Le 40ème anniversaire du 30 avril 1975 avait été célébré dans une atmosphère étrange. Louis Raymond, qui y a assisté, restitue ses souvenirs en réfléchissant au lien entre l’armée et le peuple au Viêt Nam.

Étrange sensation, ce 30 avril 2025, en voyant les posts sur les réseaux sociaux et les stories Instagram de mes amis vietnamiens. L’avenue Nguyên Huê, grande artère piétonne en face du comité populaire de Ho Chi Minh-Ville, était noire de monde, à en déborder. Les gens sont venus pour admirer le spectacle son et lumière, projeté sur la façade du bâtiment d’architecture coloniale. Plus loin, le long de la rivière, sur la rue Tôn Duc Thang et la place Mê Linh, des centaines de milliers de mobylettes agglutinées, comme pour les soirs de victoire de l’équipe de football nationale.

Sur d’autres images, la foule a l’air ravie à la fois de la parade des drones et d’être conviée au défilé militaire. Cette fois-ci, des soldats chinois ont défilé, au côté des Vietnamiens et s’ils furent dans l’ensemble bien accueillis, les enjeux en mer dite de l’Est sont dans toutes les têtes. Dans les journaux, on loue l’unité de la nation. Les dirigeants, le secrétaire du Parti communiste Tô Lâm le premier, ont donné le ton : Vietnamiens du pays ou d’Outre-mer, tous marchent ensemble désormais.

Dix ans auparavant, en avril 2015, je vivais à Ho Chi Minh-Ville. À la veille du 40ème anniversaire, l’ambiance était radicalement différente. Un ancien Président de la République, Nguyên Minh Triêt, avait bien fait des déclarations en faveur de la réconciliation des Vietnamiens, mais idéologiquement, le Parti ne voulait pas lâcher prise : les perdants de la guerre, ceux du Sud, de la République du Viêt Nam, étaient aussi condamnés au mépris ou à l’oubli.

Un défilé sous bonne garde

Les préparatifs du 40ème anniversaire furent surprenants. Devant le Ppalais de la réunification, des décors étaient préparés. Je me souviens assez nettement d’une reproduction en carton-pâte du char qui a défoncé la grille de ce même palais, alors présidentiel, le 30 avril 1975. Un peu plus loin, une estrade était en cours de montage. Les policiers quadrillaient le 1er arrondissement, avec des barrières anti-émeutes. Mais personne n’avait vraiment d’informations sur l’organisation des festivités. A quoi allait-on assister ? Et surtout, qui aurait le droit d’y assister ?

Image d’illustration. Photo de Francesco Giorgio sur Unsplash

Le 30 avril 2015 était un jeudi, un jour férié. Le défilé était prévu tôt le matin, à partir de huit heures. En montrant ma carte professionnelle indiquant que je travaillais au consulat général de France, j’avais réussi à passer les barrages de police. Mais j’étais le seul, ou presque. Il n’y avait personne dans les rues lorsque l’on approchait de la zone de la cathédrale et du palais. Je rentrai dans le consulat par l’entrée administrative, pour tenter de sortir par l’autre côté. La résidence du consul donne en effet sur la rue Lê Duân, un boulevard qui va du parc botanique jusqu’au Palais de la réunification. Je fus stoppé net. C’était là qu’avait lieu le défilé, on ne me laissa pas faire plus de deux pas sur le trottoir. Je restai donc planté devant la petite porte, à côté du gardien, en attendant que le cortège démarre.

Au bout d’un moment, les chars à thème défilèrent, mettant en scène les classes sociales du pays : les paysans, les ouvriers, les ethnies minoritaires, etc. Ils furent suivis de militaires en uniforme, l’air concentrés. Quelques rares journalistes étrangers accrédités prenaient des photos. Je discutai brièvement avec l’un d’eux. A quelques centaines de mètres, l’estrade, pour les dignitaires et quelques étrangers triés sur le volet. Côté français, seule l’ancienne sénatrice (PCF) Hélène Luc, ancienne présidente de l’association d’amitié France-Vietnam, avait été invitée. Mais à part les caciques vietnamiens et leurs amis de longue date, les membres des jeunesses communistes qui assuraient bénévolement l’organisation et les policiers, aucun Vietnamien ordinaire n’avait été convié.

Une armée et un peuple

Au Viêt Nam, l’armée est populaire. Ceci n’est pas un vain mot, pas une simple élégance socialiste. Il existe un lien entre l’armée et la nation incomparable avec ce qu’il est dans la plupart des pays occidentaux. Le long de chaque route vietnamienne, dans chaque ville, on trouve une caserne où chacun connaît quelqu’un, un frère, un cousin, un ami, qui y travaille, où un oncle ou un père y a fait son service. L’uniforme est suspendu une fois de retour à la maison, remplacé par le short et les savates, mais le soldat vietnamien n’est pas que le symbole de l’Etat central. C’est une figure proche des gens, qu’ils identifient. Et c’est le cas jusque dans le Sud, jusqu’au cœur de Ho Chi Minh-Ville.

Pourquoi donc célébrer l’anniversaire d’une “grande victoire » de l’armée populaire sans le peuple ? Une partie de la réponse réside peut-être dans les événements de mai 2014, lorsqu’une plateforme pétrolière chinoise avait été mise en activité dans les eaux territoriales vietnamiennes. Des manifestations avaient eu lieu, des commerces et des usines chinoises avaient été prises pour cible, dans la grande banlieue de Ho Chi Minh-ville. Un an après, les autorités n’étaient sûres de rien.

Affiches de commémorations du 40ème anniversaire du 30 avril 1975. Crédits Cédric Lerat, Avril 2015.

En 2015, c’est le Premier ministre d’alors, Nguyên Tân Dung, qui prononça le discours, et non le Secrétaire général du Parti, Nguyên Phu Trong. Les deux hommes se livraient alors une guerre politique sans pitié, dont l’issue était encore loin d’être connue. Dung était perçu – à tort – comme “pro-américain”, en raison du fait que sa fille s’était mariée avec un Viêt-Kiêu de nationalité américaine, et de ses vues favorables aux affaires et à la signature du projet de traité de libre-échange Trans-Pacifique (qui fut enterré par Donald Trump l’année suivante). Trong, par opposition, était un homme au style de vie assez austère qui voulait être fidèle à l’idéal communiste et au léninisme.

Comme s’il voulait donner des gages à ses adversaires politiques du moment, Dung dénonça assez martialement l’impérialisme américain et les ennemis du pays, se montrant d’une parfaite rectitude idéologique. Le discours et le défilé terminés, je fus autorisé à quitter mon bout de trottoir. Je marchai vers la cathédrale, puis dans le jardin public derrière l’estrade. Certains, parmi les jeunes bénévoles vietnamiens, me dévisageaient, l’air de dire “qu’est-ce qu’il fait là ?” Quelques minutes durant, le temps de ressortir de la zone barricadée, je me suis senti indésirable, et je n’aurais pas voulu traîner suffisamment longtemps dans les parages pour que l’on m’assimile à ceux dont le Premier ministre venait de parler.

Dix années ont passé et avec elles, nombre de tempêtes politiques au sein du Parti communiste vietnamien. Je ne sais pas si ce dernier a vraiment changé dans son rapport au passé, si le temps commence à faire son œuvre, ou bien si l’unité de la nation dans les déclarations politiques est une stratégie qui vise un autre but. Je sais néanmoins que les images du 30 avril 2025 m’ont été plus agréables à voir que ce à quoi j’ai assisté il y a dix ans. A tout prendre, au Viêt Nam comme partout ailleurs, je suis convaincu qu’il est préférable d’inclure le peuple plutôt que de faire sans lui.

Des chars pour le défilé du 30 avril. Crédits Cédric Lerat, avril 2015.
Une semaine d’exception à Ho Chi Minh ville
Par Jean-Claude Pomonti

Ils sont venus en famille, leurs sacs au dos, grands-parents à la traîne, bambins courant dans tous les sens, adolescents affichant leurs t-shirts rouges à l’étoile dorée et leurs pantalons à pattes d’éléphants, parents soucieux de provisions.

Faute d’avoir les moyens de louer une chambre d’hôtel ou d’en trouver une de libre, ils ont déroulé leurs nattes à même le bitume, dans les parcs de la Mairie ou sur la place de l’Opéra, alors que la saison des pluies n’avait pas encore commencé.

Ils ont tenté de s’installer pour une ou deux nuits le plus près possible de la rivière de Saigon pour assister aux feux d’artifice marquant, dans la soirée du 30 avril 2025, le cinquantième anniversaire de la reddition de Saigon, rebaptisée depuis Ho Chi Minh Ville.

Une invasion tranquille, chaleureuse, du centre-ville où la circulation a été paralysée pendant plusieurs heures. Un million, deux millions de visiteurs ? Personne ne le sait. Toutefois, des centaines de milliers de gens sont venus des provinces les plus proches ou des banlieues d’une ville aux neuf millions d’habitants, soit deux fois plus qu’à l’époque de sa capitulation.

Si attendue, la parade n’a pas déçu : plus de treize mille soldats, marchant au pas de l’oie, suivis par de minces détachements de collègues chinois, laotiens et cambodgiens, ont traversé une mer de drapeaux et d’oriflammes rouges et or.

Pour être impressionnant, ce déploiement de troupes n’a guère pris une allure belliqueuse : au sol, ni blindés ni artillerie, mais une parade chars décorés et animés, tel un corso civil et multicolore ; dans le ciel, l’unique passage de seulement trois hélicoptères de transport militaire ainsi que deux chasseurs bombardiers âgés.

Le message souhaité du gouvernement a été sans ambigüités : l’unité du Vietnam s’est enfin refaite et son ambition est de progresser dans une paix auquel il a accédé à la fin du siècle dernier après les décennies de colonisation et de guerres.

Secrétaire général du PC vietnamien depuis l’an dernier, Tô Lâm a répété un argument à l’envie, le 30 avril, dans son discours de clôture des célébrations : le pays appartient à tous les Vietnamiens. Il n’est pas la propriété d’un clan quelconque, un sentiment déjà exprimé par le réformateur Vo Van Kiêt (1922-2008), chef du gouvernement communiste de 1991 à 1997.

Le pays fait face à de nouveaux défis, avec par exemple les tarifs douaniers imposés par l’administration Trump, et Tô Lâm est prompt à museler les critiques, mais le Vietnam meurtri de l’après-guerre a remonté la pente à une vitesse inimaginable. Pour qui a pu observer les hésitations et les graves fautes des années qui ont suivi 1975, ces célébrations du 50ème anniversaire montrent un pays qui a un nouveau visage et qui va de l’avant.

Cet article a été publié dans le cadre de notre dossier spécial consacré au 50 ans de la fin de la guerre du Vietnam.

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