Du 6 octobre au 5 novembre 2022, le peintre Trần Trọng Vũ présente l’exposition Tôi & Moi à la galerie A2Z à Paris. La première partie, au rez-de-chaussée, rassemble des œuvres réalisées dans les années 1990 et 2000, qui sont des détournements symboliques de la propagande visuelle vietnamienne. A l’étage, des œuvres plus récentes, grandes toiles narratives, interrogent sur l’identité et l’exil. Visite de l’exposition par Louis Raymond.
La propagande visuelle vietnamienne a ses couleurs, sa charte graphique. Les rouges sont pleins et vifs, conquérants. Les slogans sont rédigés en lettres d’or, comme l’étoile du drapeau national. Les autres couleurs semblent toutes non pas ternes, mais en retrait. C’est une loi de l’histoire, dans ce pays : les bleus et les jaunes s’effacent devant les rouges, y compris en matière vexillologique. Quant aux visages, sur les panneaux et les affiches que l’on croise au détour des rues, ils se ressemblent tous. Le menton haut, ils fixent l’horizon, où se situe la promesse du socialisme.
Trân Trong Vu est un peintre né à Hanoï en 1964. Il est le plus jeune fils du poète Trần Dần, qui fut l’une des victimes expiatoires, avec le philosophe Trần Đức Thảo, le poète Lê Đạt ou l’avocat Nguyễn Mạnh Tường, de l’affaire dite Nhân Văn – Giai Phẩm (Humanisme & Belles Œuvres), du nom de deux revues dans lesquelles des intellectuels exprimèrent des doléances quant à la forme que prenait le socialisme vietnamien après Điện Biên Phủ et la réforme agraire. C’était en 1956. A Budapest, les Hongrois s’étaient soulevés. En Chine, Mao laissait croire qu’il était disposé à laisser s’épanouir cent fleurs. Au Viêt Nam, d’aucuns ont cru que les choses pouvaient avoir un visage un peu plus humain. Puis, à Budapest, à Pékin et à Hanoï, la répression, l’écrasement. Le père de Trần Trọng Vũ est emprisonné, déclassé, subit l’excommunication. Le visage humain n’est plus ; il ne reste plus qu’un personnage au sourire figé et à l’émotion factice.
L’émotion et son usage
C’est dans l’ombre de cette histoire-là que Trần Trọng Vũ a grandi, avant de partir pour la France en 1989. Le texte de l’historienne d’art Nora Taylor qui accompagne l’exposition renseigne le spectateur sur les conditions de cette migration : le jeune peintre âgé de 25 ans, après être passé par Moscou et Prague, arrive à Paris avec pour seul bagage une valise vide de vêtements, mais remplie d’une lourde charge émotionnelle. Cette valise figure d’ailleurs parmi les œuvres exposées : elle gît au sol, pleine de lettres, sous le regard de ces créatures de propagande qui hantent son propriétaire. Le 17 janvier 1997, le poète Trần Dần meurt à Hanoï. La France est un refuge, mais le Viêt Nam retient toujours le fils peintre par le bras, ne veut pas le laisser s’échapper. En exil passent les années 1990, puis les années 2000. Ce pays à 12 000 kilomètres, celui des lendemains de guerre miséreux, des fœtus donnés à manger aux cochons et des discours absurdes prononcés sur les estrades, il lui faut régler ses comptes avec lui.
La première partie de l’exposition, au rez-de-chaussée de la galerie A2Z, présente des œuvres qui sont des détournements symboliques des codes de la propagande visuelle et du discours politique au Viêt Nam. Sur un fond bleu et rouge qui rappelle le drapeau du Front national de libération du Sud-Viêt Nam, un homme crie, ou bâille – le spectateur a du mal à trancher. Il faut dire que ce que ressent cet homme-là doit osciller entre la révolte et l’ennui : il est condamné à tout aimer, des culottes à l’art conceptuel, de la télé à la fellation. C’est en tout cas ce qu’indiquent les phrases rédigées dans une écriture ronde, presque enfantine, tout autour de lui. Ne pas avoir le droit d’exprimer son goût et son jugement mais devoir acquiescer à l’infini, est-ce une tragédie ou bien une farce dont on se lasse bien vite ?
Un autre tableau montre un personnage en train de s’étirer dans le peu d’espace dont il dispose : sur une étoile aplatie, au milieu d’un océan de rouge. Il se demande « Me suis-je trompé de planète ? ». Ce tableau m’en a rappelé un autre, du peintre Nguyễn Mạnh Hùng, intitulé « It’s safe here », où l’on voit un petit vieillard et son brassard rouge, avec une table et une chaise de plastique caractéristiques des trottoirs vietnamiens, au milieu des nuages. Nora Taylor a intitulé son texte en référence à René Magritte, Ceci n’est pas le Vietnam. Une interrogation subsiste néanmoins. Pourquoi les peintres vietnamiens qui souhaitent s’emparer du sujet des faux-semblants politiques de leur pays semblent-ils aller instinctivement vers cette approche irréelle du réel, qui n’est cependant pas « surréaliste » dans le sens où il est question d’un monde qui existe bel et bien ? Est-ce parce que le réel est si absurde et si difficile à saisir qu’il faut passer par l’imagination et l’invraisemblable pour pouvoir le toucher du doigt ?
La réinvention de soi
La montée à l’étage est accompagnée par des cafards, qui grimpent le long d’une installation bleue adossée à la rambarde. Puis, voici une autre salle, avec cette fois des toiles récentes, peintes pour la plupart en 2021 ou 2022. Elles sont narratives, et leur titre n’est plus sarcastique. Au contraire, ils encouragent le spectateur à laisser libre cours à son imagination dans l’interprétation. « Blessure » représente des voyageurs tirant leur valise dans une fosse, qui pourrait soit avoir été creusée par l’éclat d’une bombe, soit par le travail de terrassement de dissidents politiques. « Fenêtre » montre un trou dans le sol de ce qu’on imagine être une église, à travers duquel on aperçoit le ciel traversé par un avion. « Embrasse ce monde, pardonne lui » est peut-être le plus émouvant de tous : dans une rue indubitablement française, toute une galerie de personnages et de motifs que l’on retrouve souvent dans l’œuvre de Trần Trọng Vũ – femmes en áo dài à fleurs, photographes, soldats, cafards et manifestants tenant leur banderole tel un bouclier – composent une scène difficile à appréhender, entre guerre et tourisme, qui suggère la complexité de la conscience d’un artiste pris entre deux mondes, deux continents, deux pays.
Le titre de l’exposition « Tôi & Moi », était déjà un indice : Trần Trọng Vũ n’est plus le même homme que celui qu’il était en quittant le Vietnam à l’âge de 25 ans, en 1989. Ce n’est pas qu’il s’est francisé, ni qu’il a renié quelque chose. Non. Il a simplement fait un geste rimbaldien, qui relève du souffle de la vie : il s’est inventé et réinventé au fur et à mesure de sa vie en France. Tôi (je, en vietnamien) est devenu un autre. Les toiles du deuxième étage racontent cette histoire, celle d’un homme loin de son pays natal qui cherche à appréhender l’évolution de sa propre identité. C’est peut-être en ce sens qu’il faut interpréter l’évolution de son œuvre, dont le sujet n’est plus seulement politique : le récit que l’on esquisse dans l’interprétation des images nourrit le « moi ».
C’est donc une exposition très réussie que cette première de Trần Trọng Vũ à la galerie A2Z. Il faut aussi noter le travail de commissariat de Lê Thiên Bảo, ancienne curatrice au centre d’art contemporain The Factory à Ho Chi Minh-Ville, dont l’installation à Paris est une promesse : celle que la formidable fièvre de création qui a eu cours dans les dix ou quinze dernières années entre Hanoï et Saïgon ne passe plus inaperçue du public français.
Exposition Tôi & Moi du 6 octobre au 5 novembre 2022. A2Z Art Gallery, 24 rue de l’Echaudé, 75006 Paris.
[…] http://lescahiersdunem.fr/tran-trong-vu-toi-est-un-autre/ […]