Huê, 1968 : enterrement de 300 corps non identifiés suite à l'offensive du Têt. Crédits : United States Army - Library of Congress

Olga Dror est professeure d’histoire contemporaine, à l’Université Texas A&M. Ses travaux portent sur l’histoire des religions et la guerre du Viêt Nam. Née en Union soviétique, elle a fait ses études en Israël avant de rejoindre les États-Unis où elle a obtenu son doctorat à l’université Cornell en 2003. Elle est actuellement directrice d’études invitée à l’École pratique des Hautes études à Paris. A cette occasion, nous publions ce grand entretien réalisé au printemps 2021, alors qu’elle était résidente à l’Institut des études avancées de Nantes. Dans cette première partie, il est question de son dernier livre et de l’historiographie de la guerre du Viêt Nam. La seconde partie, qui sera publiée ultérieurement, portera sur ses recherches actuelles, sur le culte de Hô Chi Minh.

Entretien réalisé par Louis Raymond (journaliste).

Olga Dror, Professeure d’histoire contemporaine à l’université Texas A&M

Votre livre le plus récent s’intitule Making Two Vietnams: War and Youth Identities, 1965-1975. Il s’agit d’une histoire comparée des systèmes d’éducation et des organisations de jeunesse entre les deux Viêt Nam, pendant la période de la guerre. Pourquoi avez-vous choisi l’approche comparative, et pourquoi, d’après vous, y a-t-il relativement peu de thèses et de livres qui utilisent cette approche ?

L’idée du livre n’était pas simplement de comparer les systèmes d’éducation, mais de comparer deux États. Les politiques qui concernent la jeunesse m’ont semblé être un bon révélateur car après tout, ce qui fait que nous nous battons est que nous espérons construire quelque chose pour les générations suivantes. La raison pour laquelle j’ai choisi ce sujet est que, même si tout le monde évoque les générations futures, il est souvent peu question de la jeunesse de manière concrète. C’était un sujet aussi très intéressant pour moi à titre personnel, car mes parents ont grandi pendant la Seconde guerre mondiale en Union soviétique, et mon fils était adolescent au moment où je faisais cette recherche : je voulais comprendre quelle était la réalité de la jeunesse, et tout particulièrement durant une guerre.

Je crois qu’il est assez regrettable que ce soit en effet le premier livre qui compare le Nord et le Sud Viêt Nam dans quelque perspective que ce soit. De fait, je pense que très peu de choses ont été écrites à propos de la République du Viêt Nam en tant qu’État. Aux États-Unis, beaucoup d’études sortent à propos de la guerre entre les Américains et les communistes vietnamiens, c’est-à-dire le Nord Viêt Nam, mais le principal allié des États-Unis, le Sud Viêt Nam, est complètement oblitéré, comme s’il n’avait pas existé ! Et ce alors que le Sud était, à bien des égards, un État prospère, qui fonctionnait, pour le moins, bien mieux que le Nord. Il est dommage qu’on n’en parle pas plus !

C’est à travers mon livre précédent, qui était un récit du massacre qui a suivi l’offensive du Têt à Huê en 1968[1], massacre commis par les communistes et leurs soutiens, que j’ai commencé à m’intéresser au Sud. Quand on écrit à propos du Sud, on découvre beaucoup de choses, mais tout cela prend une dimension nouvelle avec la comparaison. Le Sud a été voué aux gémonies pour un grand nombre de raisons, et je trouvais que c’était très injuste. Ce n’était pas un régime idéal, pas un paradis, et ce n’était même pas une démocratie, mais c’était tout de même un régime plus démocratique que le Nord. C’est ce dont on s’aperçoit quand on met côte-à-côte les deux systèmes.

En parallèle, je voulais montrer quel était le système au Nord. Les adultes y ont déployé d’immenses efforts pour éduquer la jeunesse, et je ne veux en aucun cas diminuer leur succès dans l’éducation d’une génération qui devait être prête à combattre et à suivre les consignes du gouvernement, car les jeunes du Nord n’avaient pas la forme d’hésitation qu’il y avait chez la jeunesse du Sud. Cela dit, même si l’on savait que le Nord avait voulu fabriquer une sorte d’uniformisation, on ne savait pas exactement quel était le degré de celle-ci, en raison de la suppression de toute forme de dissension et de critique, particulièrement marquée depuis l’affaire Nhan Van-Giai Pham en 1956-1957.

Quel était le niveau de contrôle au sein des systèmes éducatifs, des organisations de jeunesse, et pour les publications, au Nord et au Sud ?

Une petite précision temporelle, d’abord : le titre du livre indique la période 1965-1975, et si je donne quelques éléments sur la période de Ngô Dinh Diêm, ce n’est pas vraiment le cœur de mon étude. Pour répondre à votre question, il faut commencer par dire que le Nord a voulu créer un monolithe, et qu’il l’était effectivement aux yeux du reste du monde. L’idée que le peuple ne faisait qu’un dans la lutte contre l’ennemi, depuis les colonisateurs français jusqu’aux Américains, était séduisante. Cependant, sans vouloir nier l’importance du sentiment anticolonialiste, la finalité de tout cela était différente : il s’agissait de construire un État socialiste dans un Viêt Nam réunifié. Hô Chi Minh, d’ailleurs, était tout à fait transparent à ce propos. C’est autour de l’aspiration finale à un Viêt Nam réunifié – ce qui est en partie un mythe quand on regarde l’histoire du pays dans le temps long – qu’a pu se forger ce monolithe, ce bloc. Le Sud, au contraire, n’était pas du tout un monolithe pour une raison simple, qui est qu’il se battait « contre » et non « pour » quelque chose. Tout en étant contre le communisme, le gouvernement sud-vietnamien s’est efforcé de chercher sa propre voie : ne pas être communiste ou capitaliste, mais chercher et construire une version alternative d’une société qui donnerait beaucoup plus de liberté aux individus que dans une société communiste mais ne se transformerait pas non plus en une société individualiste occidentale. C’était assurément un chemin très difficile à parcourir, surtout dans les conditions que l’on sait, où son existence était contestée non seulement par le Nord communiste et ses partisans du Sud, mais aussi par l’opposition interne, ce qui est naturel dans toute démocratie.

La démocratie était un concept assez nouveau, aussi bien au Nord qu’au Sud. Il n’est pas possible de devenir une démocratie du jour au lendemain, même si c’était ce que les États-Unis attendaient du Viêt Nam, ce qui était irréaliste et idiot. Il y avait un problème idéologique au Sud : pas de base réelle pour la démocratie, ainsi qu’une difficulté à se dire « nationalistes », puisque les Américains se trouvaient sur leur territoire, contrairement aux Soviétiques, qui n’étaient pas sur place malgré leur indéniable soutien au Nord. Le Sud avait donc du mal à se définir. En outre, le Sud ne voulait pas être autoritaire, par opposition au communisme autoritaire du Nord, et il lui a donc fallu tolérer dans une certaine mesure l’opposition et la dissidence. Quand vous permettez cela, quand les gens commencent à exprimer leurs opinions, par la voie de manifestations ou par la presse, alors cela affaiblit la cause, la mobilisation pour la guerre. Mais il s’agit de l’essence même de la démocratie, non ? Un autre exemple : les soldats américains sont venus parce que leur pays leur a dit qu’il le fallait, pour l’intérêt de la démocratie. Mais il y avait d’autres Américains qui manifestaient contre cette même guerre, et les uns et les autres étaient convaincus qu’ils faisaient ce qu’il y avait de mieux à faire pour leur pays. Il y a à la fois de la beauté et du désordre dans la démocratie : c’est aussi par un choix démocratique que les États-Unis ont abandonné leur allié sud-vietnamien.

C’était un peu la même chose au Sud-Viêt Nam, même si ce n’était pas à la même échelle, car le Sud n’était pas démocratique comme les États-Unis. Ce que le monde a vu, c’est qu’il y avait un pays, le Nord, complètement unifié, ou plutôt où les divergences étaient invisibles, et un autre, le Sud, où il y avait pas mal de problèmes, parce que les gens avaient des opinions divergentes. Le Sud, afin de se démarquer du Nord, ne pouvait pas supprimer ces opinions-là. On oublie qu’il y avait une importante diversité au Sud, en matière religieuse ou politique. Les enfants des communistes allaient à l’école avec les enfants des anti-communistes, et ainsi, il était très compliqué de faire la propagande gouvernementale auprès des enfants, car cela aurait entraîné l’exclusion de certains d’entre eux. Ils ont donc fait le choix de ne pas parler de la guerre dans les écoles, et il est très étonnant de constater que la plupart des enfants du Sud ne savaient pas qui était Hô Chi Minh ! Les parents n’en parlaient pas non plus : les enfants savaient qu’il y avait une guerre, mais n’avaient aucune idée ni du pourquoi ni du comment.

Je pense qu’un État autoritaire est plus fort que n’importe quelle démocratie en temps de guerre. Il n’y a eu à cela qu’une exception : la défaite du Japon face aux États-Unis durant la Seconde guerre mondiale. Ce n’est pas un hasard si la seule puissance capable de résister à l’Allemagne nazie fut l’Union soviétique, quand une démocratie comme la France s’est effondrée en 1940. S’il y avait des oppositions à la guerre en URSS, elles furent réduites au silence ou supprimées. En temps de guerre, en revanche, la démocratie n’est pas le meilleur système sur lequel compter. Pour le gouvernement du Sud Viêt Nam, il était impossible de tout contrôler, sans compter qu’en plus de la logique politique, il y avait celle de l’économie de marché !

Dans quelle mesure ce que vous décrivez-là s’applique à la vie intellectuelle ? Il y avait au Sud une vie intellectuelle et artistique importante et d’une grande diversité, avec des gens opposés aux autorités en place. A l’inverse, vous citez dans votre livre un discours du ministre de l’éducation du Nord, Nguyên Van Huyên, qui appelait les écrivains à recourir aux « belles émotions » pour édifier les masses, par opposition à la littérature « décadente » du Sud. Dans quelle mesure était-il possible de bénéficier d’une forme de liberté d’opinion au Sud, et pas au Nord ?

Au Sud, il y avait des centaines de journaux et de magazines ! Il y avait une censure, ce qui provoquait l’ire d’un grand nombre d’intellectuels, car à leurs yeux, si le but était de proposer une alternative au communisme du Nord, il n’aurait dû y avoir aucune forme de contrôle. Cette aspiration à la liberté était compréhensible, mais le gouvernement de la RVN n’avait pas de marge de manœuvre en la matière… Dans mes cours aux États-Unis, il m’arrive d’avoir dans le public des réfugiés du Sud, des anciens étudiants saïgonnais qui ont manifesté contre leur gouvernement avant 1975. Je leur ai demandé une fois s’ils avaient pensé aux conséquences. La réponse était non, tout simplement car ils considéraient qu’ils exerçaient leur droit à la liberté. Ils étaient contre la guerre, et contre les Américains, et voulaient le départ de ces derniers, ce qui est légitime. Cette même fois, je leur ai posé la question : avez-vous pensé à ce qui allait se passer dès lors que les Américains seraient partis ? La plupart ont quitté le pays après 1975 par bateau ou, s’ils sont restés au Vietnam, ont été très déçus par le résultat de cette guerre. Mais sur le coup, la seule chose à laquelle ils aspiraient, c’était que la guerre se termine. Il y avait une grande insatisfaction au Sud, mais jamais la comparaison n’était faite avec ce qu’il se passait au Nord.

Peut-être n’étaient-ils tout simplement pas conscients de ce qu’il se passait de l’autre côté du 17ème parallèle ?

Même s’ils avaient su, je ne suis pas sûre qu’ils auraient pris ce paramètre en considération. Par exemple, nous savons tous plus ou moins à quel point la vie de certains enfants en Afrique peut être difficile. Pour autant, cela ne nous empêche pas de nous plaindre de notre propre sort. Nous ne faisons pas la comparaison parce que nous pensons que notre situation est différente. Le seul horizon de comparaison de notre situation, ce sont nos attentes… Je pense que beaucoup de gens au Sud savaient, ou imaginaient ce qu’était la situation de leurs semblables au Nord, mais ils avaient oblitéré, de manière plus ou moins délibérée, ce facteur dans leur jugement.

La vie artistique et intellectuelle au Sud était très dynamique. Il y avait une production artistique très intéressante. Idem pour la littérature. Ces gens-là avaient la possibilité de créer plus ou moins librement, quand au Nord, tout était orienté vers un soutien au gouvernement et au Parti dans la guerre. Le Nord ne manquait pas de talents, bien au contraire, mais simplement, ils ont été bâillonnés depuis le milieu des années 1950. Ils avaient le choix entre se taire, ou soutenir les autorités. La créativité ne pouvait donc pas être au rendez-vous. En résumé, et je répète-là l’idée que j’essaye de développer depuis tout à l’heure, un système qui fait bloc est bien plus fort en temps de guerre, mais cela apporte des conséquences terribles dans l’après-guerre. Le Nord savait comment se battre, mais pas comment construire, ou reconstruire. Au Sud, ils élevaient les enfants dans l’optique de la paix… mais c’est un objectif qu’ils n’ont jamais atteint.

Le Président de la RVN, Nguyen Van Thieu, et son Premier ministre, Nguyen Cao Ky, rencontrent le Président américain Lyndon B. Johnson (de dos) à Honolulu en 1968. Photo : Yoichi Okamoto

En vous écoutant, je repense aux lectures d’Hannah Arendt que j’ai faites quand j’étais étudiant. J’ai le sentiment qu’on peut proposer une définition a minima et par la négative du totalitarisme, en faisant l’inventaire de ce qui échappe au contrôle du pouvoir politique. Êtes-vous d’accord avec cela, et est-ce que cela s’applique à la définition de la nature des deux régimes vietnamiens qui se faisaient face pendant la guerre ?

Je ne pense pas qu’on puisse dire que la République du Viêt Nam ait été autoritaire, et encore moins totalitaire. Ce n’était pas une démocratie complète, cela est certain, mais en période de guerre, il était impossible de l’être. Le Sud faisait face à des circonstances tout à fait exceptionnelles, entre la guerre, les « mafias » du début de l’époque de Ngô Dinh Diêm, le fait que des groupes religieux de toutes les sortes aspiraient à prendre le pouvoir… Ce n’était pas facile de trouver une ligne de crête. Diêm était loin d’être un dirigeant irréprochable, mais il est important de rappeler cela. C’est après sa mort, et plus particulièrement après 1967, quand la situation économique s’est un peu améliorée, que le Sud a commencé à développer des formes de démocraties. En soi, c’était très insatisfaisant, mais de la même manière que la démocratie française ou la démocratie américaine ne nous procurent pas une pleine satisfaction. C’est cela, la démocratie : la pagaille !

Il y a une chose qui dit beaucoup de la nature des régimes selon moi, c’est le but que l’on donne à l’éducation des enfants. Au Nord, ils éduquaient les enfants dans la perspective d’une guerre longue, ce qui a sans doute contribué à leur victoire finale, même si ce n’est pas la principale cause. J’ai retrouvé dans les archives des documents à propos de l’éducation des enfants dans les zones tenues par le Front National de Libération (FNL) dans le Sud. Les cadres se posaient la question de savoir jusqu’à quel âge et quelle classe il fallait éduquer les enfants. Par exemple, s’ils ne proposaient de classes que jusqu’en 5ème (équivalent du CM2), les parents auraient envoyé les enfants dans des zones contrôlées par le gouvernement. Mais si les enfants étaient trop éduqués, alors qui aurait été faire la guerre ? Ils faisaient circuler l’idée qu’à partir de l’âge de 12 ans, on pouvait combattre, en publiant des lettres de jeunes soldats adolescents qui racontaient combien ils avaient tué de « fantoches ». Sous la RVN, les enfants n’étaient pas éduqués pour la guerre, on ne leur inculquait pas la haine de l’ennemi. Néanmoins, j’insiste sur le fait qu’il ne faut pas chercher-là la cause de la défaite du Sud, qui est l’abandon de la RVN par les États-Unis quand le Nord était lui toujours soutenu par la Chine et l’URSS. J’essaie seulement de donner des éléments pour définir la nature des régimes politiques.

Une question sur l’historiographie de ce conflit, à présent. Il y a un renouveau très impressionnant depuis une vingtaine d’années, et j’ai le sentiment qu’il est possible, aujourd’hui, de dépasser la vieille opposition entre les orthodoxes et les révisionnistes. Par exemple, il y a l’émergence du courant qu’on appelle « post-révisionniste », qui m’intéresse à titre personnel. Pensez-vous qu’il est possible, un jour, d’en finir avec la guerre des tranchées entre les historiens ?

La guerre est toujours un sujet très vivant dans le Vietnam Studies Group et ces batailles d’historiens sont souvent prévisibles, d’autant que les gens ne changent pas facilement d’avis, même si je comprends certaines prises de positions car elles viennent de gens qui ont pris part à la guerre, ont risqué leur vie et ont souffert. Cependant, la plupart des historiens orthodoxes étaient des gens qui ne connaissaient pas vraiment le Viêt Nam. Ils ont pu y aller, parfois en tant que soldats, mais cela ne signifie pas qu’ils ont une connaissance de la langue, de l’histoire ou de la culture. Ce qui prédominait chez eux, c’était leur positionnement politique.

Tout a commencé à changer avec un article intitulé « How I began to teach about the Vietnam War » que Keith Taylor a écrit en 2004[2], dans une petite revue (Michigan Quarterly Review). C’était simplement un article pour un journal d’anciens élèves, dans lequel il parlait de son passé d’ancien combattant, et disait qu’il n’en avait pas honte. A partir de cela a commencé une controverse sur Internet, où des gens qui ne venaient pas du milieu des études vietnamiennes mais qui étaient contre la guerre l’ont attaqué. Ensuite, d’autres gens, pour la plupart issus du milieu des études vietnamiennes, ont écrit pour le défendre. Cela a été un événement tout à fait significatif aux États-Unis : à partir de ce moment, les historiens révisionnistes ne se sont plus sentis seuls. Il devenait possible d’avoir un point de vue différent sur cette guerre.

Avant les années 1990, il n’y avait que peu de chercheurs sur le Viêt Nam : Keith Taylor à Cornell, Huê-Tâm Ho Tai à Harvard, Alexander Woodside à l’université British Columbia (Vancouver, Canada), et c’était à peu près tout. David Marr, par exemple, n’avait pas pu trouver de poste et avait dû partir en Australie. Il y a eu un vide entre la fin des années 1970 (Keith Taylor a soutenu sa thèse à cette période) et la fin des années 1990. C’est à ce moment-là que sont apparus des gens comme Peter Zinoman, Nora Taylor, Micheline Lessard ou Shawn McHale. J’appartiens à cette génération, c’est-à-dire à celle des universitaires qui ont fait leur thèse dans les années 1990. La plupart d’entre nous sommes occidentaux. A présent, une nouvelle génération essentiellement composée d’historiens vietnamiens-américains émerge. Nous, nous avions été formés en études vietnamiennes, mais nous n’étions pas vietnamiens. Eux le sont. Je ne dis pas que c’est mieux ou moins bien, simplement qu’il s’agit d’une perspective différente, ce qui fait que nous sommes complémentaires.  Pour la plupart d’entre eux, il y a une dimension identitaire : ils ont reçu cette histoire en héritage, car leurs parents y ont pris part. Tandis que dans mon cas par exemple, lors de la parution de mon avant-dernier livre, A Mourning Headband for Hue, les gens me demandaient sans cesse dans quel camp j’étais. Je répondais toujours que je comprenais leur douleur, que c’était ce qui me poussait à faire de la recherche, mais que ce n’était pas ma guerre.

Ce que je reproche au courant orthodoxe, c’est que leur centre d’intérêt n’a jamais été le Viêt Nam, mais seulement de parler de ce que les États-Unis ont fait, surtout de manière négative. Évidemment, les États-Unis ont fait énormément de mal, mais justement, ce qu’ils ont le plus mal fait, c’est qu’ils ne se sont jamais vraiment intéressés au Viêt Nam en tant que pays. Pour cela, le moment à partir duquel nous avons pu changer de perspective a été un vrai soulagement, sans compter que cela a changé le visage de la recherche.

Dans la génération précédant la vôtre, à l’exception de Keith Taylor, David Marr et Huê Tam Ho Tai, personne ne parlait vietnamien, par exemple ?

Absolument ! Par exemple, quelqu’un comme George Kahin, qui avait été le directeur du programme Asie du Sud-Est à Cornell et était considéré comme un expert de la guerre du Viêt Nam, ne connaissait absolument rien au pays ! Malgré cela, il était très célèbre. Ce n’est pas seulement la capacité à parler vietnamien qui est en jeu ici, mais de savoir si l’on inclut le point de vue vietnamien dans ce que l’on raconte ou non. Ce qui compte, c’est la volonté d’accéder aux archives vietnamiennes et de les prendre en compte. Il faut le vouloir, car ce n’est vraiment pas facile quand on sait comment le Viêt Nam d’aujourd’hui peut mettre des bâtons dans les roues des chercheurs. Il faut y consacrer du temps et de l’énergie : aller au Viêt Nam, trouver ces archives et les dépouiller…

A titre personnel, ce qui m’intéresse est la prise en considération de « l’agentivité » des Vietnamiens dans ce conflit. Pouvez-vous me dire un mot de l’émergence du courant post-révisionniste dans la nouvelle génération d’historiens vietnamiens-américains ?

Je pense sincèrement que celui qui a lancé cela a été Keith Taylor. Après la guerre, Keith ne voulait pas parler de celle-ci, et enseignait l’histoire pré-moderne. Il n’y avait pas la masse critique suffisante en études vietnamiennes à l’époque. Puis, quand il a commencé à former des futurs chercheurs dans les années 1990, cela a changé. Peter Zinoman, qui m’a précédé de quelques années dans la recherche doctorale, fait aujourd’hui un très bon travail de formation à l’Université de Californie à Berkeley, avec des étudiants vietnamiens-américains qui perpétuent ce courant de recherche. Oui, dans l’ensemble, cela s’est fait au tournant entre les années 1990 et 2000. Puis, des gens comme Edward Miller et Lien-Hang Nguyen sont arrivés, jusqu’à parvenir à un « pic » depuis les années 2010. Cela a donc pris du temps, mais depuis 10 ou 15 ans, ce développement a été très important, et il va continuer, car il y a de plus en plus de jeunes qui émergent !

Les termes « orthodoxe », « révisionniste » et « post-révisionniste » sont empruntés à l’historiographie de la guerre froide, mais ils ont une signification différente dans la recherche en histoire sur la guerre du Viêt Nam (1954-1975), la deuxième des trois guerres d’Indochine.

Les orthodoxes, plutôt issus de la gauche libérale aux États-Unis, considèrent que l’engagement américain au Viêt Nam n’était pas justifié et que cette guerre n’était pas gagnable. Ils se montrent par ailleurs très critique envers la République du Viêt Nam (Sud) en tant qu’État, et jugent que Hô Chi Minh et le Nord étaient les « vrais » nationalistes. C’est le premier courant historiographique qui a émergé à partir de la fin des années 1960, en lien avec le mouvement anti-guerre et les nombreux reportages de presse qui montraient la réalité crue de la présence américaine, surtout après 1967. Quelques exemples d’auteurs de ce courant : Marylin Young (The Vietnam Wars, 1945-1990) ; Gareth Porter ; ou plus récemment Nick Turse (Kill Anything That Moves, 2013).

Les révisionnistes sont issus soit de la droite universitaire américaine, soit de l’histoire diplomatique, ou soit des Viêt-Kiêu aux États-Unis. Ces historiens pensent pour leur part que, si la conduite de la guerre a été un échec américain indéniable, la République du Viêt Nam méritait d’être soutenue et que la lutte contre le communisme était une juste cause. Ce courant s’est forgé en réponse aux historiens orthodoxes, d’abord avec des auteurs comme Guenter Lewy (America in Vietnam, 1978), ou plus récemment Mark Moyar (Triumph Forsaken, 2006).

Le courant post-révisionniste, issu du révisionnisme mais qui s’en démarque par la méthode, est celui qui cherche à remettre les Vietnamiens dans toute leur diversité au centre du récit, en insistant sur leur « agentivité », c’est à dire leur capacité d’action sur leur propre histoire, quand certains récits ne font d’eux que des spectateurs. Ces historiens ont pour la plupart une bonne connaissance de la langue vietnamienne et travaillent sur des sources vietnamiennes, qu’ils soient des chercheurs occidentaux formés à cela, comme Olga Dror ou Peter Zinoman, ou des jeunes historiens Vietnamiens-Américains comme Lien-Hang Nguyen, Alex Thai, et bien d’autres. Surtout, leurs études ne s’arrêtent par à la guerre en tant que telle, mais à tout ce qui gravitait autour dans les deux Viêt Nam : littérature, vie intellectuelle, mémoire, arts, nature des régimes, économie, etc. ./. LR


[1]Mourning Headband for Hue : An Account of the Battle for Hue, 1968. Nha Ca. Translated by Olga Dror. Indiana University Press, 2014, 378 p.

[2] « How I began to teach about the Vietnam War », Keith W. Taylor, Cornell University, Michigan Quarterly Review. Ann Arbor, Fall 2004.  Keith W. Taylor est professeur d’études sino-vietnamiennes à l’Université Cornell. Il est marié à Olga Dror.

Previous articleLinda Lê : une œuvre vive
Next articleAsie du Sud-est : l’agenda culturel et universitaire du début de l’été 2022
Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

1 COMMENT

  1. […] « Le Nord-Viêt Nam éduquait pour la guerre. Le Sud, pour l’après-guerre. » Entretien avec Olga Dror (1ère partie) – Les cahiers du nem — À lire sur lescahiersdunem.fr/le-nord-viet-nam-eduquait-pour-la-guerre-le-sud-pour-lapres-guerre-entretien-avec… […]

Laisser un commentaire