Tran Van Thach (1905-1945) – Une plume contre l’oppression, éd. Les Indes Savantes, Paris, 2020, 360 p.

            La publication, par sa fille, de la biographie et des écrits du journaliste Trần Văn Thạch, permet de mettre en lumière un pan entier de la lutte anticoloniale trop souvent laissé dans l’ombre, voire occulté par l’historiographie officielle au Viêt Nam et ailleurs.

L’ouvrage est d’abord la longue quête d’une fille pour connaître son père qu’elle n’a aperçu que quelques jours après sa libération du bagne de Poulo Condor, en 1944, et qu’elle n’a connu qu’à travers les conversations difficiles avec sa mère, elle qui, après avoir été arrêtée et torturée à l’électricité en 1949, n’avait jamais totalement retrouvé la raison. Des bribes d’histoire familiale, jusqu’au jour où un inconnu se présente à la fin de l’année 1946. Il avait en sa possession les lunettes, la montre, le carnet de l’absent et mit fin au fragile espoir qui subsistait de voir revenir ce père disparu. Un an auparavant, il avait été exécuté par le Viêt-Minh.

La génération de 26, dans le sillage de Phan Châu Trinh

Trần Văn Thạch en 1939

Trần Văn Thạch, né en 1905, fait partie de la génération de 26, celle qui s’éveille à la politique à partir des manifestations et des grèves scolaires, au lendemain des obsèques du vieux lutteur nationaliste Phan Châu Trinh en mars 1926. Génération qui, à Saigon, s’est aussi éveillée à la politique par la lecture de La Cloche Fêlée l’hebdomadaire de  Nguyễn An Ninh, alors mentor de la jeunesse urbaine. A cette époque, Trần Văn Thạch vient d’arriver à l’université de Toulouse, boursier, après de brillantes études au lycée Chasseloup-Laubat de Saigon, pépinière de futurs lutteurs. Quelques mois après son arrivée il publie des articles anticolonialistes dans le journal Midi Socialiste. Plus tard il crée le Journal des Étudiants Annamites (JEA) et occupe des responsabilités au sein de l’organisation estudiantine. A Toulouse, il organise un meeting anticolonialiste en 1927 avec l’aide des communistes français.  L’année suivante, à Paris, il se rapproche du Parti Annamite de l’Indépendance alors animé par Tạ Thu Thâu après le retour de son fondateur au Viêt Nam.(1) Actifs au sein de la Ligue anti-impérialiste, Thạch et ses amis, donnèrent à l’apolitique Association Générale des Etudiants Indochinois une orientation plus radicale. Au début de l’année 1930 il retourne au Viêt Nam bien décidé à mettre en application ce qu’il avait écrit dans le JEA en janvier 1928 : « Je voudrais voir les étudiants, une fois revenus en Indochine [ …], se garder de constituer une nouvelle couche de la bourgeoisie, les nouveaux riches de l’enseignement, et de vivre dans le dédain du peuple, mais partager au contraire ses misères et ses peines et s’associer à lui pour travailler à hâter le jour de notre émancipation ». Il devient donc avec d’autres, professeur dans des lycées privés à Saigon, seul moyen de gagner sa vie tout en conservant une relative liberté.

Son retour au Viêt Nam se situe dans une période où l’Histoire s’accélère :  insurrection nationaliste à Yen Bai en janvier 1930, puis soulèvement paysan en Annam et en Cochinchine, épisode des « Soviets du Nghệ An ». La répression est impitoyable.  Fusillades, emprisonnements, condamnations à mort fut le lot de centaines voire de milliers de Vietnamiens. Devant l’échec (provisoire) des insurrections, à l’instigation de Nguyên An Ninh, l’idée fait son chemin, d’utiliser les possibilités qu’offre la législation de la colonie en matière de presse (plus favorable que dans les deux protectorats) pour créer un journal d’opinion en langue française (les journaux en quôc ngu réclamant une autorisation difficile à obtenir). Le succès qu’avait connu La Cloche Fêlée en son temps avait été une source d’inspiration pour toute une jeunesse maintenant arrivée à l’âge adulte. L’idée de profiter des interstices de l’ordre colonial pour développer une opposition ouverte et légale au pouvoir en place avait toujours été une option envisagée. (2)

La Lutte, une expérience unique de Front Uni

le journal La Lutte

Au départ de l’aventure du journal La Lutte, il y a l’élection au conseil municipal de Saigon en mai 1933 de deux élus de la liste ouvrière : Nguyễn Văn Tạo et Trần Văn Thạch. Une liste qui regroupe alors tous les courants d’opposition aussi bien des nationalistes de gauche comme Nguyễn An Ninh et Trần Văn Thạch, que des communistes de la 3e internationale comme Nguyễn Văn Tạo, que des membres de l’opposition de gauche dite trotskyste Tạ Thu Thâu, que Trần Văn Thạch rejoindra plus tard. L’élection des deux élus de la liste ouvrière est annulée, le journal faute de moyens financiers suspend sa parution mais cette première tentative de front uni, ne restera pas sans lendemain. Surtout, elle constitue l’irruption sur la scène politique indochinoise, d’une force politique inédite et radicale.

Dix-sept mois plus tard, le 4 octobre 1934 La Lutte paraît à nouveau. Comme le note l’auteure : « Cette alliance constitue un fait unique dans l’histoire marxiste internationale. Alors qu’en URSS, Staline commençait à exterminer les partisans de Trotsky et que les partis communistes dans le monde commençaient à honnir les trotskystes, au Viêt Nam ces deux factions pactisaient dans un but commun : lutter contre le régime colonial. Leur pacte se définissaient ainsi : « lutte orientée contre le pouvoir colonial et ses alliés constitutionalistes, défense des revendications ouvrières et paysannes… rejet de toute attaque contre l’URSS et contre l’un ou l’autre courant, rédaction collective des articles, lesquels ne seront signés qu’en cas de désaccord ».

Chaque semaine La Lutte dénonce les divers scandales qui fleurissent dans la colonie, expose les griefs et les demandes de la population laborieuse, publie des articles de vulgarisation sur des thèmes politiques et culturels. Dans la rubrique « les petits clous », qu’il affectionne particulièrement, Trần Văn Thạch sait faire rire en dénonçant l’hypocrisie des pudibonds et les travers de la société coloniale. La lecture de la sélection d’articles, qui constitue les deux tiers du livre, est une plongée dans l’Indochine d’alors : paysans expropriés, mandarins et notables prévaricateurs, grèves ouvrières…  Surtout, le journal possède un réseau de correspondants dans tous les secteurs sociaux qui lui adresse nombre d’informations. Beaucoup de rédacteurs issus de la campagne peuvent aussi compter sur des réseaux familiaux autant pour recueillir des informations que pour diffuser le journal. Trần Văn Thạch devient aussi secrétaire de l’AJAC la dynamique Association des Journalistes Annamites de Cochinchine.

Les élus ouvriers à la première séance du conseil municipal de Saigon mai 1935
De gauche à droite : Tran Van Thach, Nguyen Van Tao, Ta Thu Thau 1935

Dans un rapport, le gouverneur de Cochinchine note, que le journal, malgré un faible tirage (1500 exemplaires) « circule de mains en mains, traduit au besoin, commenté en petits groupes…/… représente ainsi le cahier de revendications de tous les mécontentements… ». Il ne croit pas si bien dire, car La Lutte va jouer rôle de premier plan dans la constitution du Congrès indochinois. La victoire du Front Populaire en France en mars 1936 redonne à beaucoup l’espoir de réelles réformes dans les colonies. A l’initiative du journal, Nguyễn An Ninh signe le 29 juillet 1936 un appel « aux hommes de toutes tendances pour la convocation d’un Congrès indochinois en vue d’élaborer un cahier de vœux à présenter au gouvernement métropolitain ». Très vite, beaucoup de comités d’action de travailleurs se constituent, plus de 600 en deux mois en Cochinchine selon les rapports de la Sûreté. Et l’enthousiasme gagne aussi les protectorats du Tonkin et d’Annam. Même le parti constitutionnaliste de Bùi Quang Chiêu, qui représente les classes aisées vietnamiennes, adhère au principe du Congrès. Thạch, par sa femme, est apparenté à Chiêu sans que cela n’influe sur les convictions de l’un ou de l’autre. L’enthousiasme est tel, que les autorités coloniales, inquiètes, font pression sur le ministre des colonies Marius Moutet, qui, le 9 septembre, interdit le Congrès Indochinois. Si les comités d’action sont dissous, ils continuent souvent leurs activités de manière clandestine. Des grèves éclatent. Accusée « d’exciter les foules » la direction de La Lutte est emprisonnée. Après plusieurs semaines de détention, les trois détenus entament une grève de la faim, et au onzième jour ils sont libérés. Leur prestige est alors immense. Un rapport de police affirme alors : « Disons tout de suite que ce sont les éléments trotskystes qui, en réalité, dirigent l’action parce qu’ils dominent nettement leurs compagnons [les staliniens] par leur dynamisme et l’intelligence de leur action ».

L’année 1937, comme les derniers mois de l’année précédente, est marquée par une série de grèves ouvrières, de manifestations ou révoltes de paysannes, le mouvement revendicatif atteint même les fonctionnaires. C’est un peu, en différé, le Juin 1936 qu’a connu la France l’année précédente. A nouveau les principaux responsables de La Lutte, de quelques tendances qu’ils soient, se retrouvent sous des prétextes divers, derrière les barreaux. C’est au milieu de ce moment intense de la lutte des classes que se produit la rupture du Front Unique que constitue La Lutte. Par ailleurs, le soutien au Front Populaire en France devient problématique. Si les mesures d’amnistie des prisonniers politiques et la promulgation du décret Blum-Moutet qui, en 127 articles, a, pour la première fois, réglementé le « travail libre » en Indochine ont été salués comme un énorme progrès, l’acharnement judiciaire contre toute contestation indique que rien ne change dans l’ordre colonial.

La rupture

Les dirigeants du Parti Communiste Indochinois, après plusieurs incitations et mises en demeure, venues de l’extérieur, mettent fin à cette expérience unique. Les procès de Moscou avec ses invraisemblables accusations sont passés par là. Si les Trotskystes sont des « saboteurs » et les « frères jumeaux du fascisme » en Union Soviétique, il ne saurait en être autrement en Indochine ou ailleurs. A partir de juin 1937, La Lutte est officiellement l’organe du groupe trotskyste de Saigon. Tạ Thu Thâu étant en prison (du 2 juillet 1937 au 2 mars 1939) Thạch prend en charge ses éditoriaux. Malgré la scission et la campagne de calomnies des staliniens à son encontre, La Lutte consolide son influence. Les rédacteurs à partir d’octobre 1938 publient une édition en quốc ngữ la langue vietnamienne sous le titre Tranh Đấu (3).

En avril 1939 surviennent les élections au conseil colonial. Celui-ci est composé de 30 conseillers 15 sièges sont dévolus aux « annamites », même si cette instance a des pouvoirs limités, elle constitue une tribune publique pour diffuser des idées. Trois listes « indigènes » se présentent au scrutin. Or cette élection survient au moment où se met en place diverses mesures pour la guerre qui s’annonce. Un emprunt pour la défense nationale, l’augmentation des impôts et la création de taxes d’armement, l’embrigadement de tirailleurs supplémentaires ainsi que le projet d’envoyer des milliers de travailleurs en métropole pour l’effort de guerre (4).

Siège du journal La Lutte 1935

Le parti constitutionnaliste, sans surprise, défend la « défense de l’Indochine » (française). Sous la bannière du Front démocratique les partisans du PCI, auxquels s’est joint Nguyên An Ninh, optent aussi, au nom du danger japonais, pour la défense de l’Indochine. A contrario, les candidats de La Lutte axent leur campagne contre le budget de défense arguant que les colonisés n’ont pas à payer l’effort de guerre de leurs oppresseurs coloniaux. Sous le mot d’ordre « Front ouvrier et paysan », ils dénoncent l’effort de guerre et préconisent une assemblée constituante indochinoise élue au suffrage universel et un programme de mesure démocratique. Leurs meetings sont interdits. Le résultat est sans équivoque, ils remportent 80 % des voix exprimés dans le collège indigène. Le Front Démocratique est bon dernier derrière les constitutionnalistes.

Quelques semaines plus tard, la seconde guerre mondiale éclate. Auparavant la signature du pacte de non-agression entre l’Allemagne et l’URSS avait permis au gouvernement français d’interdire et de dissoudre toute organisation communiste. Ce décret-loi appliqué en Indochine envoya près de 2000 personnes en prison sans faire de distinction entre les partisans de la 3e ou 4e Internationale. Condamné à quatre ans de prison Trần Văn Thạch part pour le bagne de Poulo Condor sur le même bateau que ses amis et ses adversaires. Le régime carcéral du bagne est connu pour être extrêmement dur et inhumain, les Vietnamiens s’y réfèrent comme étant « l’enfer sur terre ». Cellules surpeuplées, manque d’hygiène, sévices corporels, nourriture insuffisante et de mauvaise qualité, se conjuguent pour affaiblir les organismes. Dans ces conditions de sous-alimentation, une épidémie de dysenterie provoque la mort de 3000 personnes entre le milieu de 1941 et fin 1943, parmi eux, Nguyên An Ninh, qui expire le 8 août 1943 dans les émanations putrides des tinettes débordantes d’une cellule où s’entassent 70 corps moribonds. Bien d’autres compagnons de Thạch resteront dans le cimetière du bagne. Selon Hồ Hữu Tường, qui fut un des principaux responsables des partisans de la 4e Internationale, Trần Văn Thạch est le porte-parole des prisonniers de sa cellule. Pour éviter une punition collective, il se dénonce à la place d’un détenu. Il reçoit alors une centaine de coups de matraque. A sa libération il est assigné à résidence dans la « capitale de l’Ouest » Can Tho, où végètent d’autres camarades.

Le 9 mars 1945, les militaires japonais qui, depuis 1940 peuvent stationner selon leur gré en Indochine, lancent l’opération Meigo, en une nuit, ils mettent fin à 80 années de présence française. Officiellement, ils remettent l’indépendance du Viêt Nam (sauf la Cochinchine) à l’empereur Bảo Đại qui nomme alors un gouvernement composé de nationalistes modérés. Sans grands moyens, confronté à une famine terrible au Tonkin et à la désorganisation, le gouvernement Trần Trọng Kim disparaît quasiment lorsque le Japon annonce, le 15 août, qu’il va capituler.  Débute alors la Révolution d’Août, dans tout le pays, l’effervescence est à son comble. L’administration française mise hors-jeu et l’armée japonaise l’arme au pied, la concrétisation de l’indépendance semble à portée de main.

A Hanoi, le Viêt-Minh s’empare du pouvoir laissé vacant.  A Saigon, la répression a affaibli le PCI à la suite de l’insurrection aventuriste de novembre 1940 et ce sont les groupes nationalistes et les sectes politico-religieuses qui constituent, le 14 août, un Front national unifié. Des comités du peuple locaux se créent, l’agitation sociale se conjugue à la lutte indépendantiste. Des propriétés agricoles et des plantations sont occupées ainsi que des mines de charbon dans le Tonkin. Les revendications sociales des dernières décennies, elles aussi, semblent à portée de main. Il est dès lors possibles pensent les révolutionnaires de conjuguer ces deux phénomènes et grâce à la constitution d’organismes démocratiques comme les comités populaires d’organiser un pouvoir populaire représentatif et pluraliste.

Dans les troubles de l’automne 1945

Cette période complexe, mais fondamentale, est très bien expliquée dans l’ouvrage. Dès le 14 août est créé un Front National Unifié (FNU) qui regroupe les organisations nationalistes et les groupes politico-religieux. Les premières mesures sont l’abolition de l’impôt personnel exécré de tous et la libération des prisonniers politiques. Le 21 août, une immense manifestation réunit 200 000 personnes. Le Viêt-Minh, avec son chef local, Trần Văn Giàu, fait son apparition mais il est très minoritaire. Le groupe La Lutte propose au Viêt-Minh  de rejoindre le FNU. Prétextant que le Viêt-Minh est reconnu par les Alliés, Trần Văn Giàu propose le contraire. Les Jeunesses d’Avant-Garde (JAG), une puissante organisation issue du scoutisme mis en place par Vichy, grâce à un accord avec les Japonais, s’empare d’un imposant armement et devient ainsi une organisation paramilitaire importante. Plusieurs membres des JAG, dont son responsable Phạm Ngọc Thạch, sont membres du PCI. Ils annoncent leur ralliement au Viêt-Minh le 23 août, le lendemain le FNU annonce sa collaboration avec le Viêt-Minh. Le soir même, ce dernier et ses alliés s’emparent du pouvoir dans le Sud grâce à la passivité des Japonais qui toutefois conservent certains endroits stratégiques. Le 25 août, une immense manifestation réunit un demi-million de personnes venues de tout le Sud à Saigon. Un gouvernement auto-proclamé se présente à la population il n’est composé que de membres ou sympathisants du PCI.  Beaucoup se sentent trahis.

Le groupe La Lutte désire consolider un front commun mais il apparaît très vite que le PCI désire décider seul de la direction du mouvement. Lors d’une conférence publique le 30 août, Trần Văn Thạch est clairement menacé par Trần Văn Giàu. Les divergences portent aussi sur l’appréciation des luttes sociales en cours. Les occupations des plantations et des terres appartenant soit à des colons, soit à des grands propriétaires terriens indochinois sont dénoncées par le PCI comme des « provocations ». Autre divergence, l’attitude vis-à-vis d’un éventuel débarquement des « Alliés ». Lors d’une grande manifestation le 2 septembre pour fêter l’indépendance du Viêt Nam, à coté de banderole proclamant « A bas le colonialisme » d’autres annonçaient en anglais « Bienvenue aux alliés ». Pour beaucoup de partis politiques et les groupes politico-religieux, des troupes étrangères, même « alliées », n’ont rien à faire dans un Viêt Nam indépendant. Le PCI pense, qu’en étant partie prenante de la grande union sacrée, ces troupes lui permettront de consolider son pouvoir tout en lui conférant le prestige des vainqueurs qui ont terrassé le fascisme japonais. Pour donner des gages de respectabilité aux Alliés, le comité provisoire fait libérer les Français emprisonnés malgré l’indignation de la population. De fait, il est de plus en plus contesté par l’ensemble des autres partis politiques.

A côté du groupe La Lutte, une autre organisation trotskyste, la Ligue Communiste Internationaliste avait réussi à organiser dans les centres ouvriers des comités du peuple et avançaient des mots d’ordre appelant à « l’indépendance totale », à la révolution sociale et à « l’armement du peuple pour combattre les impérialismes ». Le 14 septembre la direction de la LCI et les délégués des comités furent arrêtés par les groupes armés du comité provisoire. « Bien que les trotskystes aient été plus nombreux et mieux armés que les miliciens communistes, ils acceptèrent de se rendre pour éviter une lutte fratricide ». La plupart seront assassinés par les séides du PCI les jours suivants. L’avant-veille, le 12 septembre, les forces alliées britanniques du général Gracey avaient débarqué sereinement et commençaient à restaurer l’ordre colonial français avec le concours de l’armée japonaise. Puis Gracey libéra et réarma les soldats français internés depuis le mois de mars. On peut dire que la guerre d’Indochine commence à ce moment. Trần Văn Giàu appela alors, un peu tard, à la résistance (6).

La volonté d’hégémonie du PCI à travers le Viêt-Minh ne pouvait masquer la réalité d’une résistance anti-colonialiste hétérogène constituée de nationalistes, de groupes religieux Hòa Hảo et Caodaïste, et de communistes antistaliniens. Les manœuvres pour confisquer le pouvoir avaient conduit les composantes de celle-ci à une certaine autonomie qui s’avéra catastrophique alors que la reconquête coloniale exigeait justement une coordination logistique et militaire. Début octobre, à l’initiative des Français, Trần Văn Giàu accepta une trêve de 10 jours qui permirent à ceux-ci de renforcer leurs positions. Il devint clair que les Alliés britanniques et américains n’avaient pour objectif que la restauration de l’ordre colonial et qu’ils n’avaient que faire d’alliés de ce type.

Chassés de Saigon, les Vietnamiens combattent dans sa périphérie. Beaucoup de militants de La Lutte ou de la LCI perdront la vie durant ces combats, mais le pire est, qu’à l’issue des affrontements, ils furent désarmés, calomniés comme « traîtres » et fusillés par les staliniens. Trần Văn Thạch et ses camarades furent emprisonnés dans la région de Ben Suc au Nord de Saigon et fusillés le 23 octobre 1945 par leurs geôliers. Ces assassinats se perpétuèrent les années suivantes et concernèrent d’autres forces politiques, comme les Hòa Hảo.

Ces multiples crimes ont non seulement divisé et affaibli le camp anticolonialiste dans la période tragique de la reconquête, ils ont aussi poussé ultérieurement les éléments les moins conscients des enjeux politiques en cours dans les bras de l’armée française.

Comme le note l’auteure : « La révolution du mois d’août est souvent évoquée comme un moment glorieux dans l’histoire de la résistance de la Cochinchine. Pourtant elle se solda par un grand deuil pour le peuple : toute une génération d’intellectuels, de personnalités progressistes et de patriotes, parfois fauchés en pleine force de l’âge et à un moment où le pays avait tant besoin de ces hommes et de ces femmes pour se relever et construire l’avenir ».

Notes :

1/ Le parti Annamite de l’Indépendance fut créé le 14 juin 1926 par l’ingénieur chimiste Nguyễn Thế Truyền. Celui-ci avait fait partie de la commission coloniale du Parti Communiste (sfic) il avait été actif au sein l’Union Inter coloniale et du journal Le Paria. Durant l’année 1927, le PAI organise un certain nombre de meetings dans plusieurs villes de France pour dénoncer la terreur coloniale avec la collaboration des communistes. A partir du 6e congrès de l’Internationale communiste une ligne sectaire dite « de la 3e période » désigne le PAI comme le « parti de la soit-disant indépendance ». Quand le PAI est dissout en 1929, à la suite d’une rixe avec l’extrême-droite, le P. C. ne le défend pas. Certains membres du PAI se tournent alors vers l’opposition de gauche naissante. Le trotskysme vietnamien est né.

2/ En 1925 André Malraux et Paul Monin avaient créé le journal L’Indochine pour dénoncer le pouvoir colonial corrompu, puis L’Indochine enchaînée qui cessa de paraître l’année suivante.  Une étude plus complète sur le sujet a été menée par  Philippe M. F. Peycam The Birth of Vietnamese Political Journalism: Saigon 1916–1930, New York, Columbia University Press, 2012

Sur les conseils judicieux de Cao Vy Doctorant au CNRS et à l’Institut de recherches asiatiques à l’Université d’Aix – Marseille il convient de signaler la présence du quotidien saïgonnais, écrit en quốc ngữ, Thần Chung (qui réunissait beaucoup de plumes anticoloniales à la fin des années 20 et début des années 30). Phan Văn Hùm, qui sera un des leaders trotskystes de premier plan, y avait notamment relaté les nouvelles de Nguyễn An Ninh et de sa famille (lorsque celui-ci fut emprisonné, suite aux investigations sur l’affaire du « Hội kín »).


Les premiers feuillets du Ngồi tù khám lớn (témoignage de la prison de Saigon) qu’il écrivit plus tard y furent également publiés, avant d’être sévèrement censurés. Thần Chung, au même titre que La Cloche Fêlée, a joué un rôle important dans les luttes anticoloniales et précédaient la création de La Lutte.

3/ Un décret du 30 août 1938 accordait à la presse en quốc ngữ le droit de paraître sans autorisation préalable. Tranh Đấu signifie La Lutte

4/ Voir le site www.travailleurs-indochinois.org qui constitue une mine de renseignements inestimable sur le sujet.

5/ Il existe différentes versions invérifiables de ce retour. Pour certains il serait allé à Hanoi et au-delà, aurait tenu des réunions avec des mineurs de Cẩm Phả, Hòn Gay. Selon le témoignage de l’historien Dao Hung (1931-2013) Tạ Thu Thâu sur le chemin de Hanoi s’était arrêté à Hué chez son père le professeur, lexicographe et auteur prolifique, Dao Duy Anh. A l’annonce de la reddition japonaise et sur les conseils du professeur, Tạ Thu Thâu retourna à Saigon. Quoiqu’il en soit, arrêté à la gare de Quang Ngai par le Viêt-Minh, condamné à être fusillé selon des ordres venus de Saigon, par deux fois le peloton d’exécution refuse de tirer, suite à ses harangues. Il meurt poignardé par un adolescent fanatisé, alors qu’il retourne dans sa cellule. Inprecor n° 397 décembre 1995

6/ Logiquement on pourrait dater le début de la guerre d’Indochine à partir de cette date du 23 septembre 1945. Or l’historiographie vietnamienne et française, dans une belle unanimité, s’accorde à ne la concevoir qu’à partir du 19 décembre 1946. C’est à dire, à partir du moment où Hô Chi Minh lance l’appel à l’insurrection : « Que chacun combatte le colonialisme ». Comment appeler, alors, cette période de septembre 1945 à décembre 1946 ?

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Autodidacte au parcours atypique, Dominique Foulon est l'auteur de nombreux articles sur l’Irlande du Nord et le Viêt Nam et continue ses recherches sur ces sujets. Il a été le directeur de publication du trimestriel Carnets du Viêt Nam de 2003 à 2014.

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