RIVER prend pour cadre le milieu très fermé des « hôtes » japonais, version masculine des bars à hôtesses japonaises. Dans ce court-métrage, le Canadien Kheaven Lewandowski réalise une œuvre hantée par les souvenirs d’un « hôte » qui fait le récit de son existence dans les clubs de Tokyo. En 12 minutes à peine, le jeune réalisateur dévoile l’envers de la capitale japonaise et de ses marginaux, grâce à un récit fragmenté et esthétique. 12 minutes époustouflantes d’audace visuelle et narrative.
Créatures nocturnes
Keiji est le personnage central de RIVER et donne son point de vue à la narration. Par bribes, nous apprenons que ce provincial est arrivé à Tokyo dix ans plus tôt, après avoir coupé les liens avec son entourage.
Alors qu’il errait dans les rues de capitale, il a été recueilli par Issei, qui l’initie au métier d’hôte et au monde de la nuit tokyoïte. Le club d’Issei s’appelle le Neverland, si bien que Kenji et ses compagnons surnomment ironiquement leur protecteur Peter Pan. « Nous étions ses enfants perdus », explique le jeune homme.
Peinture d’un club tokyoïte
Avec beaucoup d’habileté, l’ouverture de RIVER happe le spectateur pour l’immerger dans l’univers interlope où évolue Keiji. A ses côtés, nous assistons aux longues soirées du Neverland, tandis qu’il nous révèle les ficelles du métier d’hôte qu’il commente en voix off. Ces procédés de mise en scène brouillent allègrement les contours entre le documentaire et la fiction, comme pour mieux révéler l’artificialité de ce monde de paillettes et son envers cruel. Dans une séquence mémorable, toute l’équipe du Neverland est réunie pour célébrer la cliente qui vient de commander une bouteille de champagne. « Au Neverland, c’est la fête 365 jours par an », glapit au micro l’un des hôtes du club. Dans le plan suivant, Keiji est à genoux et se fait vomir dans les toilettes, loin des regards. « Avant, je buvais 10 bouteilles chaque nuit. Je ne peux plus maintenant. Les médecins disent que j’ai un ulcère », énonce-t-il posément.
Cette voix off est partie intégrante d’un dispositif narratif où tout concourt à conférer au récit un sentiment d’irréalité. Le recours à une voix désincarnée donne l’impression que Keiji s’observe et commente ses actions depuis un ailleurs indéfini. Un sentiment renforcé par le recours à de nombreux plans inclinés, où le personnage menace sans cesse de glisser et de tomber hors du cadre. La mise au point des images se fait laborieusement et mime à la perfection la vision comateuse du jeune homme, altérée par l’alcool et les psychotropes. Les séquences sont juxtaposées dans un ordre non-linéaire et paraissent reproduire l’écoulement du flot de souvenirs dans la mémoire de Keiji en lieu et place d’un récit cohérent.
Solitude urbaine
Dans cet univers factice où la fête ne s’arrête jamais et où les sentiments s’achètent, les femmes esseulées se suivent et se ressemblent entre les bras de Keiji. Parmi ces femmes, il y a Serika, avec laquelle Keiji entretient une relation plus suivie. Chaque jeudi, les deux amants se retrouvent pour passer la nuit dans une chambre d’hôtel. La caméra de Kheaven Lewandowski dépeint superbement la fragilité de ces deux êtres en s’attardant sur le corps voûté et amaigri de Keiji, qui contraste brutalement avec celui de Serika. Un paysage sonore diffus et lancinant enveloppe les deux personnages qui esquissent un pas de danse au-dessus de Tokyo endormie. En contrebas, les lumières de vingt millions d’âmes concentrées dans cette mégapole mais qui semblent pourtant hantées par le spectre de la solitude.
Lorsqu’une aube grise se lève sur ce simulacre d’amour, Serika remet une enveloppe de billets à Keiji. « Avoir des sentiments pour une cliente, c’est la partie la plus dangereuse du travail », commente ce dernier en empochant l’argent. L’issue de cette longue dérive, on la devine fatale pour Keiji. Son mentor l’a d’ailleurs quitté : « Un jour, Issei est parti. Même Peter Pan grandit », observe -t-il avec amertume. Une violente agression, et une mystérieuse missive reçue à son domicile, relancent toutefois le récit et font basculer le court métrage dans une odyssée musicale hors de Tokyo.
Remonter le cours d’une existence déracinée
Comme pour mieux souligner la dimension initiatique de ce voyage, Keiji se rase le crâne et revêt une tunique de lin, deux gestes qui évoquent l’humilité bouddhiste. Le christianisme est également convoqué dans cette séquence, où l’on distingue un crucifix dans le coin supérieur droit de l’image. Un gang de motards aide Keiji à quitter Tokyo, qui entreprend alors un long périple pour rentrer « chez lui ».
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Comment caractériser RIVER, cet étrange objet cinématographique ? Un documentaire sur le mal être des déracinés, façon Millenium Mambo ? Un clip musical aux accents baudelairiens ? Il est rare de trouver un court métrage, qui plus est réalisé par un Occidental, qui expose avec autant d’acuité les marges sociales du Japon. Kheaven Lewandowski résiste à la tentation d’un discours convenu sur le commerce de soi en Asie pour y privilégier l’émotion et l’expérience visuelle. Il laisse le choix au spectateur d’accepter ou non cette plongée en apnée dans les nuits de Tokyo.
Pour aller plus loin sur l’univers du film :
Chloé Jafé : Installée au Japon, cette photographe française documente le monde souterrain de la société japonaise, vu sous l’angle des femmes de yakuza. « il existe un Japon que l’on ne veut pas montrer, et que l’on efface des cartes touristiques », explique-t-elle dans une récente interview (janvier 2021) : https://www.youtube.com/watch?v=lYLdd-q0gVI&t=17s
Tokyo Girls (réalisé par Penelope Buitenhuis, National Film Board of Canada, 2000) : Le quotidien de quatre Canadiennes qui font le choix de devenir hôtesses à Tokyo : https://www.youtube.com/watch?v=aRgmW3gjdu8
Vice News – Vice Japan : the king of hosts (2014) : https://www.youtube.com/watch?v=B1plfLIaviE