Chloé Lukasiewicz a d’abord été formée à la musique classique (chant lyrique) avant de s’intéresser à l’ethnomusicologie. Elle met à profit ce bagage lorsqu’elle se rend en Inde et au Tibet pour en apprendre sur les musiques tibétaines, qui font l’objet de ses recherches depuis son master d’ethnomusicologie à l’Université Paris-Nanterre. Elle a accordé un entretien aux Cahiers du Nem, au cours duquel il a été question de musique, de culture et d’exil, entre le Tibet, la Chine, l’Inde et la France.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au Tibet, à sa culture en exil, et plus spécifiquement à la musique tibétaine ?
Je suis chanteuse de formation et, dans le cadre du chœur auquel j’appartenais, au sein du conservatoire de Montbéliard, j’ai eu la chance de participer à un voyage en Chine lorsque j’avais 14 ans. Nous avions donné des concerts et fait des visites touristiques. Cela n’avait rien à voir avec le Tibet, car nous étions restés sur la côte Est de la Chine, mais c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à m’intéresser à l’Asie et au bouddhisme. Il se trouve que par ailleurs, il y avait quelques liens avec l’Asie dans mon environnement familial. Mes parents s’intéressent aux spiritualités asiatiques, et mon grand-père avait lui aussi voyagé en Chine.
J’ai fait toute ma scolarité en lien avec la musique, du CE2 jusqu’à la licence de musicologie à l’université. Au conservatoire, j’ai eu la possibilité de suivre des options pour découvrir certaines disciplines, et en particulier l’ethnomusicologie. Le professeur était Frédéric Voisin, et c’est vraiment grâce à lui que j’y ai pris goût. Après cette découverte personnelle, je me suis donc inscrite à Nanterre et j’ai commencé le cursus de master. Au début, je voulais faire un mémoire sur le lien entre musique et cerveau, mais au fur et à mesure des rencontres et des discussions, je me suis rendue compte qu’il valait mieux que je rassemble les trois grands sujets auxquels je m’intéresse : le chant, le bouddhisme et l’Asie.
Le Tibet, c’est venu grâce aux discussions avec des chercheurs. J’ai eu la chance de rencontrer Mireille Helffer, qui est la grande chercheuse française en ethnomusicologie sur le domaine tibétain, et cette rencontre a été déterminante. Il se trouve que par ailleurs, on m’avait dit qu’il y avait relativement peu de recherches en cours sur le Tibet – il y avait auparavant un pôle important d’études tibétaines à Nanterre, mais ce n’est malheureusement plus le cas – et donc, c’était parti.
Votre choix de sujet de thèse n’est pas lié à la cause tibétaine ?
A la base, pas du tout ! Ce n’est qu’en master que j’ai commencé à apprendre l’histoire tibétaine et à m’investir pour la cause tibétaine. C’est au fur et à mesure de la découverte de cette culture que je me suis dit que ce serait-là mon terrain de recherche et non la Kalmoukie, par exemple, où il y a des communautés tibétophones.
Quand on parle du Tibet aujourd’hui, de quoi parle-t-on ? Plus précisément, quel a été votre terrain de recherche ?
Le « Tibet », cela dépend beaucoup de ce à quoi on se réfère. Parle-t-on de géographie, de géopolitique, d’une aire culturelle, ou bien de ce que disent les Tibétains en exil ? Le Tibet tel qu’il est présenté aujourd’hui sur les cartes du monde, ça ne représente pas du tout ce qu’il était historiquement. Avant l’invasion chinoise, le Tibet n’était pas vu comme une unité nationale. C’était un ensemble de territoires qui avaient des liens entre eux, religieux, politiques, culturels et commerciaux, mais qui n’étaient pas unis en un bloc politique. C’est avec l’invasion chinoise de 1949 que les Tibétains se sont rassemblés pour faire front. La région autonome du Tibet (RAT), telle qu’elle est appelée aujourd’hui, c’est majoritairement la région de l’Ü-Tsang avec des morceaux des régions du Kham et de l’Amdo. Je conseille à ce propos le livre de la chercheuse Françoise Robin intitulé Clichés Tibétains.
Je n’ai pas souhaité entrer dans la RAT, car il faut un visa spécial. On ne peut pas y circuler librement. Je voulais être libre, et j’ai donc préféré me rendre dans des aires de culture tibétaine, mais qui ont été intégrées à des provinces chinoises. Par exemple, j’ai pu aller dans la ville de Bawa (Batang, en chinois), qui est dans la région du Kham au Tibet et qui a été intégrée dans la province du Sichuan, et je n’ai pas eu de soucis. En fait, les étrangers sont plus ou moins libres de vivre leur vie tant qu’ils ne crient pas « Free Tibet ». Pour ma part, cela s’est très bien passé.
Vous avez été également à Dharamsala, la capitale des Tibétains en exil en Inde, pour vos recherches ?
J’ai été à Dharamsala pour mes recherches de master et j’y suis retournée pour ma thèse. J’y ai passé au total un an. Je devais y retourner cette année, mais la pandémie a changé mes plans. Mes recherches à Bawa au Tibet, la ville dont je parlais à l’instant, étaient complémentaires de ce que j’ai fait à Dharamsala. Je n’étais pas du tout dans une approche comparative. Mon idée, c’était plutôt d’appréhender les réalités des gens qui vivent encore au Tibet. Cela me semble indispensable pour comprendre la cause tibétaine.
Et la langue ?
J’ai suivi une formation à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), mais on y apprend le dialecte de Lhassa, ce qui n’est pas le Tibétain parlé de tout le Tibet. En allant à Bawa, j’ai donc pu apprendre un vocabulaire et des formes dialectales différentes.
Vous travaillez beaucoup sur la question de la culture en exil à Dharamsala. Après l’échec du soulèvement de 1959 après dix années d’occupation chinoise, 80 000 personnes, majoritairement originaires de la province de l’Ü-Tsang, ont quitté le Tibet pour l’Inde. Quels ont été les enjeux pour la culture tibétaine après l’exode ?
Il y a eu deux enjeux très importants au début de l’exil. Le premier, c’était de préserver. Préserver au sens de transmettre aux jeunes générations dans des conditions critiques, mais aussi préserver dans le sens de s’intégrer au pays hôte sans perdre sa culture et en protégeant la « tradition », avec toutes les précautions qu’il faut mettre autour de cette notion, qui était en danger avec l’invasion chinoise. Au début de l’invasion chinoise et, plus tard, avec la Révolution culturelle, les productions culturelles chinoises et le communisme ont eu une influence sur la « pratique » de la culture tibétaine, notamment en amenant à la professionnalisation des troupes.
Le second enjeu, c’était d’unir les Tibétains autour de référents communs. Le Tibet était une myriade de territoires qui n’étaient pas unis, et cette union était fondamentale à la fois pour faire front et pour se faire entendre au niveau international. Aux yeux de la plupart des Tibétains en exil, si les communautés ne faisaient pas corps avec le « groupe », cela aurait pu porter préjudice à la cause tibétaine. Pour eux, ce n’est pas toujours facile à admettre, mais avant l’exil il n’y avait pas de « nation » tibétaine telle que nous la concevons en Occident. Par exemple, le mot qui signifie « Tibétain » en langue tibétaine et qui est devenu le terme générique, il me semble qu’au début on ne l’employait que pour désigner les personnes de l’Ü-Tsang.
Comment traduire et définir cette notion de « Tibetaness », qui est employée dans les travaux de recherche ?
On peut le traduire par Tibétanité, le suffixe -ité faisant écho aux questions d’identité. C’est une notion qu’on utilise avec des pincettes. Selon ce que j’ai pu lire des travaux des différents chercheurs, c’est un ensemble d’éléments de références qui sont définis et sélectionnés au sein de l’ensemble des cultures tibétaines qui existaient avant 1949. Ces choix ont été faits par des figures d’autorité et voici un condensé des principaux critères : parler et écrire la langue tibétaine, être bouddhiste, soutenir la cause tibétaine, conserver le statut de réfugié en Inde plutôt que de prendre la nationalité indienne, et reconnaître le Dalaï-Lama comme leader des Tibétains en exil. Ce dernier critère est important, car avant l’exil, le Dalaï-Lama n’était le chef que d’une école du bouddhisme et n’avait l’autorité politique que sur une certaine partie du territoire. Il n’avait pas le rôle politique et la notoriété qui le caractérisent aujourd’hui.
Vous montrez qu’il y a eu une forme d’institutionnalisation de la culture tibétaine par rapport à ce qui existait avant l’exil. Comment et pourquoi ?
J’ai principalement étudié l’histoire des arts de la scène, ce qui n’est pas aussi large que la « culture ». La peinture a par exemple eu un cheminement assez différent. En ce qui concerne mon sujet d’étude, il y a eu la création, au moment de l’exil, du Tibetan Institute of Performing Arts (TIPA), qui a été la première institution dédiée aux arts de la scène en Inde et qui est aujourd’hui la plus connue. Pour le moins, c’est l’une des seules institutions qui existe encore aujourd’hui. Au début, c’était un rassemblement de musiciens réputés de la région de l’Ü-Tsang et de Lhassa. Ils ont fondé cette institution pour transmettre ce qu’ils savaient, mais ils se sont aussi lancés dans une « collecte » des pratiques culturelles auprès des réfugiés. Une telle institution au Tibet, avant l’exode, n’existait pas. Il y avait des associations, mais rien de comparable. A Lhassa, il n’y avait pas d’école de musique et de danse, pas de conservatoire.
Naturellement, les répertoires musicaux de la région dont étaient originaires ces musiciens ont été plus vite institutionnalisés que ceux des autres régions. J’ai voulu me renseigner là-dessus, et on m’a répondu que ce n’était pas pour autant une affaire de domination, ou de pouvoir, de la noblesse de Lhassa. Cela s’était juste fait ainsi, au fil de l’histoire. Les gens du Kham et de l’Amdo sont simplement arrivés plus tard, et ils restent aujourd’hui minoritaires à Dharamsala.
Est-ce que cette institutionnalisation a permis à une culture populaire, folklorique au sens anglo-saxon du terme, d’acquérir ses lettres de noblesse pour entrer dans la culture « officielle », ou en tout cas majoritaire, du Tibet ?
La musique tibétaine, dans l’ensemble, est orale, même si un système de notation musicale chiffré s’est développé tardivement. En arrivant en exil, il a fallu être capable de transmettre, et de mettre en scène. Certains chants qui accompagnaient la traite des animaux n’avaient pas vocation à être chantés sur scène, à servir au divertissement des nobles. Ils n’appartenaient simplement qu’à la vie paysanne et à ses cycles. On les acquérait par mimétisme, parce qu’on était immergé dans cette culture-là. Avec l’exil, les Tibétains ont estimé que ces répertoires faisaient partie intégrante de la culture et qu’ils étaient en danger, et cela a lancé le processus de patrimonialisation. A quoi donne-t-on de l’importance ? A quoi va-t-on s’accrocher pour se définir en tant que Tibétain ? Ce que vous dites n’est pas faux, mais je préfère ajouter cette nuance.
Est-ce un marqueur d’identité de pratiquer la musique et la danse ? Un moyen de retrouver le pays perdu ?
Oui, bien sûr. Cela dit, j’avais entendu une personne me dire que les Tibétains écoutaient de la musique pour rendre présent le pays perdu, et je ne suis pas complètement en accord avec cela. Tout l’enjeu de la lutte pour la reconnaissance du Tibet, c’est précisément que les Tibétains n’y sont plus. Je suis bien d’accord qu’il s’agit de recréer du lien, mais ce n’est pas suffisant, à mon sens, pour retrouver une présence. Je me suis posée cette question en voyant les enfants qui suivaient leurs cours de danse. Étaient-ils conscients, en suivant leur apprentissage, qu’ils créaient du lien ? Ou bien était-ce l’influence des professeurs qui leur disaient : « Vous représentez la culture, vous êtes son avenir » ? Je pense qu’une partie du travail d’attachement est institutionnalisé. Pratiquer un art de la scène, c’est certainement un moyen pour certains de se rapprocher du Tibet, mais je ne veux pas généraliser, car il y a aussi des gens qui font ça car c’est la seule chose qu’ils savent faire, ou bien parce qu’ils aiment ça, au-delà de l’aspect culturel ou patriotique !
Un bon exemple me semble être la chanson « Ama La », ce qui signifie « maman » (mais c’est également un terme d’adresse pour les femmes plus âgées que soi). Elle a été écrite par un Tibétain en exil et c’est un chant qui a été repris par le Tibetan Children’s Village (l’association qui prend en charge l’éducation des enfants). Cette chanson a pour thème la séparation avec la mère. C’est donc un chant de douleur. Dans le clip Youtube, on voit les enfants, en rang d’oignon, en train de la chanter, et alors cette idée de « lien culturel » est saisissante.
J’insiste sur la place très importante des institutions en exil. Il ne faut pas oublier que les adultes étaient hier des enfants : tout ce qu’ils ont emmagasiné et partagé pendant leur jeunesse a une influence sur leur vision du monde aujourd’hui.
J’ai pu constater moi aussi qu’on avait souvent une compréhension rétrospective de son identité culturelle. Si je parlais de pays perdu, c’est en lien avec un sentiment que j’ai pu observer chez les réfugiés vietnamiens. Quelle est la place de la nostalgie dans la musique tibétaine ?
J’ai lu dans divers travaux d’ethnomusicologie qu’on retrouvait cette notion également chez les réfugiés arméniens. Ce qui est frappant, en travaillant sur des musiques faites par des réfugiés, quelle que soit leur origine, c’est qu’il y a quelque chose de l’ordre du manque. Effectivement, la notion de perte liée à la nostalgie me semble appropriée.
Dans quelle mesure la préservation de la culture « traditionnelle » a-t-elle été un instrument pour la visibilité de la cause tibétaine à travers le monde ?
A l’origine, le TIPA donnait des concerts en Occident, en France, aux États-Unis, en Allemagne, etc. Ils allaient énormément à l’étranger, et notamment en Asie. Ils étaient invités par des structures qui étaient favorables à la cause tibétaine, voire militantes. Cela a duré jusque dans les années 2000. Aujourd’hui sont disséminés un peu partout dans le monde des musiciens qui se disent ex-TIPA, c’est-à-dire qu’ils sont passés par le TIPA, qu’ils en soient diplômés ou non. Ils ont quitté l’Inde pour l’Allemagne, ou la France, par exemple. Du fait de cette présence, le TIPA est moins invité à se produire en Occident.
Ce sont ces artistes en exil qui assurent la visibilité de la culture et de la cause tibétaine à l’international. Ils font ce même travail de sensibilisation du public, à leur échelle. Durant les concerts, il y a un schéma assez fixe. Les artistes eux-mêmes, ou les organisateurs, vont commencer le spectacle en présentant dans les grandes lignes l’histoire récente du Tibet. Ils vont parler de l’exil des Tibétains en se référant, le plus souvent, au Dalaï-Lama. Ils vont évoquer le danger de la disparition de la culture tibétaine au Tibet depuis 1949, et rappellent, par la même occasion, la richesse de celle-ci. De la même manière, il n’est pas rare que les artistes impliquent leur public en leur disant que leur présence au concert, c’est une participation à la lutte des Tibétains. A titre personnel, je trouve ça assez malin. Les gens se sentent investis d’une responsabilité morale pour une cause dont ils n’avaient pas forcément conscience avant.
Est-ce qu’il y a un traditionalisme, voire une rigidité, de la culture en exil ? Une forme de recherche de la pureté ou de l’authenticité ? C’est un trait que l’on observe chez beaucoup de diasporas : la culture en exil tend à se figer à la date de l’exode, au moins dans les premières années.
Oui, c’est assez le cas avec les Tibétains en exil. J’ai été personnellement témoin d’un exemple assez édifiant. La raison pour laquelle je m’étais rendu à Bawa, c’est parce que c’est une aire géographique qui est réputée pour le jeu d’une vièle particulière, la vièle Piwang. Là-bas, j’ai pris des cours pour apprendre un répertoire de cet instrument, celui que les Tibétains appellent « Ba Shé ». Mon professeur était un musicien et luthier très célèbre de cette ville. Pendant que j’étais sur place, un ami luthier de Dharamsala m’a contacté pour me demander de lui ramener une vièle afin qu’il puisse la reproduire et la proposer à la vente en Inde. Le fait que l’instrument vienne de Bawa lui donnait une aura particulière. A mon retour à Dharamsala, j’ai donc remis cette vièle à cet ami, et d’autres artistes du TIPA m’ont posé des questions sur la manière dont mon professeur m’avait appris à jouer, alors même que j’étais une débutante sur cet instrument.
Il y a une recherche de la source, pour être le plus proche possible de « l’authenticité », alors même que cette idée est complètement construite. Le plus amusant est qu’après avoir donné la vièle de Bawa à mon ami luthier, je me suis rendue compte qu’un autre ami musicien y avait ajouté une sourdine qui a complètement modifié le timbre de l’instrument. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu qu’il préférait ainsi, car sinon le son était trop fort. Il avait sa propre idée de l’authenticité de l’instrument : pour lui, changer le timbre ne changeait pas le fait que le son était authentique…
Dans quelle mesure est-on capable de réinventer en permanence une culture donnée ? A titre personnel, c’est cela qui m’intéresse : réaliser que rien n’est jamais figé. Est-ce qu’on peut parler de modernité, de transition, de réappropriation, pour la culture tibétaine ?
Ce ne sont pas des notions que j’utilise dans mes recherches, mais j’ai pu voir que les répertoires traditionnels changent. Cependant, ce n’est pas par recherche de la modernité. Les musiques pop tibétaines d’aujourd’hui, ça ne va pas être un sample de musique traditionnel avec de la techno. Par contre, on va mettre la voix du Dalaï-Lama en train de réciter des mantras en fond. Je connais une artiste traditionnelle qui adapte son répertoire lorsqu’elle joue devant des Occidentaux, mais elle peut se le permettre car précisément, elle est reconnue pour sa maîtrise de la musique traditionnelle. En revanche, si des jeunes le font, cela ne se passera pas de la même manière… J’insiste sur le fait que les choses sont assez figées du fait du contrôle des institutions, qui veulent préserver l’image de la tradition. Il y a une injonction à coller au passé, du fait de l’enjeu politique.
Quelle est la relation avec l’industrie culturelle du pays d’accueil, à savoir l’Inde ? Est-ce qu’il y a chez les jeunes Tibétains une culture « pop » à visée commerciale ?
Les jeunes Tibétains exilés écoutent beaucoup de pop indienne, et beaucoup de pop qui vient du Tibet. Ces deux industries sont très différentes, notamment du fait de la censure au Tibet. Cela dit, on y trouve parfois des messages subliminaux dans les morceaux. Il y a par exemple une chanson très connue qui s’appelle « Phur », ce qui signifie « voler ». C’était un énorme succès, notamment en raison des paroles, propices à l’interprétation. Voler, est-ce juste pour imiter l’oiseau, ou pour venir en Inde retrouver le Dalaï-Lama ?
Pour ce qui est de l’Inde, il y a une influence indéniable. Je crois que je m’en suis rendue compte lorsqu’un jeune musicien de Dharamsala m’a expliqué comment il avait enregistré son album. Il avait d’abord travaillé à Dharamsala pour faire les enregistrements de la voix, puis le mixage a été fait au Népal. Il voulait des samples de flûte, ou de tablas, et ce sont des artistes népalais qui ont été mandatés pour les réaliser. Quand on demande à des Tibétains de parler de cette chanson, il n’est pas rare qu’ils mentionnent une influence qui est triple : le Tibet pour le texte et les références ; la partie instrumentale rappelle le Népal et/ou l’Inde, en tout cas à ceux qui ont l’oreille ; et l’Occident pour le beat. Le lieu de mixage est donc tout à fait déterminant.
Qu’en est-il des Tibétains en exil ailleurs ? En France, bien sûr, mais aussi en Amérique du Nord ou dans d’autres pays. Est-ce qu’il y a cette même tendance à la préservation de la culture ? Est-ce qu’on peut entendre de la musique tibétaine en France ?
La chercheuse Nathalie Gauthard, dans les Cahiers d’ethnomusicologie, a écrit un article sur un artiste tibétain en exil en France, Lobsang Chonzor, qui pratique une musique qu’on pourrait qualifier de fusion. Un autre exemple est celui de Tenzin Choegyal, un musicien qui vit en Australie et qui a fait un album avec Philip Glass. C’est un cas particulièrement intéressant, car il n’avait pas été accepté au TIPA, alors même qu’il est l’un des musiciens tibétains qui rayonne le plus dans le monde aujourd’hui. Le problème est que les artistes tibétains, dans l’ensemble, n’arrivent pas à se faire une place dans le marché globalisé de la musique, parce qu’ils ont un style qui ne touche que les Tibétains. Un jour, un ami tibétain qui vit à New York était de passage à Paris. Il m’a fait remarquer que pour lui : « Plus on s’éloigne de l’Inde, plus on est libre de créer », c’est-à-dire qu’il y a une plus grande marge de manœuvre pour faire des choses qui ne correspondent pas au canevas des musiques traditionnelles.
Chez les artistes tibétains en France, il y a cette même envie de préserver et de transmettre la culture traditionnelle, mais les moyens ne sont pas les mêmes. Si on ouvrait une école où tout l’enseignement était en tibétain, que dirait-on ? Le communautarisme n’est pas très apprécié en France. Les enfants tibétains vont dans des écoles françaises et la seule opportunité pour eux de refaire du lien, c’est la vie associative et/ou la vie familiale. La diaspora tibétaine en France est beaucoup plus nombreuse et beaucoup plus active qu’on ne le croit !