Dinh Q. Lê, artiste contemporain né en 1968 à Hà Tiên, est décédé le 6 avril 2024 d’un accident vasculaire. Exposé dans les musées et les galeries du monde entier – son exposition la plus récente en France a eu lieu au musée du Quai Branly, ce dont Eléonore Tran avait rendu compte sur notre site -, il était l’une des figures majeures de l’art contemporain au Viêt Nam et aux Etats-Unis.

En novembre 2022, alors que je menais des recherches sur l’histoire des relations entre le Viêt Nam et le Cambodge et les enjeux frontaliers entre les deux pays, il m’avait accordé un entretien, qui était resté inédit. Nous avions parlé de ce pays rêvé, qu’est le « Vietnamanbodge », d’un imaginaire géographique que nous avions un peu en commun. En guise d’hommage et d’adieu à l’artiste et à l’homme, les Cahiers du Nem publient cet entretien aujourd’hui.

Vous êtes né à Hà Tiên en 1968 et y avez grandi. Cette ville est à l’extrémité sud du Viêt Nam, à la frontière avec le Cambodge. Or, pendant toute votre enfance, les relations entre les deux pays sont tendues, d’abord pendant la guerre dite « du Viêt Nam », puis ensuite, après l’arrivée des Khmers rouges. Pouvez-vous nous parler de la relation entre les Cambodgiens et les Vietnamiens, de la perception que vous en aviez quand vous étiez enfant ?

Hà Tiên est une ville frontalière, à seulement 1,5 kilomètre du Cambodge. Il y a une longue histoire entre les deux pays et cette frontière était toujours très poreuse. Il était possible d’y aller pour la journée. Je me souviens que mon père m’emmenait souvent au Cambodge, où nous allions voir des amis ou des membres de la famille, et que le soir nous revenions au Viêt Nam. Enfant – nous étions à l’époque de la République du Viêt Nam avant 1975 – , j’avais l’impression que la relation était ainsi assez simple.

Il n’y avait pas vraiment de problème pour passer la frontière, même si j’ai peu de souvenirs précis avant 1974 ou 1975. Ce que je peux dire en revanche, c’est que la contrebande était très importante, c’était même un fait majeur de la vie dans la région ! Hà Tiên est une ville côtière, avec des pêcheurs et un peu d’agriculture, mais au-delà, elle vivait de la contrebande. Les biens importés étaient principalement thaïlandais, et non cambodgiens. Souvent, un bateau thaïlandais amarrait au sud de Kampot et les produits qu’il transportait y étaient débarqués et stockés. Ensuite, les marchands vietnamiens du delta du Mékong et de Saïgon s’y rendaient pour faire leurs emplettes, payant en or ou en dollars. Ma mère avait un bureau de change, donc tous ces gens venaient à la maison avant d’aller au Cambodge pour acheter et faire de la contrebande !

En général, les produits importés de cette manière remontaient le delta et allaient jusqu’aux marchés de Saïgon, voire parfois plus au nord encore. Durant la guerre, la production manufacturière au Viêt Nam n’était pas très forte, tandis que les produits qui venaient de Thaïlande étaient à la fois plus désirables et de meilleure qualité. Il y avait donc une très forte demande. Voilà, pour le décor de mon enfance !

Est-ce qu’il y a eu des conséquences du coup d’État de Lon Nol en 1970 à Phnom Penh, qui a provoqué des pogroms à l’égard des Vietnamiens du Cambodge et le retour forcé au Viêt Nam d’un demi-million d’entre eux ?

Je n’en avais pas vraiment conscience, même si j’avais des membres de ma famille au Cambodge, y compris à Phnom Penh. Le coup d’État de 1970 a sans doute été très violent dans les environs de Phnom Penh et du Tonle Sap, mais dans le sud du pays, j’ai eu le sentiment que cela a été moins violent, même si je peux me tromper. En tout cas, je n’en ai pas entendu parler en grandissant. En revanche, c’est après la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges en 1975 que les choses ont changé et que la relation entre les Vietnamiens et les Khmers s’est envenimée. De nombreux Vietnamiens qui vivaient au Cambodge ou étaient mariés à des Cambodgiens ou Cambodgiennes ont été expulsés. De mémoire, le plus gros afflux a eu lieu en 1976 ou 1977.

Comment, dans votre famille, a été perçue l’arrivée des Khmers rouges au Cambodge ?

Dès 1975, il y a eu une tension à Hà Tiên. D’autant plus que les plus belles plages sont tout près de la frontière, et je me souviens que mon père nous interdisait d’y aller. Bien sûr, j’étais enfant, donc je ne pouvais pas savoir précisément ce qu’il se passait, mais on entendait que les gens parlaient des Khmers rouges, et les histoires étaient atroces. Je me souviens bien, en revanche, qu’il y avait des escarmouches régulières le long de la frontière.

A la fin de l’année 1976 ou au début de l’année 1977, ma grand-tante paternelle, qui était mariée à un Cambodgien et vivait à Phnom Penh, a débarqué à la frontière, avec ses enfants, qui étaient à l’époque de jeunes adultes. Ils sont venus à la maison et ont habité avec nous à compter de ce moment-là. Cela avait été un peu une surprise, car nous pensions que la frontière était fermée, mais voilà, il y a eu des Vietnamiens qui ont pu passer la frontière. Ce sont eux qui nous ont raconté leur histoire.

Ma grande-tante était arrivée avec trois de ses enfants sur quatre, trois garçons. Le quatrième enfant, une fille, avait été assassinée par les Khmers rouges, le jour où ils sont entrés dans Phnom Penh, le 17 avril 1975, mais elle ne l’a su que des années plus tard, quand quelqu’un lui a raconté qu’il avait assisté à son exécution. Le destin de son mari a été tout aussi tragique. En avril 1975, il était souffrant et ne pouvait pas quitter son lit, après avoir eu une attaque cardiaque, il me semble. Quand les Khmers rouges ont vidé la ville, ma grande-tante n’a pas pu le prendre avec lui. Il est probablement mort de faim dans les jours qui ont suivi.

Quant à elle et ses trois fils, ils ont passé 18 mois dans un camp de travail avant de pouvoir passer la frontière. Ils nous ont raconté ce qu’étaient les camps des Khmers rouges : des histoires de torture, d’assassinats, de gens battus à mort. Moi, je n’étais qu’un enfant, mais j’ai entendu tout cela.

Avez-vous, pendant votre enfance, connu les attaques des Khmers rouges du côté vietnamien de la frontière ?

La situation a commencé à vraiment dégénérer à la fin de l’année 1977. Je ne sais pas ce qu’il en a été ailleurs, mais de mon point de vue d’enfant, ce sont les Khmers rouges qui ont envahi Hà Tiên. Je me souviens que nous avons dû évacuer la ville après leur invasion, et que les gens qui n’avaient pas pu quitter la ville à temps étaient, pour la plupart des Cambodgiens. Ils pensaient que, étant Cambodgiens, tout allait bien se passer pour eux. La ville a toujours été très mélangée ethniquement, entre Cambodgiens, Vietnamiens et Chinois. La communauté cambodgienne, qui avait grossi depuis 1975 et se trouvait surtout massée près de la frontière du côté vietnamien, était bien intégrée, la plupart parlant les deux langues. Malheureusement, les Khmers rouges les ont tous tués.

A la fin de l’année 1977 donc, en décembre, les Khmers rouges ont attaqué, en pilonnant la ville à l’artillerie lourde. La frontière étant à quelques kilomètres de la ville, nous avons eu assez de temps pour traverser la rivière et nous réfugier de l’autre côté. Ils ont ensuite occupé la ville pendant un jour ou deux, mais n’ont pas passé la rivière.

Nous, nous avions une petite maison familiale, une ferme, de l’autre côté. Le fait de s’y être réfugiés nous a sauvés, d’une certaine façon, mais en même temps nous nous sommes retrouvés pris entre le double feu de l’artillerie khmère rouge d’un côté, et vietnamienne de l’autre. Heureusement, du fait de la situation de la ferme à flanc de montagne, aucun obus n’est tombé sur nous. A un moment, mes cousins se sont dits qu’ils pouvaient quitter la maison et essayer de remonter un peu plus au nord, mais ils ont été tués par les bombardements. Ma famille et moi, ce jour-là, nous en avons réchappé de justesse… Lorsque le feu s’est calmé, nous avons pu nous rendre dans une autre ville, un peu plus au nord, hors de portée des canons. Hà Tiên est une région de rivières et de canaux. L’image qu’il me reste, ce sont les cadavres qui flottaient. Les Khmers rouges avaient tué tout le monde.

Nous sommes restés quelque temps dans la ville où nous étions réfugiés, puis après quelques jours, je me souviens que nous sommes revenus chez nous. J’étais avec ma tante. La ville avait été mise à sac, sans que je sache bien si c’étaient les Khmers rouges ou les Vietnamiens qui avaient fait ça. Parfois, on entendait encore le sifflement qui annonçait un bombardement d’artillerie. On courait alors dans tous les sens, en essayant de trouver un endroit où se cacher. Nous avons vécu comme ça pendant environ un an, entre la petite ville où nous avions trouvé refuge, à cinq ou six kilomètres, et Hà Tiên, même si le gouvernement vietnamien n’aimait pas trop que nous retournions en ville.

Vous avez quitté le Vietnam, avec votre famille, à la fin de l’année 1978 ?

Oui, c’est ça. Ce qui s’est passé durant la guerre entre le Vietnam et le Cambodge, c’est que le gouvernement vietnamien était focalisé sur les incidents frontaliers, et ne faisait pas du tout attention aux civils. Après le 30 avril 1975, le gouvernement communiste a mis en place un système de surveillance dans les villes. Il se méfiait des gens du Sud, de peur qu’ils se révoltent. C’est le système que l’on connaît, avec les informateurs à chaque coin de rue, qui font que la police sait qui est où, et avec qui. Mais à Hà Tiên, à cause des mouvements de population et les gens qui fuyaient les attaques des Khmers rouges, ils n’arrivaient pas à contrôler la ville, leur système ne fonctionnait pas ! Les gens disaient, par exemple : « Nous partons en famille vers une ville plus sûre, ou vers une île où nous serons en sécurité. » En fait, ils arrivaient comme ça à s’enfuir vers la Thaïlande au nez et à la barbe de la police. Il fallait un permis délivré par la police, ne serait-ce que pour se rendre dans une ville voisine. Mais l’invasion khmère rouge a tout chamboulé, plus aucune surveillance n’était possible.

Ma mère était une « capitaliste », puisqu’elle tenait un bureau de change. Mon père était proviseur de lycée et avait travaillé pour le précédent régime. Par conséquent, mes parents ne voyaient plus aucun futur pour nous au Viêt Nam et ont décidé de s’enfuir. D’autant plus que tant de gens de Hà Tiên avaient déjà fui et faisaient passer le message que c’était possible, qu’on pouvait y arriver. Malheureusement, mon père a eu un accident vasculaire cérébral peu de temps avant notre départ, et il en est décédé. Ma mère a décidé que malgré tout, nous devions partir. Ce fut le cas trois mois après la mort de mon père. Nous avons embarqué sur un petit bateau, puis sur un plus gros, un bateau de pêche, et nous nous sommes retrouvés ainsi en Thaïlande.

Votre travail d’artiste porte évidemment sur la mémoire, entre le Viêt Nam et les États-Unis, mais aussi sur le Cambodge, comme nous avons pu le voir dans votre exposition au musée du Quai Branly en 2022. A titre personnel, je m’intéresse à la manière dont le delta du Mékong forme un seul et même espace géographique de Bac Liêu à Phnom Penh, qui est coupé en deux artificiellement par une frontière, laquelle existe pour des raisons politiques. Vous venez de Hà Tiên, qui est la ville mixte par excellence. J’aimerais savoir s’il y a un mélange, une connexion, dans votre travail, entre le Viêt Nam, le Cambodge, leurs cultures et leurs imaginaires respectifs ?

Il y a indéniablement une différence entre le Viêt Nam et le Cambodge, ne serait-ce que par la langue. Pour moi, ce qui nous relie, c’est qu’il y a eu dans cette région de Hà Tiên une très longue histoire où les populations ont vécu côte à côte, et ce sans trop de conflits. Dans mon esprit d’enfant, le Cambodge c’était vraiment la porte à côté, il n’y avait pas de séparation.

Plus tard, quand j’ai commencé à réfléchir à mon propre passé en tant qu’artiste, ce qui m’a permis de faire le lien entre Viêt Nam et Cambodge a été la guerre, car celle-ci a fondamentalement déstabilisé les deux pays, et que les populations y ont connu des expériences similaires. Bien sûr, le résultat de la guerre a été différent entre les deux pays, mais des deux côtés de la frontière, cela a été l’horreur. C’est donc la guerre du Viêt Nam, qui est au centre de mon travail et qui, je crois, fait que nous avons une expérience commune de souffrance entre Vietnamiens et Cambodgiens, dont nous pouvons apprendre les uns et les autres. Comment peut-on écrire à propos de cette guerre ? Comment se bat-on pour que nos voix soient entendues ? Car, en plus, l’histoire de cette guerre a longtemps été écrite par d’autres que nous.

Dans mon travail, je ne pense pas directement à ce que vous décrivez, à savoir le delta du Mékong comme un espace à part entière. Mais en même temps, j’avais tellement de proches à Phnom Penh que tout cela semble évident, comme si effectivement, dans ma tête, il n’y avait pas de frontière. C’est le résultat de l’histoire coloniale française, puisque ce sont les Français qui ont amené les Vietnamiens au Cambodge pour travailler dans les plantations, dans l’administration coloniale, ou au sein de l’Église catholique. Donc oui, c’était un seul et même espace. Un exemple amusant : un de mes oncles, le mari de la sœur aînée de mon père, était footballeur professionnel, dans l’équipe nationale du Cambodge. Il était vietnamien ethniquement, mais comme lui et sa famille vivaient au Cambodge depuis toujours…

Intellectuellement, je comprends qu’il y a bien deux pays distincts, mais c’est vrai que cet espace est un, dans mon esprit. Dans mon travail, je crois que c’est pour ça que je traite les questions vietnamiennes et les questions cambodgiennes de la même manière. Cependant, il y a des Cambodgiens qui ne comprennent pas ! Ils me disent : « Tu es Vietnamien, pourquoi tu t’occupes de notre histoire ? » Ce sont des jeunes Cambodgiens de Phnom Penh, nés après la guerre, et qui connaissent donc mal l’histoire du Viêt Nam et du Cambodge avant 1975. Donc oui, pour répondre à votre question, inconsciemment, je vois peut-être cet espace comme étant un seul grand espace.

J’ai parlé récemment avec l’historien Vu Minh Hoang, qui a consacré sa thèse de doctorat à la troisième guerre d’Indochine. Il me disait qu’aujourd’hui, le destin de la frontière entre le Viêt Nam et le Cambodge était de devenir comme une frontière européenne, avec une libre circulation des biens et des personnes, du fait du processus d’intégration économique de l’ASEAN. Mais cela va prendre beaucoup de temps…

C’est une bonne nouvelle, cela me rappellera un peu mon enfance !

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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

2 COMMENTS

  1. Grand merci pour cet article, que j’ai lu avec une certaine émotion. Hà Tiên était le dernier endroit de mon pays natal, où j’ai foulé le sol avant de prendre le cap vers la Malaisie, un soir de fin février 1976, laissant derrière moi amis, souvenirs, tout, sans regret à ce moment de ma vie de jeune fille de 17 ans.
    À l’époque, l’ambiance y était assez paisible, car loin de tout. Nous étions hébergés (cachés) par une famille chinoise, des amis de mes parents. J’étais insouciante malgré le contexte de la fuite. Tout reposait sur les épaules des adultes. Mes frères et sœur adoptifs, plus âgés que nous, s’occupaient de tout avec les parents. Je batifolais avec le fils de la maison, qui m’emmenait sur sa moto visiter la ville la nuit, alors que nous devions embarquer dans les heures qui suivaient !
    Il m’a ramenée tout juste avant le largage des amarres, et m’a dit : à bientôt, bon voyage.
    Nous ne savions pas que Hà Tiên allait être envahi par les Khmers rouges, et devenir un champ de bataille un an plus tard.
    Nous n’avions plus jamais des nouvelles de nos amis chinois.
    J’espère qu’ils s’en sont sortis.
    Je me rappelle, que la mère de la famille suppliait ma mère d’emmener sa fille, qui était une amie, car hébergée elle-même chez nous pendant un an pour passer le bac dans de bonnes conditions. Mon père avait refusé : c’était trop risqué, trop de responsabilité. Heureusement qu’il avait pris cette difficile décision : nous étions arrêtés en pleine mer deux jours plus tard par la patrouille communiste. La suite, vous la connaissez.

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