Les Cahiers du Nem publient les nouvelles lauréates du concours 2022/2023, sur le thème « L’Asie et l’eau », organisé avec le soutien de l’Agence française de développement. Cette semaine, la mention spéciale du jury, attribuée à Pierre Désesquelles, pour son texte qui nous plonge dans le Viêt Nam du Xve siècle. Cette nouvelle est illustrée par des photographies de Nicolas Cornet, photographe et journaliste dont les travaux sont déjà apparus dans la revue.
Il était une fois — en un temps, lecteur, que l’arrière-grand-mère de ton arrière-grand-mère n’a pas connu — alors que Hà Nôi s’appelait encore Thăng Long, une belle princesse et un petit teinturier. Le jour de sa naissance, la princesse était déjà souriante et de son petit corps émanait une douce odeur de rose. Aussi, son père, le grand roi Lê Thái Tổ, décida de la nommer Hương Thơm Hoa Hồng. Ce même jour, à la même minute de la même heure, de l’autre côté de la muraille entourant la cité impériale, la femme d’un pauvre teinturier de la rue Hàng Đào donnait naissance à un bébé rieur au parfum de jasmin. Son père, qui n’avait pas l’odorat particulièrement fin ni l’imagination fertile, le nomma Cường, car il vit bien qu’il s’agissait d’un solide petit gars. Toute son enfance, Cường passa ses journées à travailler dans la teinturerie de son père tandis que Hương était maintenue, par le sien, enfermée oisive dans le palais. Sans jamais se voir donc, Hương et Cường grandirent de conserve, en taille et en beauté, chacun de son côté du mur. Ils arrivèrent ensemble à l’âge où un garçon devient godichon devant une fille — toi aussi tu as connu ce temps, noble lecteur — et auquel parfois — belle lectrice, tu le sais bien — la fille aurait souhaité que le garçon le fût moins. Cường aurait été un jeune homme généreux s’il avait été riche, et sage si la sagesse avait trouvé son utilité dans une teinturerie. De même, Hương aurait été une jeune fille généreuse si elle avait su qu’existait la pauvreté, et sage si elle avait eu à prendre la moindre décision. Nul ne sut comment, mais la rumeur parvint jusqu’au quartier des trente-six corporations, qu’une belle princesse, généreuse et sage vivait auprès de son père le roi et qu’elle avait pour nom Hương. Cường en l’apprenant se mit à rêver plus qu’il n’aurait dû. La vérité — belle lectrice, noble lecteur — oblige le conteur à dire que nulle rumeur concernant Cường ne fit son chemin jusqu’aux oreilles de la petite princesse.
Un matin, voyant que sa fille était devenue une belle cô gái, le roi Lê Thái Tổ, décida qu’il était temps de la présenter au temple Ngọc Sơn. Il fit réunir un cortège magnifique dont il prit la tête pour sortir de la cité impériale — je t’entends, chère lectrice, murmurer « ça y est, ils vont enfin se voir », cependant, la chose n’était pas si simple, lis plutôt ce qui suit. La princesse Hương se tenait, couverte des plus beaux vêtements, parée des plus beaux bijoux, dans un palanquin fermé, car son père souhaitait protéger sa prunelle de la sordide vulgarité des échoppes des marchands et des artisans. De plus, le protocole exigeait des passants, sous peine du pal, qu’ils touchassent du front la poussière de la chaussée devant le train impérial. La procession passa la porte Cửa Bắc, traversa le quartier des trente-six corporations par la rue Hàng Đào et s’engagea sur le pont Thê Húc qui enjambe le lac Hoàn Kiếm vers l’île du temple Ngọc Sơn. À ce moment, la princesse, rongée par la curiosité, souleva à demi la portière de soie de son palanquin. Elle aperçut, sur la rive, un beau jeune homme de son âge, qui, au risque de sa pauvre existence, la dévisageait avec exaltation. Ce jeune homme — lecteur tu l’as deviné n’est-ce pas ? — n’était autre que Cường. Lui trouvant l’air généreux et sage, elle se pencha davantage, pour mieux le voir. Un pendentif de perles se décrocha alors de sa coiffe, roula sur le pont, passa entre les pattes du cheval de Lê Thái Tổ qui le vit tomber dans le lac Hoàn Kiếm. Le roi entra dans une grande colère, car ce pendentif avait une immense valeur. Il était constitué de perles rouges et de perles vertes, de rubis et de jades les plus purs. Cường entendit les phrases dures que le roi dit à la petite princesse et il entendit aussi ses sanglots.
Leurs cœurs bien lourds, Hương rentra au palais et Cường à la teinturerie. La nuit suivante, leurs sommeils furent agités. Hương rêva qu’elle était dans une barque, seule au milieu du lac Hoàn Kiếm, tandis que Cường se voyait en rêve en train de pêcher sur le bord du lac. La jeune fille étonnée par ce rêve se dit que si elle était seule sur le lac, un génie des eaux pourrait lui rapporter son bijou. Pourquoi pas Kim Quy la tortue d’or qui avait repris l’épée de son père il y a quelques années ? — ne t’inquiète pas lecteur, je te reparlerai plus tard de Kim Quy et de cette curieuse histoire d’épée. De même, le jeune homme fut très surpris, car jamais il n’avait pêché. « Ce rêve, se dit-il, signifie certainement que je devrais aller ferrer des poissons, car l’un d’eux pourrait avoir avalé le pendentif de Hương » — je suis sûr que vous aussi, chers lecteurs, avez le cœur serré par ces folies qui viennent à l’esprit des jeunes gens amoureux. Cường, n’ayant pas de canne, fit croire à son père qu’il avait perdu sa perche de teinturier et se rasa le crâne pour, à force de patience, tresser un fil suffisamment long. Une nuit enfin, il put se rendre sur la berge du lac.
Avant même d’arriver au pied du pont Thê Húc, il trébucha sur une pierre. S’étant retourné, il vit que cette pierre n’était autre que la plus belle des tortues. Et, chose étrange, cette tortue avait des yeux vairons, le droit était rouge, le gauche était vert. Le cœur battant, il se présenta à la porte Cửa Bắc où il confia la tortue à la sentinelle en lui recommandant de dire au roi qu’il s’agissait d’un cadeau de Cường, le petit teinturier de la rue Hàng Đào. Le soldat lui en fit la promesse et apporta la tortue aux cuisines du palais. Le cuisinier tua la tortue, cassa sa carapace et perça son cœur. Une goutte de sang bien rouge apparut que le cuisinier fit tomber dans une coupe d’alcool de riz. Il perça ensuite le foie de la tortue. Une goutte de bile bien verte apparut qu’il fit tomber dans une autre coupe d’alcool de riz. Le cuisinier mit de côté les deux coupes, la rouge et la verte, pour l’apéritif du roi. Il ouvrit alors l’estomac de la tortue et n’y trouva rien — voyons cher lecteur, à quoi t’attendais-tu ?
Les jours passèrent sans que nul chambellan, accompagné de cymbales, de tambours et de dàn bâu, ne vienne à la porte de la teinturerie inviter Cường auprès de l’Empereur. Il en fut très surpris, mais dû se résoudre à comprendre que le pendentif ne se trouvait pas dans le ventre de la tortue. « C’est normal, pensa-t-il, le rêve me disait de pêcher, je me suis contenté de ramasser cette tortue ». Le soir même, Cường prit sa canne à pêche et repartit vers le lac Hoàn Kiếm. À peine arrivé, il vit, juste sous la surface de l’eau, une énorme carpe aux écailles rouges et vertes. Elle regardait, fascinée, la lune brillante, dans le ciel — ai-je dit, lecteur, qu’il s’agissait d’une belle nuit de pleine lune ? Sans la quitter des yeux, Cường ramassa un gros caillou et… bam-bam-bam il toqua à l’huis de la porte Cửa Bắc. La sentinelle apparut. Cường lui confia la carpe en lui recommandant de dire au roi qu’il s’agissait d’un cadeau de Cường, le petit teinturier de la rue Hàng Đào. Le soldat lui en fit la promesse et apporta la carpe aux cuisines du palais. Le cuisinier prépara les deux coupes du roi, la rouge et la verte, puis ouvrit l’estomac de la carpe et — échaudé lecteur, cette fois-ci tu te méfies à raison — n’y trouva rien.
De nouveau, les jours passèrent sans autres visites à la teinturerie, que celles de belles Hanoïennes souhaitant faire reteindre leur áo tứ thân — élégante lectrice férue de mode, c’est ainsi que l’on nommait les áo dài en cette lointaine époque. Cường prit conscience, un peu plus vite cette fois, qu’à nouveau, il n’avait pas utilisé sa canne à pêche comme le lui avait commandé le rêve. Il attendit la nuit et repartit au lac Hoàn Kiếm. Il lança le leurre aussi loin qu’il put et s’assit sur ses talons, prêt à ferrer un beau poisson. À sa grande surprise, rien ne se passa. Et puis… toujours rien. Et puis… — mais, je vais, lecteur impatient, te dispenser de la longue attente de Cường. Par précaution notre jeune pêcheur avait attaché solidement la canne à sa ceinture puis il avait fini par céder au sommeil. À l’heure la plus noire de la nuit, Cường sentit un coup formidable au niveau de sa taille, suivi d’une claque froide sur tout son corps. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit qu’il était face à une tortue prodigieuse, bien plus grande que lui, et qu’elle le dévisageait, le regard plein de colère. Il prit conscience qu’il était sous la surface du lac, qu’il ne pouvait plus respirer, qu’il ne savait pas nager et qu’il faisait face à un monstre courroucé. Cường sentit la panique l’envahir. Il se débattait de manière de plus en plus frénétique à mesure que l’asphyxie le gagnait — nous atteignons ici, cher lecteur, un point périlleux de notre récit, savoure donc un moment ce suspense : comment notre jeune ami va-t-il sauver sa vie ? Il se réveille d’un cauchemar ? Non, ce serait trop facile. Grâce à l’intervention de la princesse en tenue de ninja ? Allons-allons, cette histoire se passe au Đại Việt, pas chez Disney. Bon, tu n’y es pas du tout, je reprends donc.
Le regard de la tortue se fit moins dur. On pouvait y voir de la compassion pour ce petit être en détresse. Alors que tout semblait fini pour le pauvre Cường, elle se glissa sous lui et le remonta à la surface. Plus mort que vif, Cường put enfin respirer. Il s’aperçut alors que la carapace de la tortue était de l’or le plus pur. Il reconnut donc Kim Quy, la messagère de Long Vương le roi dragon, celui qui avait permis à notre roi Lê Thái Tổ de libérer son pays des envahisseurs venus du Nord grâce à Thuận Thiên, l’épée magique. La paix revenue, Kim Quy avait réclamé l’épée au roi Lê un jour qu’il se reposait dans une barque sur le lac. Lê avait obéi et lui avait lancé Thuận Thiên. Kim Quy l’avait attrapée dans sa bouche et avait replongé dans le lac qui depuis s’appelait lac de l’épée restituée, Hồ Hoàn Kiếm — que le lecteur vietnamien veuille bien me pardonner ce barbant rappel historique. Arrivée sur le bord, Kim Quy laissa Cường descendre de son dos. « Sais-tu, lui dit-elle, que la tortue aux yeux rouge et vert était mon arrière-petite-fille préférée et que la carpe aux écailles rouges et vertes était ma meilleure amie ? Que vais-je devenir maintenant seule, coincée dans ce lac ? ». Le pauvre Cường se sentit tout honteux du mal qu’il avait fait. Il raconta à Kim Quy l’histoire de la belle princesse sur le pont, du pendentif perdu dans le lac et celle de son rêve étrange. « Je comprends, dit alors la tortue, ce rêve t’a été envoyé par Long Vương, mon maître. Il voulait que tu me rencontres ».
Cường retourna chez lui. Il accrocha ses vêtements humides aux perches de bambou sur le toit de la maison, parmi les tissus teints, puis, se glissa discrètement dans sa couche et s’endormit épuisé. Au même moment, de l’autre côté de la muraille impériale, le roi Lê Thái Tổ se réveillait une nouvelle fois. Il était tourmenté de ce que sa fille Hương avait perdu sa joie de vivre. Ses sourires lui manquaient. Au petit matin, il l’appela auprès de lui : « J’ai décidé de n’être plus fâché contre toi, dit-il, demande-moi ce que tu veux, je te l’accorderai », « Je souhaiterais, répondit immédiatement Hương, pouvoir faire une promenade en barque sur le lac Hoàn Kiếm ». Cette demande étonna Lê par sa modestie. « Si c’est ce que tu souhaites, dit-il, je te l’accorde bien volontiers. Un palanquin va tout de suite t’emmener au lac, toi et tes suivantes ». En descendant la rue Hàng Đào, la princesse tenta bien quelques coups d’œil dans l’embrasure de la portière de soie, mais elle n’aurait pu voir Cường. Celui-ci dormait toujours sur sa natte — ce pauvre garçon, tu l’imagines bien, cher lecteur, avait besoin de se remettre de ses aventures de la nuit.
Arrivée à l’embarcadère, la princesse ordonna à ses suivantes de se regrouper dans la première barque tandis qu’elle montait seule dans la seconde. Elle essaya de reproduire aussi bien que possible ce qu’elle avait vécu en rêve et godilla calmement vers le centre du lac. Au moment où elle l’atteignait, le ciel sembla se déchirer et d’énormes trombes d’eau s’abattirent sur le lac. Le soleil avait disparu et on ne pouvait voir à quatre coudées. La petite barque se remplissait et la pauvre princesse était trop faible pour la conduire jusqu’au bord. Elle cria, appela ses suivantes à son secours, mais celles-ci étaient déjà revenues à toutes rames à l’embarcadère. Bientôt, ce fut la catastrophe. La barque versa et Hương sombra dans les remous du lac. Elle se débattait courageusement, faisait tout son possible pour rejoindre la surface, mais elle était empêtrée dans ses longs vêtements princiers qui l’entraînaient inexorablement vers le fond — nous arrivons donc, cher lecteur, au second point périlleux de notre éprouvante histoire, mais tu peux reprendre ton souffle, je ne vais pas te cacher plus longtemps que notre jolie princesse va être sauvée. Alors qu’elle croyait que tout était perdu, Hương se sentit poussée vers le haut par une force surhumaine. Trois secondes plus tard, elle pouvait enfin respirer.
L’orage battait toujours son plein. Des trombes de pluie et des vagues tempétueuses venaient sans pitié fouetter son corps. Hương reconnut que sa sauveuse n’était autre que Kim Quy. Celle-ci la transporta jusqu’à la petite île de la Tortue au sud du lac. Elles se réfugièrent sous un cây lộc vừng au centre de l’île, car le niveau de l’eau montait rapidement. « Je te reconnais, dit Kim Quy, tu es Hương, la fille de Lê de qui j’ai repris l’épée. Pourquoi es-tu venue toute seule au milieu de mon lac ? Tu sais que ça peut être dangereux ». Alors, Hương lui raconta l’épisode de la portière de soie, le beau jeune homme sur la rive, le pendentif qui se détache et tombe dans le lac et son rêve mystérieux. « Je comprends, dit la tortue, ce rêve t’a été envoyé par Long Vương, mon maître. Il voulait que tu me rencontres aussi ». La princesse, à ces mots, sentit son petit cœur battre plus vite « Qui d’autre, demanda-t-elle, as-tu rencontré ? ». La bonne Kim Quy sourit avant de lui répondre « l’autre est Cường le petit teinturier de la rue Hàng Đào. C’est ce beau jeune homme que tu as aperçu au bord du lac. Depuis que ton pendentif est tombé du pont, il n’a de cesse de le chercher pour le rapporter au roi ton père ». À ce moment, l’orage s’arrêta aussi promptement qu’il avait éclaté. Le soleil put faire de nouvelles apparitions entre les nuages. Sous sa chaleur, l’humidité de l’île disparut rapidement, les vêtements de Hương commencèrent à sécher, et les fleurs orangées de lộc vừng répandirent leur doux parfum dans l’air lavé. La tortue et la jeune princesse goûtaient une paix étrange, aussi leur conversation se prolongea. « Les hommes pensent que je suis la reine de ce lac, racontait Kim Quy, mais j’en suis la prisonnière. Depuis des années, je cherche le passage immergé qui doit me permettre de rejoindre le fleuve Rouge. Je suis maintenant bien vieille, tu sais, ma destinée était de naître ici à Thăng Long et de mourir dans la baie de Hạ Long — pardonne-moi à nouveau, cher lecteur vietnamien, cette interruption, mais je dois préciser pour le lecteur moins lettré que Thăng Long signifie l’envol du dragon et Hạ Long sa descente. Il ne me reste plus longtemps à vivre, comment vais-je faire si je ne retrouve pas rapidement cette sortie ? ». « Remets-t’en à moi, dit la princesse, je crois que j’ai une idée ».
Elle avait en effet remarqué que l’eau du lac redescendait bien vite maintenant que la pluie avait cessé. C’était trop rapide pour être l’effet de l’évaporation, l’eau devait donc s’écouler par un conduit naturel vers le fleuve Rouge jusqu’à ce que les niveaux se soient équilibrés — je te l’avais dit, lecteur sceptique, que notre princesse était généreuse et sage. « Il faut que je trouve Cường au plus vite, conclut-elle en se levant ». Peu de temps suffit aux suivantes pour venir au secours de leur maîtresse qui faisait de grands gestes depuis l’île de la Tortue. Elles étaient toutes honteuses de l’avoir ainsi abandonnée. Hương en profita pour leur ordonner de l’emmener immédiatement à la teinturerie de la famille de Cường rue Hàng Đào.
Quand Cường ouvrit enfin les yeux, il vit…, oh grands dieux ! il vit… — lecteur tu sais bien ce qu’il vit, mais mets-toi à la place de notre pauvre teinturier — il vit… le doux visage de la princesse penché sur lui. Il vit aussi les suivantes qui avaient envahi la chambre et incidemment il se rappela que ses vêtements séchaient sur le toit de la maison. « Lève-toi immédiatement, dit la princesse, prends toutes tes fioles de teintures et suis-moi ». Incapable de répondre, Cường se prosterna vivement devant la princesse. Dans sa hâte, il ne se rendit pas compte que la couverture laissait découverte une partie considérable de son postérieur. Les suivantes poussèrent de petits cris et cachèrent leurs yeux derrière leurs doigts disjoints.
Quelques minutes plus tard, Cường courait derrière le palanquin. Du gros sac qu’il portait sur son dos s’échappaient des bruits de faïencerie malmenée. « Voilà ce que tu dois faire, lui expliqua la princesse quand ils furent arrivés sur la berge : toutes les trente coudées, tu vas répandre une fiole de couleur différente jusqu’à ce que tu aies terminé le tour complet du lac. Dépêche-toi, il faut que nous profitions du temps où le lac se vide ». Les paroles de la princesse n’avaient aucun sens, mais Cường lui obéit du mieux qu’il put. « Maintenant, conduisez-moi au fleuve Rouge », ordonna la princesse à ses suivantes horrifiées. C’est ainsi que le palanquin princier, suivi à la course par un petit teinturier, se retrouva à traverser le pauvre quartier de Chương Dương qui jamais n’avait vécu évènement aussi extraordinaire. La princesse se fit mener à un promontoire d’où elle et Cường purent surveiller anxieusement la rive du fleuve. Ils ne durent pas attendre bien longtemps, une longue larme d’un vert lá cây sortit d’un massif de roseaux et se mêla aux eaux rouges du fleuve. Aussitôt, Cường repartit vers le lac et couru aussi vite qu’il put.
Il ne fallut pas longtemps pour que la nouvelle de l’apparition d’une larme verte dans le fleuve Rouge fît le tour de la ville. La sentinelle de la porte Cửa Bắc en parla à son sous-officier, qui en parla… — mais je vais, impatient lecteur, te dispenser également du trajet de la nouvelle jusqu’aux oreilles de Lê Thái Tổ. Celui-ci rassembla immédiatement sa garde, sauta sur son cheval et se mit en marche vers le fleuve pour voir ce prodige et essayer d’en comprendre la signification.
Pendant ce temps, Cường avait réussi à chaparder la barque rescapée de l’embarcadère et avait godillé jusqu’au centre du lac. Il appela Kim Quy, qui reconnut sa voix et sortit sa tête de l’eau. Cường lui expliqua qu’elle devait suivre la couleur vert lá cây pour rejoindre le fleuve Rouge. « Je vous remercie Hương et toi pour ce que vous avez fait pour moi, dit la vieille tortue. Pour vous récompenser, voilà ce que je vous offre, vous l’avez bien mérité ». Elle se pencha et laissa tomber de sa bouche un petit objet qui roula vers le fond de la barque. Ensuite, elle plongea, laissant seul Cường furetant dans son embarcation, se demandant bien ce que pouvait être ce mystérieux objet — mais je suis sûr, lecteur perspicace, que tu en as une petite idée.
La foule des Hanoïens s’était amassée sur la rive du fleuve Rouge pour voir sa larme verte magique. Elle s’écarta, pleine de révérence, pour laisser passer son roi. Lê Thái Tổ arriva sur la berge au moment où Kim Quy débouchait de la galerie immergée. Il sauta de son cheval et courut vers elle. « Empereur Lê, que je suis heureuse de te voir avant mon dernier voyage, dit la tortue, je dois nager vers la baie de Hạ Long pour y rendre mon âme à Long Vương, mon maître. C’est ta fille qui m’a permis de trouver le chemin du fleuve, aussi ne la gronde pas de son escapade ». En l’entendant, Lê Thái Tổ sentit les larmes monter à ses yeux. « Ma vieille amie, dit le roi, je suis si content de te revoir et si triste de te perdre à nouveau », il caressait la tête ridée d’un geste doux et respectueux. « Je veux que tu fasses une dernière bonne action pour moi, dit Kim Quy. Donne la main de ta fille au jeune homme qui te rapportera le pendentif de rubis et de jade qui est tombé dans le lac Hoàn Kiếm. Il est généreux et sage. Il sera un époux parfait pour ta fille et un parfait successeur pour ton royaume ».
Et ainsi fit le roi Lê Thái Tổ.