Roux, Alain. Le Singe et le Tigre. Mao, un destin chinois. Larousse, « Essais et Documents ». Paris, 2009, 1128 pages.
Les récits sur la vie de Mao Tsé Toung (1893-1976) semblent difficiles à démêler pour l’historien, tant il faut séparer la réalité de la fiction dans l’histoire officielle (zhengshi) et l’histoire informelle (waishi), tant le mythe et la légende de l’homme ont influé sur les travaux réalisés, comme aimant ou comme repoussoir. Alain Roux, professeur émérite des Universités en Histoire, en réalisant une synthèse des ouvrages en langues anglaise, française et chinoise ainsi qu’une étude approfondie des textes laissés par le Grand Timonier, propose une biographie lucide de l’homme autant que du politicien. Il se place en opposition à certaines biographies déjà réalisées, et tout particulièrement à celle de Jung Chang et de Jon Halliday, parue en 2005[1]. Critique sur la méthode et la légèreté de certaines affirmations, ainsi que sur la volonté sous-jacente aux travaux de Halliday et Chang, de faire ressortir avant tout le caractère « monstrueux » de Mao, Alain Roux s’attache à étudier Mao comme un « objet historique » et rappelle que « l’historien n’est pas un moraliste [2]». Le fait historique, dans son héroïsme ou son horreur, ne doit pas entraîner chez l’historien d’effusion sentimentale. Avant toute chose, cette biographie dense et très largement référencée est un ouvrage scientifique.
La dimension psychologique n’est cependant pas absente du livre. Bien au contraire, la place particulière faite à la poésie de Mao, à ses habitudes et à ses émotions, donne à comprendre l’homme pour comprendre plus avant le politicien. N’est-ce pas là le sens du titre de l’ouvrage que d’interroger sur la complexité de sa personnalité ? Pour le moins, dans le cas d’un tel personnage, chaque événement vécu à l’échelle individuelle peut avoir eu une répercussion énorme dans l’histoire de la Chine, de l’Asie, et du monde dans la guerre froide. Par ailleurs, l’analyse de la « pensée Mao Zedong » à partir des textes disponibles[3], de ses droites lignes et de ses incohérences, permet de problématiser les faits historiques. C’est à la question de savoir ce qui a poussé le jeune instituteur rebelle du Hunan à devenir le Grand Timonier, l’une des plus grandes figures dictatoriales du XXe siècle, le tyran qui a lancé le Grand Bond en avant puis la Révolution culturelle, qu’Alain Roux propose au fil des chapitres une réponse. Il la résume ainsi en conclusion :
« Fou d’un socialisme niveleur fondé sur l’entraide et la générosité, il se comporta en utopiste et fit le malheur de son peuple. […] Mao fut un des rares utopistes à avoir pu exercer le pouvoir absolu. Cette rencontre de l’utopie et d’un tyran entraîna famine et régression sociale »[4].
L’architecture de l’ouvrage est chronologique : les premières lignes racontent l’enfance puis la fugue d’un garçon de 17 ans, en 1910, souhaitant continuer ses études, ayant pour seul bagage deux romans héroïques, ivre de l’espoir de conquérir la capitale du Hunan. Les dernières relatent le troisième infarctus d’un vieillard, quelques soixante six années plus tard, en septembre 1976 et le legs politique pesant qu’il abandonne à son successeur, Hua Guofeng. Une place centrale, tant dans le livre qu’en nombre de pages (250 pages), est donnée aux années 1930 et à la période de Yan’An (1942-1945). Cette période constitue en effet pour l’auteur une « articulation » en ce qu’elle représente l’essence de la légende maoïste, que l’auteur s’applique à déconstruire plutôt qu’à systématiquement détruire. La troisième partie, intitulée « Le despote (1945-1976) » relate quant à elle les années de pouvoir avec une lucidité froide et distanciée. A propos de la révolution culturelle, l’auteur écrit ainsi : « elle n’est pas un dérapage sénile d’un grand homme mais constitue plutôt le véritable bilan de son œuvre et de ses idées : il est très largement négatif »[5]. Pour pouvoir dresser le portrait, il était important de rappeler que Mao fut toujours un seul et même homme. Quand bien même il put être pris dans le tourbillon de l’Histoire et les luttes de pouvoir au sommet du Parti Communiste Chinois, Alain Roux ne tremble pas à lui imputer la responsabilité de ses choix et de ses décisions, à démontrer son inconscience et ses erreurs.
A la mesure de la traversée d’un siècle, le lecteur a l’impression d’un point de vue interne sur la formidable succession d’événements qui menèrent Mao au tout premier plan, puis lui permirent de s’y maintenir. Cela est du au choix d’écriture de l’auteur, dans un style littéraire et ciselé, mais aussi à la profusion des détails qui donnent matière à une représentation quasi-romanesque. On peut lire par exemple que pendant la longue marche :
« Mao Zedong, en vareuse bleue, porte lui-même deux couvertures, un parapluie, un paquet de livres, un imperméable huilé ainsi qu’un manteau. Il n’a pas pris avec lui son habituel sac à dos à neuf poches. Il est assisté d’un infirmier et d’un secrétaire et éprouve de grandes difficultés à marcher suite à sa récente crise de malaria. Aussi monte-t-il son étalon brun qu’il affectionne »[6].
Pourtant, « l’effet de réel », souvent construit dans les biographies à partir « d’anecdotes plus ou moins apocryphes », ne donne pas au livre à sombrer dans la recomposition ou la fiction. L’auteur affirme dès l’introduction que si « une certaine empathie » est nécessaire à la réalisation d’un tel travail, il a voulu éviter de sortir du rôle de l’historien pour passer à celui du romancier, ainsi que l’aurait sous-tendu le choix de reconstituer des dialogues. C’est ici que l’importance donnée à la psychologie et à l’évolution idéologique de Mao s’avère judicieuse. Une description de l’homme se précise au fil des pages : elle permet une grille de compréhension des réactions du Grand Timonier. La manière dont il affirmait son autorité est ainsi retranscrite par la dialectique du Singe et du Tigre, non sans mettre en avant la cocasserie de certaines scènes. Après le franchissement du Yangzi lors de la longue marche, au début du mois de mai 1935, Mao le Tigre tance ceux qui ont osé douter de lui, lançant publiquement à la face de Lin Biao le mot de « gamin », tandis que Mao le Singe avait envoyé trois mois auparavant un émissaire à Moscou pour faire connaître sa promotion dans le parti aux dirigeants du Komintern[7]. Mao est ici un personnage réel, humain, avec la profondeur et la complexité que cela implique. C’est peut-être ainsi, en donnant à sentir le personnage vivant tout en gardant la rigueur méthodologique, que réussit une biographie historique.
Enfin, il faut souligner l’impressionnant travail de synthèse que représente la restitution de la vie de Mao, homme pendant quarante ans au sommet de l’Histoire, en relation avec les événements qu’il a traversés, ou provoqués. Il n’existe pas en histoire de phénomènes ex-nihilo, ils sont toujours le produit d’une dynamique. Le récit du lancement de la Révolution culturelle illustre bien la tendance d’une vision « historienne », si ce n’est « historicisante » de l’auteur : c’est dans l’enchevêtrement progressif des frustrations personnelles du président Mao et des tensions à la tête du Parti que grandit peu à peu le désir d’une revanche. Les faits qui semblent à première vue les plus anodins, tel le banquet donné pour son 71ème anniversaire le 26 décembre 1964, n’en sont pas moins des rouages de l’engrenage menant à la destitution de Peng Zhen puis à l’explosion de la violence en mai 1966. Mais la téléologie est là encore évitée : on comprend que Mao n’avait pas « prévu » de faire de Peng Zhen sa première victime mais que c’est l’insubordination de ce dernier qui poussa le tyran à se débarrasser de lui[8]. Le mérite revient encore au sérieux dans l’utilisation des chiffres, qui sont une pierre d’achoppement de l’historiographie. Les données utilisées pour la mortalité lors du Grand Bond en Avant[9] s’appuient sur des travaux déjà réalisés et reconnus comme fiables (MacFarquhar notamment) et préfèrent au sensationnalisme un inventaire rationnel. Plutôt que de parler de 38 millions de morts, comme le font Halliday et Chang, Alain Roux reproduit le taux de mortalité par province et montre l’effondrement des quantités de céréales disponibles, du fait des réquisitions par l’Etat. Le Mao Zedong qui est en question dans ce livre n’est pas l’accusé d’un procès populaire, il est un tyran – coupable – que les Historiens tentent de regarder en face.
[1]Mao : the Unknown Story. Jung CHANG, Jon HALLIDAY. Ed. Jonathan Cape, Londres, 2005. 814p.
[2]« Mao, objet historique ». ROUX, Alain. Vingtième siècle, revue d’Histoire. N°101, 2009.
[3]Alain Roux souligne que s’il est possible aujourd’hui de lire la plupart des écrits de Mao Zedong, certains restent encore accessibles seulement à certains historiens chinois, en ce qu’ils restent inhumés dans les archives centrales du PCC. Une édition scientifique des œuvres complètes reste à établir.
[4]Alain Roux, p.891
[5]Op. Cit. p. 890
[6]Op. Cit. p.326
[7]Op.Cit. p.341
[8]Op.Cit. p.736
[9]Voir tableaux p.670-671