A propos du roman de Marc Charuel – Le disparu du Mékong
Ho Chi Minh-Ville, fin des années 2010. Un agent des services secrets français du nom de Philippe Rohde s’est évaporé en laissant un cadavre derrière lui. Ses contacts habituels ont perdu sa trace. A Paris, sa hiérarchie décide d’envoyer sur place le journaliste Vincent Caron, un honorable correspondant de la Direction Générale des Services Extérieurs (DGSE) qui, sous couvert d’un reportage, a pour mission de pister son compatriote. Hélas pour Caron, il n’est pas le seul sur le coup : les Vietnamiens, les Chinois, les Américains et même les Japonais sont sur le qui-vive après cette disparition suspecte.
Le trait noirci de la fiction
En pastichant la ficelle narrative du « meilleur d’entre nous qui a disparu dans la jungle », trame principale de la très célèbre nouvelle de Joseph Conrad et de son adaptation cinématographique encore plus célèbre, Marc Charuel pose les bases d’un roman haletant entre Saïgon et Bangkok, des lieux de prostitution (karaokés, salons de massage) aux bouges, en passant par les caves des commissariats et les appartements de luxe. Il faut commencer par définir ce roman. C’est un thriller, un « page-turner » à la James Ellroy, noir à souhait, avec tout le sexe et toute la violence caractéristique de ce genre littéraire. C’est en vertu de cela que la fiction appuie le trait. Fort heureusement, dans le Viêt Nam réel, il n’y a pas autant d’exécutions extra-judiciaires, pas autant de meurtres gratuits et de tueurs à gage, et l’emprise de la sécurité publique sur la société est certainement moins resserrée que ce que l’auteur décrit. Pourtant, on ne peut s’empêcher de penser que ce n’est « pas si faux », ce qui est en soi une réussite.
D’abord, la documentation de l’auteur est remarquable. Il y a nombre de détails qui ne trompent pas, et que seuls les initiés, Vietnamiens ou étrangers y vivant de longue date, connaissent. Ainsi du terrain d’exécution situé juste à côté du Lycée français international Marguerite Duras de Ho Chi Minh-Ville, construit au début des années 2000 et dont la situation avait fait l’objet d’une vive polémique dans la communauté française à l’époque. Ensuite, le maillage des villes par les informateurs de la sécurité publique, vieil héritage de la Sûreté coloniale et de la Stasi que les policiers vietnamiens ont modernisé jusqu’à le rendre d’une efficacité redoutable. Les services du pays de l’oncle Hô ne pratiquent pas systématiquement le « Kompromat » à la russe, mais ils accumulent des informations qui peuvent devenir utiles au moment venu. Le personnage de Rose (Hông, de son nom vietnamien) en est l’incarnation : masseuse au Continental, hôtel de luxe, elle est aussi un agent du TC2, le département du renseignement militaire, dont la loyauté fait l’objet d’épreuves toujours renouvelées. Et le chef de ce département ressemble étrangement à Tô Lâm, l’actuel ministre de la sécurité publique et ancien chef du… TC1 : la direction de la sécurité intérieure qui a récemment cessé ses activités, après 72 ans de bons et loyaux services.
Marc Charuel est un ancien grand reporter d’un hebdomadaire national. Je l’avais croisé à Saïgon il y a quelques années et nous avions parlé de Georges Boudarel et des Mémoires d’un Vietcong de Trương Như Tảng, livre clé pour comprendre ce qu’il s’est passé après la réunification du pays en 1975. Il avait couvert les derniers mois de la guerre, entre fin 1974 et avril 1975, en tant que photographe. En mettant en scène un personnage principal qui lui ressemble, Vincent Caron, journaliste « à l’ancienne » sur le retour, plus proche de Jean Lartéguy que des scrutateurs de Twitter qui pullulent actuellement dans les rédactions parisiennes, il explore en quelques sortes son propre vécu. L’auteur réexamine ses amitiés, passées ou présentes, avec des Vietnamiens obligés de faire avec la réalité de ce qu’est la République socialiste. Le personnage de Vinh Van Tuan a été fixeur pour les journalistes occidentaux à la fin de la guerre. Il est aujourd’hui patron d’un bar de luxe : après un long séjour en camp de rééducation, sa nouvelle vie passe par les échanges de bons procédés avec les caciques du Parti et de la police.
Violence et nature du régime
On l’oublie parfois, tant ce pays a mille autres réalités, mais le Viêt Nam est un régime autoritaire d’une solidité à toute épreuve, et ce depuis maintenant 75 ans. Au-delà du plaisir et du divertissement que procurent le suspense, l’un des mérites de ce Disparu du Mékong est donc de montrer la complexité des logiques qui sont à l’œuvre dans le pays aujourd’hui. Bien sûr, il y a des petites incohérences de prosopographie et dans la description de la chaîne de commandement vietnamienne, mais cela importe peu au final (après tout, c’est de la fiction) : Charuel montre bien la place centrale de la sécurité publique dans la défense inconditionnelle des intérêts de la nation. Dynamiques géopolitiques, avec le jeu d’équilibre entre la Chine, le Japon, les États-Unis et les autres pays occidentaux, mais aussi dynamiques internes, avec la lutte contre les ennemis de l’intérieur et la préservation de l’ordre. D’aucuns se souviennent que dans la presse, pour discréditer les manifestants lors de la catastrophe écologique de l’aciérie Formosa en 2016, on les taxait d’être des agents de l’étranger…
Le 12 mai 2020, le journaliste Bill Hayton et son « pauvre assistant » vietnamien (le co-auteur avait pris le pseudonyme Tro Ly Ngheo, « pauvre assistant ») signaient un article polémique dans la revue américaine Foreign Policy. Tout en reconnaissant le succès du Viêt Nam dans l’endiguement de la première vague de la Covid-19, ils indiquaient que c’était le fait du « degré de contrôle » de la part d’un « régime policier qui se trouve être par ailleurs bon pour gérer les pandémies ». Les réactions avaient été vives ; on accusait les journalistes de noircir le trait, ce qu’on pardonne bien à la fiction mais mal à la presse. Il n’empêche, le Parti communiste vietnamien a exercé historiquement et continue d’exercer un contrôle sur les individus, contrôle qui tend à se resserrer depuis quelques années avec les outils numériques et sait provoquer de la paranoïa chez tous ceux qui se piquent de s’intéresser de trop près aux affaires politiques. La répression est plus douce qu’en Chine, mais elle n’en est pas moins existante. Les policiers ont le sourire et il est possible d’aller boire des verres dans un troquet de rue avec eux, mais les cas de torture et de chantage psychologique dans les commissariats n’en sont pas moins légion.
L’auteur sait tout ça, et joue avec au fil des 650 pages de ce roman, en créant des personnages archétypiques qui n’en sont pas moins attachants, tel ce Paul, sous-officier de l’armée populaire longtemps envoyé à la recherche des restes des soldats tombés au combat dans les haut-plateaux du Centre du pays, qui va aider Vincent Caron dans sa quête. Surtout, Marc Charuel ne tombe ni dans les clichés habituels de l’exotisme à peu de frais, ni dans celui de « l’affreuse dictature communiste classée 175ème par Reporters sans frontières ». Il écrit sur un pays qu’il a fait l’effort de comprendre, et le fait au présent, sans nostalgie. Rien que pour ça, la lecture est un plaisir. Et c’est sans compter sur la fin, surprenante à souhait, rappel doux-amer que les « vieux » communistes vietnamiens n’ont pas gagné toutes leurs guerres au 20ème siècle pour rien. Il y a bien des choses à leur reprocher, mais ils ont une vision claire de leurs objectifs, quitte à ne pas lésiner, sur le plan moral, quant aux moyens qu’ils emploient pour y parvenir.
Le Disparu du Mékong, Marc Charuel, éd. du Toucan, 654 pages, 2020.