Compte-rendu de lecture et réflexion autour du livre Mon combat contre la junte birmane, de Thinzar Shunlei Yi, avec Guillaume Pajot (éd. Robert Laffont, 2021)
« Pendant un temps, nous avions oublié la laisse, et les voilà qui tirent sèchement sur le collier, une sensation odieuse et familière. » Si on devait résumer ce livre en une phrase, ce sont probablement ces mots choisis par Thinzar Shunlei Yi, militante des droits humains en Birmanie et retranscrits par le journaliste Guillaume Pajot, qui sont le parfait symbole de la lutte que connaissent les citoyens birmans contre la junte, tenue par la Tatmadaw.
En effet, depuis 1962, le pouvoir politique, économique et surtout militaire est entre les mains d’une junte qui n’a jamais été dépossédée du pouvoir et ce malgré les aspirations des Birmans à une société plus juste et démocratique. Après plusieurs mouvements pacifiques comme en 1988, souvent matés dans le sang, l’espoir d’une libéralisation avait pris une ampleur inédite lorsque contre attente, Aung San Suu Kyi, fille du général Aung San et père de l’indépendance birmane, avait été libérée en novembre 2010 et que la censure avait été levée. La Birmanie semblait alors entrer dans une période de transition vers un système démocratique. C’était sans compter sur la junte militaire et sa volonté de conserver le pouvoir, au prix du sang et des larmes de son propre peuple. Ce livre fort de 183 pages est celui de cette jeunesse qui a choisi de dire non au coup d’État.
Un destin individuel qui s’inscrit dans l’histoire actuelle
Dans ce récit dans lequel se mêle le passé politique birman, l’actualité de la révolution et les espoirs pour l’avenir, une constante demeure néanmoins : celle de la figure de Thinzar Shunlei Yi. C’est à travers ses souvenirs, son regard, que nous suivons la révolution birmane. La voix de celle-ci, retranscrite par Guillaume Pajot, nous fait rentrer dans son intimité. Si le fil rouge du récit reste le déclenchement puis l’organisation de la révolte birmane face à la junte, les pensées de Shunlei nous assaillent comme si elles étaient les nôtres. Ses relations parentales, qui occupent une grande place dans le récit, celles, plus intimes, avec un jeune Karen[1] dont on ressent l’importance sans que l’autrice ne s’y attarde trop, et ses idées politiques, tout ceci s’entremêle durant la lecture des différents chapitres.
Car Shunlei se distingue des autres par son militantisme de longue date, en tant qu’animatrice de télévision pour une chaîne d’informations, créée pour informer la jeunesse sur les enjeux politiques birmans, mais également en tant que membre de plusieurs associations faisant la promotion des droits humains dans le pays. Ces activités lui ont permis de tisser de nombreux liens de solidarité à travers toute la Birmanie.
Pourtant, Shunlei est fille de militaire, son père ayant intégré les forces armées après son mariage. C’est donc dans une caserne, avec ses appartements, ses magasins, et ses règles qu’elle passera l’essentiel de son enfance. Un espace fermé dans lequel règne la hiérarchie militaire et où la propagande de la junte est la seule vérité. Seule sa marche vers l’école lui permet de quitter cet univers pour quelques instants. Paradoxalement, c’est pourtant ce même père qui l’incite à poursuivre ses études, d’abord en l’inscrivant à un lycée réservé à l’élite du pays, puis en l’incitant à écouter la BBC et à apprendre l’anglais. C’est finalement la libéralisation partielle de l’année 2015 qui l’encourage à s’engager dans le militantisme politique en faveur d’une démocratisation et d’une fédéralisation du pays.
Or, le coup d’État du 1er février 2021 est une surprise pour Shunlei, comme pour tous les habitants du pays. Les militaires avaient pourtant un système politique « taillé pour eux » qui leur accordait d’office « les ministères de la Défense, de l’Intérieur et des Frontières, ainsi que 25% des sièges au Parlement, ce qui leur donnait un droit de veto sur tout changement de la Constitution ». Mais, comme si soudain ils avaient eu peur d’avoir perdu le contrôle de la laisse qui tient encore fermement le cou des citoyens birmans, les chars ont défilé dans Naypyidaw, la capitale politique de la Birmanie depuis 2005. Et rapidement tout s’enchaîne : les premières manifestations et protestations, timides d’abord, puis de plus en plus massives. Et surtout le premier mort : une femme de dix-neuf ans du nom de Kyal Sin, d’une balle dans la tête. Un meurtre froid d’une jeune femme portant un tee shirt avec l’inscription « Tout ira bien ». Des mots qui hantent encore l’autrice, qui les répète page après page, tel un mantra bouddhiste, alors que la situation s’embrase toujours plus en Birmanie.
La militante, devenue une cible, se trouve dans une situation de plus en plus dangereuse face aux contrôles des militaires qui tiennent les villes. Elle se décide à l’exil. Comme de nombreux autres, elle arrive à rejoindre la jungle, mais une fois à destination, que faire ? S’équiper d’une arme et battre la junte à son propre jeu, un jeu dans lequel cette dernière excelle depuis les années 1960 ? Non. C’est par les idées, les mots qu’elle s’adresse chaque jour aux journalistes du monde entier et aux chancelleries diplomatiques afin d’isoler la junte birmane sur le plan international. C’est aussi aux militaires, pour qu’ils abandonnent leurs uniformes et rejoignent la résistance, et enfin aux citoyens, afin qu’ils n’abandonnent pas le combat pour la liberté.
Portrait d’une jeunesse birmane révolutionnaire
Ce livre n’est pas seulement l’histoire d’une seule femme, mais celui d’une génération tout entière qui se bat contre l’oppression de la junte militaire. Il est intéressant de se demander pourquoi la révolution birmane connaît un tel succès et surtout pourquoi après presque un an, celle-ci ne semble pas vouloir s’arrêter malgré la réponse expéditive de militaires qui n’ont pas hésité à ouvrir le feu sur les manifestants. La Birmanie a longtemps été le théâtre d’épisodes de contestations sociales depuis la prise de pouvoir militaire. La fin des années 1980 et les années 2010 ont vu naître un espoir avec l’émergence de la figure d’Aung San Suu Kyi, fille du général Aung San, l’artisan majeur de l’indépendance birmane et véritable symbole de l’armée birmane. Celle-ci s’engage en politique après son retour en Birmanie en 1988. Le pays connaît des manifestations étudiantes dans tout le pays en raison d’une situation économique désastreuse et d’un pouvoir oppressif dirigé par Ne Win. Son discours à la pagode Shwedagon à Rangoun le 26 août 1988 marque le début d’un long combat pour la démocratie. En effet, bien que les manifestations soient matées par Saw Maung[2], le discours d’Aung San Suu Kyi rencontre un écho immense, non seulement en Birmanie mais aussi en Occident. Les occidentaux vont se passionner pour le destin de cette femme à la détermination inébranlable, fondatrice de la Ligue nationale pour la démocratie, enfermée à son domicile, dans un contexte de plus en plus favorable à l’émergence de nouvelles démocraties. Après plusieurs années de lutte, d’enfermements et de privations, Aung San Suu Kyi est finalement libérée le 13 novembre 2010.
C’est dans cette période de libéralisation qu’une majorité de la population a grandi, génération incarnée par la jeune sœur de Shunlei. Si les espoirs d’une véritable démocratisation sont restés faibles en raison de la constitution birmane, les citoyens n’ont toutefois jamais manqué une occasion de montrer aux militaires leur manque de popularité, ces derniers étant écrasés lors des élections de 2015 et en 2020 contre la Ligue nationale pour la démocratie, le parti d’Aung San Suu Kyi.
Ce contexte a surtout permis la création de nombreuses associations et l’implantation d’ONG ayant pour but de promouvoir les droits humains, la liberté de la presse et la participation des citoyens à la vie publique. Des activités qui ont probablement influencé durablement les esprits de cette jeunesse birmane. D’autant plus que le parti de la LND représente l’intelligentsia birmane, une génération plus âgée qui ne laisse que peu de place aux femmes, comme l’explique Shunlei. Cette jeunesse d’ailleurs n’a pas hésité à fustiger les positions de la leader birmane, notamment sur le génocide des Rohingyas. C’est pour ces raisons que la révolution birmane a connu un tel succès malgré l’arrestation de plusieurs cadres de Ligue nationale pour la démocratie, d’intellectuels opposés au régime. Si elle doit sa période de libéralisation à cette vieille garde, elle n’a pas hésité à prendre son indépendance et à continuer le combat.
Et maintenant ?
Et maintenant ? Comment la Birmanie peut-elle se démêler de ses luttes internes et entamer un véritable processus de démocratisation ? Quel rôle peut-jouer le parti de la Ligue nationale pour la démocratie ? La communauté internationale, et notamment l’ASEAN ?
Les puissances occidentales ont réagi en imposant plusieurs embargos, visant notamment les conglomérats militaires, tandis que les compagnies Total et Chevron ont décidé, début 2022, de cesser leurs activités en Birmanie. Un véritable coup dur pour la junte qui contrôle les activités liées au gaz et au pétrole dans le pays, mais sûrement pas suffisant pour faire chuter le régime, solidement installé dans les villes.
Lors d’une récente visite en Birmanie, le Premier ministre du Cambodge Hun Sen, qui occupe la présidence de l’organisation internationale de l’ASEAN, a profité de sa présence pour rappeler le succès de sa « Win Win policy », qui a permis la fin de la guerre civile au Cambodge durant les années 1990. Néanmoins, celui-ci oublie que le succès de son entreprise a été en partie permis par la mission de l’APRONUC[3], et par des manœuvres politiques permettant la réinsertion de plusieurs cadres Khmers rouges dans la société civile. Il paraît aujourd’hui difficile qu’une telle solution soit possible.
Deuxième point, et non des moindres, la révolution birmane est beaucoup plus soutenue par les citoyens que ne l’était celle des anciens communistes khmers dans les années 80 et 90. Ils sont nombreux à avoir fustigé la visite du Premier ministre cambodgien avec le hashtag #HunSenStayHome, qui ont vu dans cette initiative une volonté de stopper l’isolement de la junte birmane sur le plan international et en particulier dans l’ASEAN. Le Premier ministre n’ayant même pas poussé pour rendre visite à Ang San Suu Kyi, toujours emprisonnée. Le Cambodge a d’ailleurs de nouveau réaffirmé que l’ASEAN avait d’autres priorités que la situation en Birmanie lors d’un communiqué de son ministre des Affaires étrangères. Hun Sen veut-il paralyser l’ASEAN afin de protéger la junte ? Difficile à dire, lui-même étant aux prises avec un mouvement social au sein de son propre pays qu’il voit probablement comme un danger pour sa position. La visite a d’ailleurs été critiquée par les autres membres de l’ASEAN, le ministre des Affaires Étrangères de Malaisie a considéré que Hun Sen « aurait pu consulter les autres dirigeants, solliciter leur avis sur ce qu’il devrait faire s’il veut se rendre en Birmanie », comme l’a rapporté RFI le 18 janvier 2022.
Ce que l’on peut constater, c’est que la répression militaire a poussé de nombreux jeunes militants dans la jungle et notamment dans la zone contrôlée par les Karen, une ethnie qui subit des discriminations depuis l’indépendance du pays et l’échec des accords de Panglong du 12 février 1947, détruisant les espoirs d’un État fédéral en Birmanie. Depuis les terres Karen se sont régulièrement constitués des espaces de résistances face au pouvoir central. Ces derniers accueillent ces nouveaux venus, étudiants, médecins, professeurs, membres de la société civile, qui parfois sont prêts à se battre. Une des clés de la survie ou non de ce mouvement réside sûrement dans les capacités d’adaptation de ce groupe hétéroclite face à ce nouvel environnement. Ils rencontrent également des problèmes d’organisation : bien que des réseaux d’entraide et de solidarité existent, l’éparpillement des forces n’aide pas à l’efficacité de la lutte. Il existe bel et bien un gouvernement d’union nationale, créé le 16 avril 2021, mais il paraît difficile pour ce dernier d’avoir pleinement le contrôle de la situation sur le terrain. Le soutien des minorités au combat contre la junte sera sûrement déterminant s’ils veulent obtenir des résultats, et des garanties sur leurs droits futurs vont devoir être données. Ce qui est sûr, c’est la volonté des Birmans de briser leurs chaînes, en attendant le triomphe du Printemps birman.
[1]Ethnie birmane persécutée depuis plusieurs décennies par les militaires birmans.
[2]Militaire birman, il prend le pouvoir à la suite de la démission de Ne Win et le conservera jusqu’en 1992.
[3]Mission de l’ONU dont le but était le désarmement de tous les groupes politiques au Cambodge qui se battaient depuis la défaite des Khmers rouges en 1979, et l’organisation d’élections. La mission a été un succès relatif, car si les élections ont rencontré un grand succès, le désarmement, notamment du groupe des Khmers rouges, n’a jamais eu lieu, ces derniers ayant boycotté les élections.
[…] Quel avenir pour la Birmanie du XXIe siècle ? – Les cahiers du nem — À lire sur lescahiersdunem.fr/quel-avenir-pour-la-birmanie-du-xxie-siecle/ […]