En retraçant l’histoire de la communauté française dans la colonie britannique de Hong Kong entre les deux guerres, l’historien François Drémeaux redonne vie à des personnages hauts en couleurs et offre une nouvelle perspective sur l’histoire du colonialisme en Extrême-Orient. Il donne également quelques clés pour faire l’histoire des « expatriés », des « diasporas » et des « communautés nationales à l’étranger ». Recension, par Louis Raymond.
Le mot « présence » est difficile à définir, au-delà de son acception la plus stricte : se trouver dans un lieu. L’historien François Drémeaux signe, avec cet ouvrage issu de sa thèse de doctorat, une réflexion passionnante sur ce que signifie pour un pays le fait d’être représenté quelque part, par un poste diplomatique, des entreprises, des religieux ou encore des artistes ou des écrivains de passage. Mais son étude ne se cantonne absolument pas à l’histoire diplomatique. Elle est aussi sociale, culturelle et économique ; la variété des sources mobilisées – archives diplomatiques, archives des missions étrangères de Paris ou encore archives de la Compagnie des Messageries Maritimes/French Lines – est très impressionnante.
Un poste et une communauté
La France entre les deux guerres dans la colonie britannique de Hong Kong, c’est d’abord un consulat et un diplomate qui facilite tantôt le commerce de marchandises, visite les navires des Messageries maritimes, analyse la politique chinoise, fait de la propagande anti-allemande, rend visite aux congrégations religieuses, ou choisit un terrain privilégié pour sa Résidence, juste à la bonne hauteur sur les collines de la ville. Le livre propose donc en premier lieu l’histoire d’un « poste », et nous immerge dans la très grande variété des missions consulaires. Si celles-ci ont forcément évolué depuis l’entre-deux guerres, il est agréable au lecteur de faire la comparaison avec ce qu’elles sont aujourd’hui. On y décèle aussi les prodromes de la diplomatie culturelle, lorsque Georges Dufaure de la Prade, Consul général de 1926 à 1934, donne une conférence de poésie en français devant une centaine de personnes, ainsi que de la diplomatie économique, devenue l’un des principaux chevaux de bataille du Quai d’Orsay depuis le passage de Laurent Fabius à sa tête entre 2012 et 2016. La première moitié du 20e siècle voit par exemple l’arrivée des produits de luxe français en Asie orientale, qu’il s’agisse de vins et spiritueux ou d’accessoires et de vêtements de mode. Ces produits passent par Hong Kong et, jusque récemment encore, les grands groupes de luxe français comme LVMH y gardaient leur base arrière en Asie, notamment pour des raisons financières et fiscales. Il reste à observer ce qu’il en sera à présent, avec l’étouffement de la ville et de ses spécificités par la Chine populaire.
Ce livre retrace également l’histoire d’une communauté, avec des figures hautes en couleurs. On y croise le « prêtre-financier » Léon Robert, très au fait des pratiques de spéculation immobilière, la religieuse Mélanie Nuss (sœur Marguerite, en religion) qui, de Nantes à Saïgon en passant par Manille, a acquis une solide expérience avant de prendre la direction du couvent des sœurs de Saint-Paul de Chartres en 1926, des matelots qui revendent des armes après la fin de la Première guerre mondiale pour arrondir les fins de mois, ou encore des trafiquants en tous genres qui constituent leur tissu de relations interlopes loin des quartiers prisés par la bourgeoisie coloniale. Pour redonner vie à cette communauté, François Drémeaux oscille entre l’approche socio-historique et les récits de vie, les micro-biographies, comme celle de Jeanne Lam-Rambaud, française mariée à un Chinois qui perdit sa nationalité au profit de celle de son mari, fut décontenancée par la cohabitation avec ce dernier et engagea des démarches auprès du consulat pour la regagner, anticipant en cela les discours féministes à la Société des Nations pour l’autodétermination de la nationalité des femmes après le mariage. On rencontre encore Odette Pinion, jeune femme de 22 ans qui cumulait beaucoup de « tares » aux yeux des autorités : métisse, seule et politiquement éveillée, toutes les qualités d’une femme dangereuse… La présence française à Hong Kong était très largement masculine, mais les quelques pages que l’auteur consacre aux femmes sont très intéressantes, en ce que leur statut varie d’un extrême à l’autre. Il relate notamment le cas des prostituées européennes de Hong Kong, phénomène peu documenté à l’époque, hormis lorsqu’il y avait déportation, car « leur présence était dégradante pour le prestige colonial ».
Une géographie asiatique
Si Hong Kong est entre la Chine et l’Indochine, c’est parce que, bien que britannique, elle s’inscrit dans une géographie avant tout asiatique. Le consulat dépend de Pékin et de Shanghaï, lorgne tantôt du côté de Fort Bayard, capitale du territoire à concession de Guangzhou Wan, tantôt du côté de Macau, colonie portugaise en déclin, mais les échanges avec Londres sont lacunaires. Il est également un poste avancé de l’Indochine française et du Gouvernement général à Hanoï. A ce titre, cette étude constitue un apport à l’histoire de la colonisation française dans cette région du monde et plus largement, à l’histoire du Vietnam au 20ème siècle. A Hong Kong, la Banque d’Indochine fait des affaires et la Sûreté coloniale a ses agents. Au-delà de la célèbre affaire Nguyên Ai Quôc, le futur Ho Chi Minh, qui y fut arrêté et y risqua l’extradition vers l’Indochine où une peine de mort certaine l’attendait, on retrouve au fil de cet ouvrage divers personnages vietnamiens très intéressants, militants politiques ou agents consulaires potentiellement doubles, tel Trinh Xuan Duc, commis au consulat de 1915 jusqu’à sa démission en 1930. Un des gros vides de l’historiographie se situe précisément sur les réseaux politiques vietnamiens en Chine du Sud dans les années 1920 et 1930, même si une nouvelle génération de chercheurs et chercheuses s’y intéresse. Enfin, dans le sillage de la présence française, il y a celle des « protégés » indochinois venus pour travailler : ils sont domestiques, employés de bureau, matelots… Vies minuscules et subalternes qu’on aperçoit, et qui mériteraient à elles seules un ouvrage entier.
En comparaison de Shanghaï ou de l’Indochine coloniale, la présence française à Hong Kong aura certes été minime, voire marginale, entre les deux guerres, mais l’ouvrage de François Drémeaux n’est en rien anecdotique. Il stimule la réflexion du lecteur qui fut lui-même « expatrié » un jour, autant qu’il nourrit sa curiosité. Il donne des clés pour comprendre ce que sont les diasporas et les communautés nationales à l’étranger. Pourquoi, d’ailleurs, n’utilise-t-on jamais le mot diaspora, au-delà de son étymologie, pour parler des Français de l’étranger ? Et il signe tout simplement un très beau livre d’histoire, une réflexion sur les sens multiples du mot « présence » dont l’absence aurait été un manque.
La France et les Français à Hong Kong (1918-1941). François Drémeaux. Préface de Hélène Conway-Mouret. Presses universitaires de Rennes, 2022, 344 p.
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