps qu’elle permet la surveillance minutieuse de la part des cadres des « opinions déviantes ».

Par ailleurs, la rectification des « déviances » semble avoir été un rôle important des unités Viêt-Minh notamment dans leurs actions de sensibilisation à l’hygiène. De plus, hors des combats, les troupes Viêt-Minh organisaient des cours et exercices afin de lutter contre l’analphabétisme des populations rurales. Ngo Van Chieu raconte, sans remords, les nombreuses humiliations infligées aux paysans qui ne parvenaient pas à lire correctement ainsi que les règlements liés à l’hygiène durement imposés par le Viêt-Minh, un apprentissage coercitif dans un cadre militaire qui semblait nécessaire à l’auteur. D’ailleurs, Van Chieu se réfère souvent à la nécessité de « gagner la confiance du peuple », un potentiel leitmotiv pour la guérilla dont la proximité avec la population locale relève de la nécessité tactique, d’où le système de « mamans des combattants » dans lequel des femmes prennent en charge des soldats avec la certitude que d’autres feront de même avec leurs fils. C’est donc un système d’interdépendances sociales et guerrières que met en place le Viêt-Minh, dans lequel les femmes ont un rôle important à jouer, notamment dans les « services de guerre », assurant à l’armée de résistance une assise populaire et un contrôle du territoire décisifs dans la mobilisation du pays pour les décennies suivantes.

Dans la perspective d’un regard interne sur l’histoire vietnamienne, ce journal possède une grande valeur de par son récit idéal-typique d’un jeune combattant emporté par les évènements, comme l’ont été beaucoup de ses contemporains au Nord. De surcroît, ce témoignage est l’opportunité d’étudier le parcours extraordinaire d’un catholique issu d’un milieu relativement aisé devenant cadre de la guérilla communiste et ses implications en terme de distance critique. A tel point qu’il est difficile d’évaluer l’environnement d’une telle oeuvre, d’autant plus qu’elle n’a jamais connu une influence permettant une étude historique, qui oscille entre engagement relatif et témoignage participatif. Le réalisme des récits de combats et la somme de détails témoignent de l’authenticité de son récit néanmoins au service d’un pacifisme frustré.

Ngo Van Chieu ne renie jamais la fierté qui l’habite lorsqu’il voit ses frères d’armes devenir des soldats défendant une patrie retrouvée, pourtant, de par son évolution personnelle qui l’amène à devenir un commandant aguerri qui « ne ressent plus rien » (p. 196), il formule une condamnation catégorique de la guerre qui défigure son pays. Un véritable testament « barbussien » sur les horreurs des faits de guerre, la folie du fanatisme et la nostalgie pacifiste, lourd de sens pour une nation qui mettra encore plus de vingt ans à ne plus irriguer ses champs et ses rues de sang et de larmes.

Ngo Van Chieu, Journal d’un combattant Viet-Minh, Paris, Editions du Seuil, 1955. (traduit et adapté par Jacques Despuech).

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Thomas Riondet est diplômé de Sciences Po Lyon où il a étudié le monde japonais et travaille aujourd'hui dans la production cinématographique.

1 COMMENT

  1. Article très intéressant et important. Merci! J’ai essayé de trouver la version originale des mémoires de Ngo Van Chieu mais ans succès. Sans erreur de ma mart, Jacques Despeuch n’a pas traduit tout l’ouvrage de Chieu. Sait-on pourquoi? En tout cas, merci ! Christopher Goscha

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