Xavier-Diamé Ndour est le créateur et l’animateur du podcast Décolonisations. Sa première saison, qui compte pour l’instant une vingtaine d’épisodes de 20 à 25 minutes, porte sur le Viêt Nam. Dans un entretien pour Les Cahiers du Nem, il évoque sa découverte de l’histoire du pays, le lien entre la décolonisation du Viêt Nam et celle des autres anciennes colonies françaises, et les enjeux du décryptage d’une histoire complexe.
Entretien réalisé par Louis Raymond (journaliste).
Quel est votre parcours et qu’est-ce qui a fait que vous vous êtes lancé dans ce projet de podcast ?
Je m’appelle Xavier-Diamé Ndour et j’ai 44 ans. J’ai grandi au Sénégal et j’y ai fait toutes mes études primaires et secondaires. Après le bac, j’ai fait mes études universitaires en France. Je suis diplômé de HEC et j’ai d’abord travaillé dans le marketing. Puis, je me suis installé en Australie et je me suis reconverti professionnellement. Je suis maintenant professeur de français et de latin à Melbourne, en Australie, depuis neuf ans.
Bien que j’aie lancé le podcast à la fin de l’année 2021, je pense que c’est juste la conséquence de ma découverte de l’histoire complexe du Viêt Nam à partir d’octobre 2013. Je me souviens de la date car c’était au moment de la mort du Général Vo Nguyen Giap. Après avoir lu sa dépêche nécrologique, j’ai entrepris de lire sa fiche Wikipédia pour me rafraîchir la mémoire. Et je me rappelle avoir vu dans les recherches associées des noms dont je n’avais jamais entendu parler, dont celui de Ngo Dinh Diem. J’ai mal pris d’avoir découvert en 2013 seulement que le Viêt Nam avait été divisé de 1954 à 1975 ! J’avais fait des études de lettres, j’ai toujours été féru d’histoire. Mais là, dans l’angle mort de mes connaissances historiques, il y avait le Viêt Nam ! A partir de ce moment-là, j’ai lu, écouté et regardé tout ce que j’ai pu sur l’histoire de ce pays. Au bout d’un certain temps, j’ai commencé à me poser la question quoi faire de toute cette matière et de ces lectures accumulées.
Entre 2016 et 2020, j’ai commencé à écouter de plus en plus de podcasts. J’ai adoré Révolutions de Mike Duncan, qui m’a inspiré. J’ai réalisé que le podcast serait le moyen idéal pour canaliser mon enthousiasme pour l’histoire vietnamienne vers quelque chose qui pourrait aider à découvrir l’histoire du pays. Je voulais faire un travail qui puisse plaire à des gens qui ne connaissent presque rien au Viêt Nam, pour les inciter à creuser plus en avant et à lire des historiens.
J’ai donc lancé Décolonisations – Le Vietnam. L’idée, c’est de commencer avec le Viêt Nam la première année, mais dans le futur d’explorer d’autres processus de décolonisations. Je pense à l’Algérie, à Haïti, aux pays lusophones d’Afrique (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau), à l’Inde ou à l’Indonésie. On verra ce qu’il est possible de faire.
L’événement de la mort du général Giap a été un déclencheur pour beaucoup de monde, moi le premier. J’avais eu un sentiment d’urgence : cela m’avait fait sentir que les derniers témoins de cette histoire de la décolonisation n’étaient pas éternels. Comment avez-vous orienté vos recherches, pour éviter de tomber dans l’écueil d’une historiographie qui a été, jusqu’au début des années 2000, très politisée ?
Comme je n’en suis venu au Viêt Nam qu’en 2013, je n’ai pas vécu la bataille des mémoires comme lors de l’affaire Boudarel. Et quand il s’est agi de me lancer, j’ai d’abord privilégié les auteurs contemporains anglophones, c’est-à-dire américains pour la plupart. C’est qu’effectivement, il y avait le risque de ne consulter que des œuvres biaisées politiquement. Il m’a semblé que les auteurs américains actuels auraient plus de recul temporel et géographique. En plus, comme je réside en Australie, c’est plus facile de se procurer des ouvrages en anglais. Les travaux de Fredrik Logevall et de Christopher Goscha m’ont été très précieux par exemple. D’autre part, Goscha m’a permis de prolonger mes recherches avec la lecture d’historiens français comme Pierre Grosser. Puis, en consultant les bibliographies des différents ouvrages, je me suis attaqué à certains auteurs plus anciens comme Bernard Fall, Philippe Devillers, Lucien Bodard, Yves Gras, etc. Mais à ce moment-là, j’avais déjà un peu de contexte pour apprécier les biais ou la lucidité des uns et des autres.
A quel public s’adresse votre podcast ?
A vrai dire, je pensais surtout à faire ce podcast pour des gens qui me ressemblent. C’est-à-dire des gens qui s’intéressent à l’histoire, qui veulent lire des livres sur l’histoire du Viêt Nam mais qui ont peut-être besoin de repères avant de se lancer. Je voulais transmettre tout ce que j’ai appris sur le Viêt Nam car j’aurais adoré avoir un podcast comme le mien pour me mettre le pied à l’étrier en 2013.
Ce à quoi je ne m’attendais pas vraiment, c’est que j’ai eu un retour positif d’une française d’origine vietnamienne. Je pensais que les Vietnamiens de la diaspora apprécieraient moyennement de s’entendre raconter l’histoire de leur pays par quelqu’un qui ne sait même pas prononcer “Nguyen” correctement. Mais si le podcast aide certains Viêt-kiêu ou Français d’origine vietnamienne à comprendre des parties de l’histoire qui sont mises sous le boisseau au Viêt Nam ou en France, ou à apprendre des faits que la génération précédente n’a pas pu ou pas voulu partager, ça me toucherait énormément.
A titre personnel, en tant que « descendant de colonisés », même si ce n’est en rien un titre de noblesse, j’ai entretenu un rapport assez obsessionnel avec l’histoire de la décolonisation, sans doute car je voulais comprendre ce qui est arrivé à ma famille. Quel est votre rapport à cette histoire de la décolonisation, et pourquoi avoir choisi le Viêt Nam comme point d’entrée ?
Je pense que si mon père était encore vivant, il ne serait pas surpris de me voir travailler sur ce podcast. Il était professeur d’histoire. Du coup, j’ai baigné dès mon enfance dans une atmosphère riche en livres d’histoire et en coupures de presse. Plus tard, j’ai beaucoup discuté avec mon père de sujets divers dont celui de la colonisation au Sénégal, vu qu’il était à l’école primaire en 1960, l’année des indépendances. Mon père était aussi adhérent au Rassemblement National Démocratique (RND). Le RND, c’était le parti de l’intellectuel sénégalais Cheikh Anta Diop, qui était connu pour être très critique envers la classe politique africaine post-indépendance, surtout dans leurs relations avec la France. Du coup, la question de la colonisation et de l’indépendance revenait aussi dans nos discussions. Cela dit, pour les Sénégalais de ma génération, c’est de l’histoire ancienne et ce n’est pas un sujet brûlant. Cependant, étudier l’histoire du Vietnam m’a rappelé certaines critiques de Cheikh Anta Diop dans les années 1980 envers les liens de dépendance des pays africains vis-à-vis de la France. Prenons un événement de la guerre d’Indochine comme la décision de Paris de dévaluer la piastre indochinoise en 1953, sans consultation avec le gouvernement de Bao Dai. Quand j’ai étudié cet épisode, ça m’a fait tout de suite penser à la dévaluation du franc CFA en 1994. A l’époque, le gouvernement d’Édouard Balladur, du jour au lendemain, a dévalué de moitié la monnaie des pays d’Afrique francophone et il en a résulté une baisse de pouvoir d’achat dont je me rappelle encore. Sachant que le franc CFA a été créé en 1948, cette monnaie permet donc le maintien d’une relation de dépendance des anciennes colonies envers la France. La notion même de décolonisation ou d’indépendance est posée et il y a aujourd’hui des travaux qui le montrent comme ceux de Ndongo Samba Sylla (L’arme invisible de la Françafrique : une histoire du franc CFA). Ce n’est qu’un exemple, mais je pense qu’il montre que la permanence du fait colonial/décolonial encore aujourd’hui au Sénégal.
D’autre part, je pense que l’histoire du Vietnam est importante simplement car le Viêt Nam, c’est la première décolonisation[1]. C’est celle qui rend toutes les autres possibles. C’est le « Valmy des peuples colonisés », selon le mot de Ferhat Abbas. Dien Bien Phu a été un déclic pour les militants algériens qui se sont dit : « il faut passer à l’action tout de suite, comme en Indochine ». Sans la guerre d’Indochine, il n’est pas dit que l’Empire français se serait désagrégé entre 1954 et 1962 ; que le Sénégal et tant d’autres pays auraient accédé à l’indépendance en 1960. Alors, j’espère que le podcast permettra à beaucoup d’Africains d’apprendre une histoire qui n’est pas loin de la leur et qui lui est intimement liée.
Où en est le podcast aujourd’hui ?
A ce jour, il y a 20 épisodes de 20-25 minutes qui sont disponibles. J’ai couvert le Vietnam d’avant la colonisation, puis la conquête et la colonisation de l’Indochine jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Ensuite, la majorité des épisodes suit les temps indécis de 1945-1946 et la guerre à partir de 1946. Il me reste encore 6-7 épisodes jusqu’à la conférence de Genève de 1954. Je compte m’arrêter là, mais je prévois d’inviter des historiens qui connaissent bien le Viêt Nam d’aujourd’hui pour parler de la période des années 1960 à nos jours, à la lumière des événements de la décolonisation.
Il faut dire que je produis et anime le podcast tout seul. C’est un travail de longue haleine de lire et de synthétiser les nombreuses sources avant d’écrire chaque épisode. Il faut ensuite enregistrer et monter tout ça. Je n’avais pas mesuré l’ampleur de la tâche avant de me lancer, mais j’apprends beaucoup sur le tas. Pour l’instant j’ai écrit tous les épisodes et j’en enregistre un toutes les semaines, quand tout se passe bien.
Quel est l’aspect de l’histoire vietnamienne qui vous a le plus intéressé ?
Je dirais que c’est la complexité du nationalisme vietnamien qui m’a le plus marqué dans mes recherches ! Au début du 20ème siècle, le nationalisme vietnamien s’abreuve aussi bien aux sources asiatiques (le mouvement « Dông Du » [Exode vers l’Est] de Phan Boi Chau par exemple) qu’occidentales avec Phan Chu Trinh. Dans les années 1920, il y a des courants de plus en plus radicaux ; le communisme n’en est qu’un parmi d’autres. La mutinerie de Yen Bai par exemple en 1930 est un tournant dans la lutte contre la colonisation et il est le fait du Parti Nationaliste Vietnamien (VNQDD). Autre exemple, un personnage comme Nguyen An Ninh est fascinant et gagnerait à être plus connu hors du Viêt Nam. Enfin, l’histoire fait peu de cas des modérés de cette époque comme les royalistes de Pham Quynh ou les constitutionnalistes de Bui Quang Chieu. Mais ils participent de ce tableau complexe d’un pays qui cherche son chemin vers l’indépendance vis-à-vis de la France.
Bien sûr, la Seconde guerre mondiale change tout. Ho Chi Minh, ayant fait en sorte d’avoir une présence sur le sol vietnamien (contrairement aux autres nationalistes qui sont restés en Chine) est présent quand les Japonais éliminent l’administration française, puis capitulent. Il se dépêche de remplir le vide politique dans le contexte de l’immense émotion liée à la famine de 1944-1945. Même Bao Dai doit céder devant le raz-de marée Viet Minh. Et quand Ho Chi Minh proclame l’indépendance en 1945, c’est fini. Il a déjà pris tellement d’avance sur les autres nationalistes qu’il ne peut plus être rattrapé. Pire, en instrumentalisant le terme Việt gian, (traître à la patrie Viet), le Viêt-Minh jette l’opprobre sur toute l’opposition en liant par défaut patriotisme et adhésion au Viet Minh, puis plus tard au communisme. C’est là, il me semble, la tragédie du nationalisme vietnamien.
Décolonisations – Le Vietnam est disponible sur toutes les plateformes de podcasts. Vous pouvez aussi le trouver sur le site web et vous pouvez aussi suivre le podcast sur Twitter .
[1]La guerre d’Indochine et sa fin le 7 mai 1954 représentent en tout cas le processus de décolonisation qui a le plus de rententissement dans le reste de l’Empire colonial français. L’Inde avait obtenu son indépendance du Royaume-Uni en 1947, et la guerre d’indépendance de l’Indonésie contre les Pays-Bas se termine en 1949. Au sein de l’Indochine française, le Cambodge accède à l’indépendance en 1953.
[…] « La décolonisation du Viêt Nam rend toutes les autres possibles ». Entretien avec Xavier Ndour du podcast Décolonisations – Les cahiers du nem — À lire sur lescahiersdunem.fr/la-decolonisation-du-viet-nam-rend-toutes-les-autres-possibles-entretien-avec-xav… […]
[…] Décolonisations, Xavier Ndiamé Ndour – […]