Lim Sokchanlina est un photographe cambodgien, dont le travail est lié aux changements multiples que connaît son pays. De passage à Phnom Penh en octobre 2024, Louis Raymond l’a rencontré le temps d’un café, à deux pas du Phsar Thmey. Ce portrait est illustré par une photographie originale de Nguyen Duc Tu. Les œuvres de Lim Sokchanlina sont visibles sur son site internet.

Vue depuis le débarcadère du bac d’Areiksart, sur l’autre berge du Mékong, il n’y a pas de doute possible. Phnom Penh a changé. Comme Ho Chi Minh-Ville, Bangkok, ou Kuala Lumpur, son horizon est crénelé de tours gigantesques qui font de l’ombre aux stupas des pagodes. Sur l’île de Koh Pich, l’île diamant à laquelle le réalisateur franco-cambodgien Davy Chou a consacré un beau film, sont sortis de terre des projets immobiliers démesurés, destinés aux acheteurs chinois, mais sur lesquels on peut lire des noms qui font chic, comme ce panneau sur lequel il est écrit, en français dans le texte, « Promenade de la Grande allée ».

Qu’y a-t-il de commun entre la Phnom Penh d’hier et celle d’aujourd’hui ? Ce changement au Cambodge, est-il à la mesure de la métamorphose du monde globalisé ? Et puisqu’il y a changement, comment le saisir au vol ? « Je conduis ma moto, j’observe. Puis, je reviens avec mon appareil argentique, et j’en tire des formats carrés. J’essaye de saisir avec l’œil avant de sortit l’objectif. Je prends mon temps, pour photographier. »

Un photographe nourri par l’économie et l’architecture

Celui qui parle s’appelle Lim Sokchanlina. Photographe et artiste cambodgien, il est né en 1987 dans la province de Prey Veng, mais vit à la capitale depuis 1994. Il y a étudié l’économie, s’y est formé à la photographie auprès du français Stéphane Janin, et y a travaillé comme photographe pour la presse et pour des organisations non-gouvernementales. Il fait partie de cette nouvelle génération de Khmers qui ont fait, depuis une dizaine d’années, les beaux jours du festival de photographie de Phnom Penh. Mais ce qui fait sa spécificité, c’est que son approche semble avoir été nourrie par les sciences humaines et sociales.

Dans un café à deux pas du Phsar Thmey, le marché central de la capitale cambodgienne, il explique sa démarche : « J’explore la nouvelle Phnom Penh en même temps que je regarde en arrière, utilisant des éléments de ma propre mémoire. L’objectif est de documenter une transition, mais dans une perspective qui soit mienne. Saisir le réel, mais celui-ci change tellement vite… La manière dont je regarde la ville a aussi trait à mes études d’économie et à l’architecture. » Nous parlons de sa série Hello Phnom Penh, initiée en 2010 et toujours en cours. La ville y apparaît comme un chantier permanent, tendue vers un avenir radieux qu’elle n’a pas encore atteint, mais en lieu et place des révolutionnaires de jadis, ce sont les publicitaires et les promoteurs immobiliers qui formulent des promesses d’avenir. Sur l’une des photographies de la série, une mobylette passe devant un bâtiment en construction, au pied duquel on peut lire, en lettres d’or sur fond blanc, le slogan en capitales « LIVING YOUR DREAM ».

Une autre de ses séries photographiques s’appelle Wrapped Future, le futur enveloppé. Elle a pour objet visuel principal les barrières de tôle, de métal laminé, bleues, vertes ou jaunes, qui entourent les chantiers de construction. Évocation des crises immobilières, de boom économique asiatique et de ce qu’il laisse derrière lui. Mais ici, le travail de Lim Sokchanlina est passé d’un geste documentaire à un geste esthétique, puisque la photographie est devenue installation artistique. « Je construis moi-même ces barrières de tôle, pour les installer dans un décor que je choisis. » Le paysage urbain façonné par l’être humain cache le paysage naturel. Ainsi, le photographe nous suggère de réfléchir à ce que les Cambodgiens ont sous les yeux au quotidien.

Au-delà des frontières

Son travail le plus récent, qui l’a amené à exposer à la galerie d’art contemporain Nichido, à Tokyo, au Japon, porte sur le Tonlé Sap, l’immense lac naturel qui rythme depuis toujours la vie des Cambodgiens. « Le principal élément visuel de cette exposition a trait à la vie sur le lac, aux relations entre l’humain et la nature, à l’importance de l’eau et de l’écologie. Les gens vivent littéralement sur l’eau, mais ne peuvent pas la boire… En toile de fond, il y a bien sûr l’enjeu du changement climatique, des barrages sur le Mékong, et de la montée des eaux, qui affectent la vie sur le lac. Je suis également fasciné par le rôle culturel et religieux du Tonlé Sap » confie-t-il, avant d’ajouter, après avoir bu une gorgée de café glacé : « C’est une mer d’eau douce, la Méditerranée du Cambodge ».

Une chose me frappe au fil de mes rencontres avec des artistes d’Asie du sud-est : il y a de plus en plus des approches qui me semblent transnationales, en ce qu’elles dépassent à la fois les problématiques propres à chaque pays, mais plus encore, j’ai l’impression qu’il y a une dynamique particulière à la scène de l’art contemporain en Asie du sud-est. Lim Sokchanlina était membre du collectif Sa Sa Art, à Phnom Penh, dont l’activité vient malheureusement de cesser, mais qui a existé de 2010 à 2024. Dans ce cadre, il y a eu des liens avec d’autres collectifs, notamment avec San Art, cofondé par Dinh Q. Lê, décédé cette année et avec lequel je m’étais également entretenu. Lim Sokchanlina s’interroge, tentant d’évaluer si ma perception colle à sa pratique.  Il cite pour exemple le travail de direction artistique du collectif indonésien ruangrupa, pour le festival Documenta 15 en 2022, l’un des plus gros festivals d’art contemporain qui se tient tous les cinq ans à Cassel, en Allemagne. « Oui, ajoute-t-il. Ce qui m’intéresse, c’est de saisir comment le Cambodge change, mais en lien avec le reste du monde ».

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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

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