Fabrice del Dongo, arrivé sur le champ de bataille de Waterloo, s’exclame : « Ah ! M’y voilà enfin donc au feu ! J’ai vu le feu ! Me voici un vrai militaire ». Au début de la Chartreuse de Parme, le héros de Stendhal quitte sa famille, alors qu’il n’est encore qu’un très jeune homme, pour tenter de rejoindre les rangs de l’armée napoléonienne. Il était parti par romantisme : il voulait observer, de ses propres yeux, l’histoire en train de se faire. Hélas, dans le vacarme des canons et l’aveuglement des fumées blanches, il se rend compte de la difficulté qu’il y a à rendre quoi que ce soit d’intelligible de l’événement en train de se produire. L’Empereur passe au loin mais il ne voit rien de son cortège, car il avait la vision troublée par les verres d’eau-de-vie engloutis pour se donner du courage.
En partant à 22 ans pour le Cambodge en 1970, Jon Swain avait quelque chose du héros de Stendhal. Jeune journaliste anglais à l’Agence France-Presse, il était attiré par ce qui était alors le plus grand conflit mondial : la guerre du Vietnam. Il espérait se révéler à lui-même en se confrontant à l’adversité et au danger. Mais, s’il buvait lui aussi (plus souvent des bières au bar des hôtels que de l’eau-de-vie), il parvint toutefois à être un observateur attentif. Au Cambodge, on jouait le premier acte d’une tragédie qui dura dix ans. Lon Nol venait de réussir son coup d’État contre Norodom Sihanouk et dans le pays, outre la présence des troupes « Viet-Cong » (le Front National de Libération du Sud-Vietnam), se mettait en place une effroyable guerre civile. Les Khmers Rouges s’organisaient dans les maquis et les attentats se multipliaient en ville. L’auteur retranscrit cette tragédie humaine avec d’autant plus d’émotion qu’il était parfois sorti de son rôle de journaliste, comme lorsqu’il voulut transporter vers l’hôpital une petite fille blessée après un attentat à la grenade contre le cinéma Khemara de Phnom Penh.
Les pays de l’ex-Indochine gardaient encore un certain romantisme lié à l’imaginaire colonial. Jon Swain le résume d’ailleurs en une formule amusante. Adolescent, il pensait que l’attrait supérieur du colonialisme français en comparaison du colonialisme britannique se résumait en trois « B » : bars, boulevards et bordels (p.25). Bien sûr, la formule est simpliste et il le reconnaît volontiers, mais bordels et fumeries d’opium formaient effectivement une partie du décor. Vietnam, Cambodge et Laos étaient indépendants, mais il restait des traces des Français. Celles-ci s’effaçaient petit à petit et Jon Swain, en aventurier et en poète à la fois, avait su percevoir la beauté qu’il y avait dans la décadence des deux villes où il vécut entre 1970 et 1975, Phnom Penh et Saïgon. On vit et on aime avec d’autant plus de force et de rage quand on sait qu’on peut mourir le lendemain, et il y a en cela une liberté assez paradoxale. Aussi, les pages qu’il consacre à Jacqueline, sa compagne de l’époque, métisse franco-vietnamienne de Saïgon, sont sublimes.
Quant au reportage de guerre, Jon Swain ne faisait pas les choses à moitié. Doué d’un courage physique impressionnant, il a souvent travaillé dans des zones de combat où il risquait d’être abattu, comme ce fut le cas de nombre de ses confrères. Deux passages particulièrement révélateurs en la matière sont à retenir. Le premier est une remontée du Mékong en 1974 sur un vieux rafiot, le Bonanza Three, depuis Saïgon, avec pour but de ravitailler Phnom Penh en riz. C’était probablement à l’époque l’itinéraire fluvial le plus dangereux du monde. Les péripéties du bateau et de son capitaine convoquent ainsi volontiers les images de la célèbre nouvelle de Joseph Conrad, et de son adaptation cinématographique encore plus célèbre par Francis Ford Coppola. Le second passage est une évocation de la vie et des combats des soldats de l’Armée de la République du Vietnam (ARVN), après 1973, du côté de Pleïku, dans les hauts plateaux du centre du Vietnam. C’était-là un angle rare : les journalistes occidentaux couvraient le plus souvent les combats des troupes américaines et, s’ils accompagnaient parfois les Sud-Vietnamiens, très rares sont ceux qui l’ont fait après les accords de Paris. En faisant le portrait d’un soldat de l’ARVN tué au front, Pham Van Nu, Jon Swain rend aussi hommage à ceux qui sont aujourd’hui les grands oubliés de ce conflit.
En avril 1975, les Khmers rouges sont aux portes de Phnom Penh. Jon Swain, sans réussir à s’expliquer son choix, décide de retourner dans cette ville par le dernier avion au décollage de Bangkok. Le chapitre qu’il consacre à la chute de Phnom Penh est bouleversant. D’abord, en raison de son histoire personnelle : kidnappé en compagnie de Sydney Schanberg, le correspondant du New York Times, il n’aura la vie sauve que grâce à Dith Pran, l’interprète et fixeur de ce dernier. Mais les deux journalistes ne pourront lui rendre la faveur. Ils ne parviendront pas à l’aider à s’échapper et Pran connaîtra l’enfer des camps de travail des Khmers Rouges pendant plus de trois ans. Comme l’indique la quatrième de couverture du livre, c’est cette histoire qui a inspiré le film La Déchirure de Roland Joffé en 1984.
Jon Swain, comme tous les autres Occidentaux, se réfugie ensuite à l’Ambassade de France. Là, son destin sera lié à celui de l’ethnologue François Bizot et du consul de France Jean Dyrac. Les Khmers rouges étaient littéralement au portail de l’Ambassade et les deux hommes s’évertuèrent à négocier pour sauver les ressortissants étrangers d’un probable massacre. Tragiquement, leur salut ne se fit qu’au prix de l’abandon des Cambodgiens et des autres Asiatiques sans papiers qui avaient trouvé refuge dans l’enceinte diplomatique. L’auteur ajoute là un témoignage complémentaire – et utile aux historiens – du livre magistral de Bizot, précisément intitulé Le Portail.
Le retour à une vie normale fut difficile, voire impossible, pour celui qui avait déjà tant vécu à 28 ans. Il avait perdu toutes ses illusions, mais il s’était fait un nom. Ce métier ne l’a dès lors plus quitté et il repartit peu après pour l’Afrique, où il connut des difficultés d’un autre type.
Jon Swain, quand il était à bord de l’avion qui devait atterrir à l’aéroport Pochentong de Phnom Penh en 1970, avait bien les caractéristiques d’un Fabrice del Dongo, d’un romantique qui veut voir le feu. Il le vit bel et bien. Et l’Indochine fit de lui un journaliste de légende, pour lequel le lecteur ne peut s’empêcher d’avoir de l’admiration après la lecture de son River of Time.
River of Time, Jon Swain (traduction de l’anglais par Samuel Todd). Éditions des Équateurs, 2019, 320 pages.