Au-dessus des collections permanentes du Musée du Quai Branly, dans les hauteurs de la mezzanine, s’exposent les méandres de la mémoire de l’artiste vietnamien Dinh Q. Lê. Dans la pénombre du lieu émanent quelques-uns de ses tressages d’images issus de la série From Vietnam to Hollywood (2004) et de ses travaux sur le génocide cambodgien (série Splendor & Darkness). Autour de ces tapisseries multiples et changeantes, le pas emprunte un parcours en ligne sinueuse, similaire au mouvement du fil s’imbriquant à la trame apposée sur le métier à tisser.
Dans cet espace intime de mémoire, l’œil s’agite et s’évertue à effectuer une mise au point globale sur des motifs apparaissant et disparaissant successivement ; ne trouvant repos que dans les dessins d’artistes vietnamiens, réunis et exposés par Dinh Q.Lê comme témoignages d’une guerre dont les principaux narrateurs furent étrangers.
Perdre le fil : l’Amnésie américaine
Né en 1968 à Hà Tiên au Vietnam, Dinh Q. Lê et sa famille fuient le pays et trouvent refuge aux États-Unis alors qu’il n’est âgé que de dix ans. De la guerre, il ne se souvient que de peu de choses, gardant un souvenir bien plus vif de la violence des événements ayant lieu au Cambodge, à moins d’une dizaine de kilomètres de chez lui.
Sur les écrans de sa mémoire, ce sont surtout les images des films hollywoodiens qui se jouent. Scolarisé en Californie, l’artiste grandit entre les vidéos et photographies chocs de cette « première guerre de salon », comme autant d’icônes teintantles vestiges de ses souvenirs. Adulte, Dinh Q.Lê prend conscience de cette porosité de la mémoire lorsque, face à une scène d’incendie, les hélicoptères sillonnant le ciel californien lui évoquent non pas ses propres visions de la guerre, mais les images que l’industrie cinématographique américaine en a produit.
D’une manière générale, l’imaginaire collectif est entièrement imprégné de ces images de fiction. Jusqu’à la fin des années 1990, rares étaient les guides de voyages qui n’accordaient pas un chapitre dédié aux lieux phares de la guerre selon Hollywood. Ainsi pouvait-on lire dans l’édition de 1997 du Lonely Planet : Vietnam cette phrase introductive : « Peut-être que la réplique la plus mémorable à propos du Vietnam fut prononcée par un capitaine dans le film Apocaypse Now : ”I love the smell of Napalm in the morning ”[1]. Au programme : un café à l’Apocalypse Now de Hanoï après avoir arpenté les « immanquables » paysages vietnamiens que sont la Hamburger Hill, la zone démilitarisée (l’ancienne ligne de démarcation entre le Vietnam Sud et Vietnam Nord) ou le tristement célèbre village de Mỹ Lai.
Le Vietnam se visite comme un patrimoine de guerre. C’est toutefois un lieu de mémoire altéré, perçu par le prisme du cinéma qui fait oublier à la fois les souffrances des soldats américains qui y furent envoyés et, surtout, celles des soldats et civils vietnamiens qui y furent décimés.
Dès la fin des années 1980, plusieurs associations de vétérans de guerre mirent un point d’honneur à rétablir cette vision erronée de leur expérience du Vietnam. À ce titre on peut citer Platoon (1986) d’Oliver Stone, dont les personnages en prise avec leurs propres valeurs morales se font à la fois victimes et bourreaux d’une guerre dont ils portent les stigmates. Oscarisé, le film déclencha un élan de sympathie et un intérêt certain pour les anciens combattants, engendrant de nombreuses interviews et documentaires tels que Dear America : Letters from Vietnam (1988) de Bill Couturier[2].
Néanmoins, si les personnages américains furent dépeints avec plus de nuances, pris dans différents conflits psychologiques et moraux ; les soldats vietnamiens, eux, demeurèrent les « ennemis » génériques des films, comme autant d’anonymes parsemant le décor d’un conflit au sein duquel ils ne seraient que figurants.
Légende:
À droite: Dinh Q. Lê, 300,000 S. Vietnamese children became orphans, 1999, impression en noir et blanc sur papier.
À gauche: Dinh Q. Lê, 60,000 Vietnam vétérans committed suicide, 1999, impression en noir et blanc sur papier.
Crédits : Fine Art Biblio
Défaire la trame de ses souvenirs
C’est cette vision américanisée de l’histoire que Dinh Q. Lê remet en question. Lors de sa dernière année d’études à l’Université de Californie de Santa Barbara (UCSB), il assiste à un cours sur la guerre du Vietnam. Dans ses échanges avec l’historienne de l’art Moira Roth, il relate la frustration éprouvée face au peu de descriptions faites des blessures et des traumatismes des Vietnamiens, occupant seulement deux jours du programme contre « dix semaines [de cours] à parler de combien les soldats américains avaient souffert. »[3] Cette expérience et l’indignation qu’elle suscite lui inspire une série de posters en noir et blanc reprenant des images chocs du conflit, auxquelles il associe en caractères majuscules le bilan des victimes vietnamiennes et américaines. Placardées dans les couloirs de son université, la Napalm Girl de Nick Ut (1972) et les portraits de soldats américains rappellent amèrement la réalité des faits : « The destruction was mutual. 300,000 Vietnamese children became orphans ». [La destruction était mutuelle. 300 000 enfants vietnamiens sont devenus orphelins.] et « Ready for a challenge? 60,000 Vietnam veterans committed suicide » [Prêt pour un défi ? 60 000 vétérans américains se sont suicidés].
Le motif de l’histoire
Les clichés de presse sont les premiers matériaux utilisés par Dinh Q. Lê dans son entreprise de reconstitution d’une mémoire de guerre plus juste que celle édulcorée, imposée par Hollywood. En 2003 il expose ses premières tapisseries photographiques à la Biennale de Venise. Parmi celles-ci, The Quiet American et Born on the 4th of July où se mêlent aux plans des films d’après lesquelles elles sont nommées, les photos emblématiques du conflit, telle que la Napalm Girl (1972). Le genre est propice à ce travail de mémoire puisqu’il extirpe les protagonistes de l’image de l’anonymat. Les sujets photographiés y sont reconnaissables en tant qu’individus et non masse indistincte ; ils sont fille ou fils de quelqu’un, ami d’untel ou sœur d’un autre,[4] et c’est peut-être là que se joue l’impact que les photographies de la guerre du Vietnam eurent sur l’opinion publique américaine au début des années 1970. En témoigne la frénétique quête d’identification de la fillette immortalisée par Nick Ut, entreprise par les médias des décennies plus tard.
Issue de cette même série, Untitled #9 (2004) ouvre l’exposition au musée du Quai Branly et met à nu ce phénomène d’imbrication des images comme des souvenirs, où réel et fiction se confondent. D’entre les couleurs vives de la Call Girl du film de Francis Ford Coppola émergent les contours du général Nguyễn Ngọc Loan photographié par Eddie Adams (1968). Les deux personnages tiennent en joug deux jeunes femmes similaires : l’une, en couleurs, est l’actrice principale de The Quiet American (2002), l’autre, en surimpression noire et blanche, est une jeune anonyme vietnamienne, photographiée dans les années 1960. Dans les circonvolutions de la mémoire, tout se mélange et fait nœud. La terrible Saigon Execution n’est plus celle d’un soldat du FNL mais celle de la jeune femme photographiée. Sous ses traits anonymes ce sont des milliers de Vietnamiennes et Vietnamiens qui succombent.
En choeur, actrice et général pointent leurs armes dans la même direction : comme le cinéma hollywoodien, les photos de presse alimentent un imaginaire collectif de la guerre. Si elles furent les seules représentations avérées du conflit, leur prolifération et leurs nombreuses répétitions les ont rendues avec le temps, si ce n’est banales, au moins habituelles. Devenues emblématiques, elles rejoignent les images cinématographiques de la guerre avec ses codes[5] et ses personnages interchangeables. Sur ce fond aux couleurs enflammées, ce sont les sources-mêmes de la mémoire de l’artiste qui se jaugent et se tiennent en joug. Alors que la photo de presse et la capture de film luttent entre elles, les visages qu’elles arborent se désagrègent en une myriade de petits accrocs altérants le motif de la tapisserie.
Ces effets imitant la technique traditionnelle de tissage de nattes de jonc vietnamiennes, contribuent à la représentation d’une mémoire mouvante se composant – ou se décomposant – fragment par fragment, comme on téléchargerait une image sur la mémoire de notre ordinateur. À l’instar d’un disque dur qu’un trop plein d’images sature et fait bugger, Dinh Q. Lê examine et reconfigure sa mémoire, pixel après pixel. De l’élimination des souvenirs parasites, il ne reste alors que des trous dans la trame du tissu mémoriel.
La mémoire raccommodée
Que faire, une fois la mémoire disséquée et analysée ? Par quoi remplace-t-on les faux-souvenirs ? Sous les décombres d’Hollywood émergent les portraits de nombreux civils vietnamiens, victimes et témoins oubliés d’une histoire qu’ils ont pourtant subie.
Parmi ces visages composant la mémoire retrouvée de Dinh Q. Lê, nulle photographie personnelle. À ce manque, l’artiste explique la perte de ses photographies de famille, laissées lors de la fuite. Dès son premier retour au Vietnam en 1992 il cherchera ses archives personnelles dans les boutiques des brocanteurs de Saïgon, sans succès. À défaut de retrouver ses photos, il récupère celles des autres ; leurs sujets et leurs compositions similaires – propres au genre de la photographie de famille – lui rappelant celles qu’il a irrémédiablement perdues. Ce sont ces clichés, abandonnés dans la précipitation du départ, qui vont constituer la trame nouvelle de sa mémoire amputée.
Exposée au Quai Branly lors de l’exposition « À toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses » (31 Mars – 1er Novembre 2020), Crossing the farther shore (2014) mêle photographies vernaculaires et récits d’âmes en exil, évoquant un gigantesque album familial où images orphelines et orphelins d’images se rencontrent et se lient l’un à l’autre. Dénonciation du processus de transformation d’un conflit polémique en un objet culturel, From Vietnam to Hollywood est aussi la mise en perspective du processus d’acculturation de l’artiste vietnamien, réfugié en Californie. Sans preuve, sans objet contenant notre mémoire vietnamienne, que reste-t-il de notre identité ?
Si celle-ci ne se discerne pas dans les photos de famille – manquantes – elle se retrouve cependant dans l’ADN-même des œuvres. Elle est dans les récits écrits à la main, au dos des clichés vernaculaires de Crossing the farther shore et dans la technique qui sous-tend les tapisseries de mémoire de l’artiste. Ces gestes et la trace qu’ils laissent sur la matière sont ceux d’une tradition, d’un héritage, transmis par la tante de l’artiste. Tout comme elle lui avait autrefois appris à tisser des nattes de jonc – et ainsi, des histoires – elle joint sa main à la sienne afin de rendre une narration à ces milliers de photos anonymes ; car reconstituer une histoire vietnamienne globale passe d’abord par une suture d’un soi tiraillé entre deux rives, et c’est là tout l’enjeu du travail de mémoire de Dinh Q. Lê.
[1] STOREY Robert, Daniel ROBINSON, Lonely Planet: Vietnam (4th Edition), Editions Lonely Planet, 1997, p.96 cité par ALNENG Victor, « What the fuck is a Vietnam? Touristic Phantasms and the Popcolonization of (the) Vietnam (war) », Critique of Anthropology, vol. 2, n° 4, p.470.
[2] Au sujet de la guerre du Vietnam sous le prisme du cinéma hollywoodien voir BOUTET Marjolaine. « Le Vietnam et l’Amérique au cinéma et à la télévision : du traumatisme au déni », Hermès, La Revue, vol. 52, no. 3, 2008
[3] Extrait des échanges de courriels entre Dinh Q. Lê et Moira Roth, in MILES Christopher, ROTH Moira, From Vietnam to Hollywood, Seattle Was. Marquand Books, 2003, p.13.
[4] « C’est cette douleur là – avec son lot de certitude fatale – qu’inflige, entre autres, la photographie : les morts ne sont plus anonymes, ce ne sont plus des figures de la mort, ils ont des traits spécifiques.» FRIZOT Michel, « Faire face, Faire signe. La photographie : sa part d’histoire. », L’Homme photographique, Hazan, 2018, p.549.
[5]« Les photographies de presse sont comme un ensemble de variations sur des thèmes et des motifs, [Szarkowski] les [compare] à « une sorte de poésie plutôt qu’à une sorte d’histoire » POIVERT Michel, « Le photojournalisme est-il un humanisme ? » in Brève histoire de la photographie, Hazan, 2015, p.174.
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