Le 9 mars dernier, à huit heures du matin, ils sont venus te chercher. Des militaires et des policiers.
Ils sont entrés dans les bureaux de “Kamayut Media” à Rangoon, ton site d’information, l’un des plus libres et des plus populaires de Birmanie, puis ils t’ont emmené.
Han Thar Nyein, notre ami et collègue, a disparu dans les limbes de la répression birmane.
Depuis le Coup d’État du 1er février 2021 perpétré par l’armée, Han Thar s’est lancé avec force dans les manifestations, présent du matin au soir sur les barricades. Chaque jour, au téléphone, il nous énumérait les atrocités des forces de sécurité contre la population et le Mouvement de Désobéissance Civile… “Dites-le ! Nous répétait-il, faites circuler les images, le monde ne doit pas fermer les yeux !”
Plus de soixante-dix jours après l’entrée brutale dans la nouvelle réalité birmane, 750 civils dont cinquante enfants ont été massacrés par le régime militaire. Des centaines de personnes sont portées disparues, des milliers sont blessées, amputées, plus de trois mille ont été emprisonnées et attendent un procès inique dans leur cellule. C’est le cas de Han Thar, notre ami dont la voix a, elle aussi, disparu.
Le 9 mars, Han Thar, nous avons tenté de te joindre pendant des heures. Puis la nouvelle est tombée. Nous savions que cela arriverait. Tu le savais aussi.
« Han Thar Nyein et Nathan Maung, ont été arrêtés. »
Han Thar a grandi dans l’ombre et les traumatismes d’une génération ayant vécu sous le joug militaire. En 2012 pourtant, alors que le vent tourne enfin, il se lance dans le journalisme. Engagé pour la démocratie, il fonde le Média Kamayut avec Nathan Maung, un intellectuel revenu des États-Unis après plusieurs années d’exil. Ensemble ils ont vu la Birmanie progresser sur la voie de la démocratie et laisser éclore leurs espoirs.
Aujourd’hui, les militants, les journalistes, les artistes, les personnages publics, les professeurs, les médecins, les juristes, sont arrêtés en masses. La purge qui s’opère dans tout le pays est un douloureux écho à d’autres événements tragiques et répressions sanglantes : Rangoon 1988, le massacre de milliers d’étudiants pro-démocratie par la junte d’alors…
Vendredi 9 avril, 23 militants ont été condamnés à mort. Une annonce faite placidement à la télévision d’État alors que 82 manifestants étaient massacrés à Pégu à l’arme lourde quelques heures auparavant. C’est la stratégie d’écrasement de la « Tatmadaw », l’armée birmane.
Pendant un mois, Han Thar est torturé dans un centre d’interrogatoires de la banlieue de Rangoon. Son visage tuméfié et sa peau lacérée murmurent l’insoutenable. Les brûlures de cigarettes recouvrent ses bras. Ses jambes, plongées plusieurs heures par jour dans l’eau glacée, peinent à le porter.
Mais depuis son transfert dans sa cellule d’Insein, qu’il partage avec le leader étudiant Ko Mya Aye, Han Thar continue de résister. Combien de temps encore tiendra-t-il ? Tous les jours les prisons birmanes rejettent de leurs entrailles des corps mutilés et sans vie. Les familles sont appelées pour venir chercher les dépouilles de ceux qui ont été arrêtés quelques semaines plus tôt et qui sont morts sous les sévices…
Les Birmans ne cèdent pas devant la junte. Et nous, que faisons-nous ?
Ils nous appellent au secours, qu’on ne les laisse pas glisser dans les ténèbres d’un pays qui se referme sur lui-même. Les connexions internet sont coupées les unes après les autres, isolant des dizaines de villes et villages, rendant invisibles des milliers de civils.
A Rangoon, à Mandalay, à Pégu, mais aussi à Tamu ou encore à Kalay les enfants meurent sous les balles qui traversent les murs de leurs maisons. Les villages des minorités Karen ou Kachin sont réduits en poussière par les frappes aériennes, poussant à l’exil les populations, près de trente mille âmes en errance qui s’enfoncent dans la jungle.
Nos dirigeants occidentaux s’enlisent dans une ligne politique en totale incohérence avec les besoins du peuple birman.
Manque de courage, impuissance diplomatique…Un blanc-seing pour la junte militaire birmane qui balaie logiquement d’un revers de main toute admonestation depuis plus de deux mois. Sans états d’âme.
Aujourd’hui, 13 avril 2021, la famille d’Han Thar a dû fuir la maison du nord de la Birmanie. Ils craignent pour leur sécurité. Nous craignons pour leur sécurité. Parents, enfants, frères, sœurs, tout le monde est menacé. La mère et les sœurs d’Han Thar se terrent, terrifiées, mais solidaires.
Aujourd’hui, 13 avril 2021, le temps presse.
Seule une poignée de proches tentent coûte que coûte de sauver l’image d’Han Thar de l’oubli. Car l’oubli en Birmanie aujourd’hui, c’est la mort.