Comment la stèle d’un “héros de la résistance” contre le régime de Hanoi, Trần Văn Bá, s’est retrouvée à Liège, dans le fin fond de la Wallonie? A travers le souvenir cultivé autour de cette figure importante de l’opposition anti communiste à l’étranger, Ann-Sophie Schoepfel explore les ramifications mémorielles qui façonnent la diaspora des Boat People.

Lors d’une promenade printanière dans l’un des parcs verdoyants de la ville belge de Liège, j’ai la surprise de découvrir une stèle sur laquelle est inscrit un curieux nom vietnamien : Trần Văn Bá. Sur la plaque en sa mémoire, il est indiqué que l’homme serait un « héros de la Résistance Vietnamienne », exécuté par le régime de Hanoï. Cette stèle m’apparaît comme l’incarnation parfaite de l’esthétique de l’omission de la Guerre froide. Elle pique ma curiosité. Liège, située dans la vallée de la Meuse, est connue traditionnellement comme l’ancienne colonne vertébrale industrielle de la Wallonie. Pourquoi une stèle à la mémoire de Trần Văn Bá s’est retrouvée dans une ville du fin fond de la Belgique ? Alors que j’avais prévu initialement en ce jour-là de découvrir le patrimoine industriel de Liège et de visiter la Maison de la Métallurgie et de l’Industrie, je décide de retourner à mon hôtel pour en savoir plus sur Trần Văn Bá, « héros de la Résistance Vietnamienne ».

Sur le chemin du retour à mon hôtel, je me rappelle du nom de Trần Văn Bá comme d’un léger murmure sortant du chaos des archives coloniales françaises d’Aix-en-Provence. Dans ma petite chambre d’hôtel dont l’atmosphère psychédélique me rappelle celle d’une auberge de jeunesse des années 1970, j’allume mon ordinateur. Je me sens comme l’inspecteur Derrick sur le point de résoudre un mystère. Qui est Trần Văn Bá ? Qui a construit cette stèle ? Ici, Google joue le rôle du sergent-détective Harry Klein, mon fidèle assistant.

Trần Văn Bá , Crédits indomemoires.hypotheses.org

L’histoire de Trần Văn Bá est liée à la guerre froide, ce dernier a été récompensé par la médaille Reagan pour la Liberté. Mes premières recherches révèlent que, pour de nombreux Vietnamiens en exil, il représente un martyr de la lutte contre le communisme. Le 8 janvier 1985, une dizaine d’années après la fin de la guerre américaine au Vietnam, Trần Văn Bá (1945-1985) est exécuté pour haute trahison à Thủ Đức, qui est aujourd’hui un arrondissement de Ho Chi Minh-ville. Son « crime » est d’avoir souhaité renverser le régime de Hanoi et participé à un mouvement de résistance armé sur le sol vietnamien. La mort de Trần Văn Bá est une fin ignominieuse pour un personnage dont la vie est à la croisée des violents bouleversements de l’histoire du Vietnam au XXe siècle.

Il existe ici – dans la vie et la mort – une étrange symétrie. En 1966, le Viet Cong assassine au Sud-Vietnam le père de Bá, lui-même une personnalité politique de premier plan. Deux décennies plus tôt, en 1945, le Viet Minh abat son oncle, le fondateur du parti constitutionnaliste vietnamien. Ces symétries mettent un terme aux possibilités d’une troisième voie dans un Vietnam tiraillé entre nationalisme, communisme et capitalisme.

Pour le Nord-Vietnam, la chute de Saigon en avril 1975 représente le point culminant d’une guerre de libération nationale de dix ans contre l’impérialisme américain. Pour Trần Văn Bá, ce n’est que le début d’une nouvelle lutte, qui se termine à Thủ Đức. Au fil de trois générations et de l’expérience vécue par Trần Văn Bá, une série de connexions – guerre, mémoire et batailles diasporiques pour les symboles de la nation – se déroulent de Saigon à Paris, de Bandung aux Nations unies, de Little Saigon en Californie à Alt-Mariendorf dans le sud de Berlin. Cette série de connexions aboutissent à la création de la stèle de Trần Văn Bá à Liège.

Dans ma petite chambre, je décide d’éteindre mon ordinateur. Je dois comprendre l’origine de ces connexions. Je plonge dans mes pensées. Je repense à mes recherches scientifiques sur l’Indochine coloniale.

L’origine d’une lutte fratricide entre nationalistes vietnamiens

L’origine de ces connexions se situe à la fin de la souveraineté impériale française, lorsqu’un empire tentaculaire, qui domine une grande partie de la masse continentale de l’Asie du Sud-Est et de l’Afrique de l’Ouest, disparaît au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La décolonisation représente ici un point de disjonction dans l’histoire du Vietnam, symbolisé par la mort de l’oncle de Trần Văn Bá, que j’ai eu la chance d’étudier durant mon doctorat, Bùi Quang Chiêu (1973-1945). Bùi Quang Chiêu est un homme politique et un journaliste en Indochine française. En 1917, il crée à Saigon le journal La Tribune Indigène. Il bénéficie alors du soutien du gouverneur général français Albert Sarraut. En effet, Bùi Quang Chiêu prône la modernisation du Vietnam sous la colonisation française. Pourtant, sa position est inacceptable pour le Parti communiste vietnamien. Le Viet Minh le considère comme un collaborateur des colons. Lorsque le Japon dépose les armes à la fin de la Guerre du Pacifique, le Viet Minh l’exécute, ainsi que ses quatre fils et sa fille. La décolonisation sonne le début d’une lutte fratricide entre les différents mouvements nationalistes vietnamiens.

Suite à la disparition de la présence française, dans les années 1950 et 1960, les Vietnamiens de tous bords, de tous milieux s’activent, dans l’ex-Indochine comme à l’étranger dans des comités formés au sein des diasporas. Ils dissèquent, trient et réorganisent les composantes de l’ancienne Indochine française pour en faire ce que nous pouvons considérer comme un « point zéro » de la guerre froide en Asie. Cela est sans nul doute un moment fondateur pour la naissance d’un nouvel ordre post-impérial et international. La fin de la première guerre d’Indochine entre le Viet Minh et la France représente un processus désordonné de redéfinition de frontières. Les populations mobilisées en temps de guerre migrent. Les nouveaux États et sociétés postcoloniaux sont militarisés dans le cadre de la guerre froide.

Les diplomates de la France, du Viet Minh, de l’Etat du Vietnam, du Laos, du Cambodge, de l’Union soviétique, de la Chine, des États-Unis et du Royaume-Uni tentent de parvenir à un accord à Genève d’avril à juillet 1954. Cet accord sépare temporairement le Vietnam en deux zones, une zone nord qui sera gouvernée par le Viet Minh et une zone sud par l’État du Vietnam, alors dirigé par l’ancien empereur Bảo Đại.

Réseau transnational

Les connexions présentées ici à la fin de l’empire colonial français ont un impact mondial. Elles façonnent non seulement les relations internationales pendant la Guerre froide mais jettent également les bases de la création d’un réseau transnational d’exilés à la fin de la guerre américaine de 1975.

C’est à Bandung, en Indonésie, que les divisions entre le Nord et le Sud du Vietnam deviennent flagrantes. La conférence de Bandung, en 1955, demeure dans l’Histoire comme l’acte de naissance du Tiers-monde en tant qu’ensemble distinct. Alors que les empires occidentaux sont en crise, les élites anticoloniales apparaissent à l’épicentre d’une volonté frénétique de refondre les affaires mondiales. Pour le poète martiniquais Aimé Césaire, Bandung signifie « à l’Europe que le temps de l’Empire européen était révolu ». Le sociologue français Raymond Aron se montre bien plus critique : Bandung, bien qu’afro-asiatique, ressemble beaucoup à une conférence d’intellectuels et de diplomates occidentaux. Aron note la même disproportion « entre les prétentions des hommes et l’insignifiance des motions unanimes », et « la même invocation de principes (les droits fondamentaux de l’homme) par ceux qui les méprisent ou les violent. »

Nguyễn Văn Thoại et la délégation de l’Etat du Vietnam à Bandung . Source: Conférence de Bandung. Keystone. 04-1955. A-4954/16.

Ni Césaire ni Aron ne voient dans Bandung la naissance d’une nation divisée, le Vietnam. Pourtant cette réalité est bien palpable. Après neuf ans de guerre, le Nord et le Sud Vietnam ne sont plus réconciliables. Leurs délégations présentes à Bandung refusent de se rencontrer. Le délégué de la République Démocratique du Vietnam, Pham Van Dong, s’adresse à la Conférence en réitérant l’engagement pris lors de la Conférence de Genève de 1954. Le délégué de l’État du Vietnam, Nguyễn Văn Thoại, évoque l’afflux de réfugiés nord-vietnamiens au Sud-Vietnam comme étant le résultat d’un « régime dictatorial ». Les deux délégations vietnamiennes expriment à Bandung des points de vue totalement opposés sur la politique et sur leur vision de la nation.

Après Bandung, le Nord et le Sud-Vietnam deviennent deux pions sur l’échiquier mondial, le nouveau front chaud de la guerre froide après la Corée. Le Nord Vietnam est soutenu par la Chine et l’Union soviétique, le Sud par les États-Unis. Avec la guerre du Viêt Nam de 1955 à 1975, le terme « Viet Nam » devint un élément clé de la contre-culture à l’échelle mondiale. Il façonne les débats sur les questions relatives à la guerre, à la torture, au colonialisme, à la technologie et aux médias.

Durant la guerre, de nouveaux réseaux vietnamiens internationaux se constituent. Des réseaux qui prendront tout leur sens après la chute de Saigon en 1975. Saigon, la capitale du Sud-Vietnam, voit la publication du journal mensuel de la Ligue Asie-Pacifique pour la liberté et la démocratie, The Free Front. Ce journal possède une audience internationale en Australie, au Japon, en Corée du Sud, en France, en Allemagne et aux États-Unis. Depuis son arrivée à Paris en 1966 où il étudie l’économie à l’université Paris-Panthéon-Assas, Trần Văn Bá dirige l’Association Générale des Etudiants Vietnamiens de Paris. Ensemble avec l’UNI, il manifeste pour dénoncer le communisme. Il dispense des conférences devant un auditoire étudiant sur les forces de guérilla au Vietnam. A partir de 1972, sur le campus de Nanterre où il travaille comme chargé de cours, il est perçu comme « facho. »

Dans les villes d’Europe occidentale, la diaspora étudiante vietnamienne se déchire. Une partie d’entre elle – dans laquelle figure Trần Văn Bá, soutient la lutte contre le communisme, alors qu’une autre partie située politiquement à gauche exige la fin immédiate de l’intervention américaine au Sud-Vietnam.

La diaspora se déchire à coups de sabres et de nunchakus

Les Nations unies deviennent le lieu d’un champ de bataille diplomatique entre le Nord et le Sud Vietnam. Les deux États souhaitent obtenir une reconnaissance étatique internationale. En Europe et aux États-Unis, les étudiants vietnamiens font appel aux Nations Unies dans leur lutte contre le communisme. Le sous-secrétaire vietnamien Bùi Diễm tente d’obtenir le soutien des Nations unies contre le Nord-Vietnam. En octobre 1966, il se rend à New York au siège des Nations Unies et rencontre le secrétaire général U Thant. Cependant, ses actions et les manifestations d’étudiants ne sont guère fructueuses. En 1975, dans les derniers moments du conflit, Bùi Diễm, en tant qu’ambassadeur du Sud-Vietnam aux États-Unis, tente d’obtenir une aide militaire de 722 millions de dollars américains pour défendre le Sud-Vietnam contre le Nord sans y parvenir. A Paris, la tension entre les étudiants vietnamiens est à son comble. Des membres du Viêt-Cong poursuivent, sabre à la main, Trần Văn Bá et des étudiants de l’UNI à la cité internationale de Paris. Des étudiants vietnamiens soutenant le Sud Vietnam leur sauvent la vie, en les protégeant avec des nunchakus, des fléaux à deux branches utilisés comme arme de combat en Asie.

Avec la chute de Saigon le 30 avril 1975, l’État du Sud-Vietnam tombe dans l’oubli. Deux années plus tard, le Vietnam communiste réunifié devint un membre officiel de l’ONU et l’ex-ambassadeur Bùi Diễm trouve refuge aux États-Unis et devient professeur d’Université. Pour notre Trần Văn Bá, la chute de Saigon n’est pas acceptable. Il décide de quitter Paris où il a étudié les sciences politiques et s’engage dans une troisième guerre au Vietnam. Son objectif est d’installer un gouvernement anticommuniste.

Les connexions de la nation sud vietnamienne construites durant la guerre froide deviennent apparentes dans nos sociétés contemporaines après la fin de la guerre du Vietnam. La chute de Saigon marque le début de l’exode massif des Boat People vietnamiens. Dans les diasporas du monde entier, des réseaux transnationaux se créent en exil. Elles s’appuient sur les réseaux existants, anticommunistes ou étudiants, en Europe occidentale, aux États-Unis et en Australie, réseaux encore actifs aujourd’hui.

27/04/1975 des étudiants de la République du (Sud) Vietnam manifestent boulevard Gay Lussac en soutien aux soldats de l’Armée de la République du Vietnam, trois jours avant la chute de Saigon . Crédits indomemoires.hypotheses.org

Ces connexions transforment les paysages politiques, sociaux et visuels des villes où les Boat People s’installent en exil. Pour eux, le drapeau national du Sud-Vietnam devient le symbole de la liberté contre le Nord Vietnam. Ce drapeau se compose d’un fond jaune, symbole de l’Empire du Vietnam, et de trois bandes horizontales rouges au milieu, emblématiques du sang commun qui traverse le nord, le centre et le sud du Vietnam. À Alt-Mariendorf, dans le sud de Berlin, Hanovre, Hambourg, Stuttgart, ce drapeau est utilisé lors des rassemblements des communautés vietnamiennes pour appeler à la création d’une démocratie dans un Vietnam unifié. Aux États-Unis, d’anciens soldats et réfugiés de l’ancien régime sud-vietnamien créent le 21 octobre 1990 le Gouvernement national provisoire du Vietnam, dont le siège se trouve dans le comté d’Orange et à Little Saigon. Le gouvernement autoproclamé en exil est officiellement formé le 16 février 1991. Dao Minh Quan est élu président de la « Troisième République du Vietnam. » Lors de la cérémonie d’inauguration à la base d’Adelanto, le représentant du gouvernement exprime l’espoir que le président nouvellement élu travaille en étroite collaboration avec les États-Unis. Malgré ce soutien, pour de nombreux Vietnamiens en exil, Dao Minh Quan n’a aucune légitimité politique.

La construction des lieux de mémoire

En Europe, une partie des diasporas vietnamiennes continuent de se mobiliser et de lutter contre le régime communiste vietnamien. Elle le considère « autoritaire et corrompu. » Elle dénonce les violations des droits de l’homme au Vietnam. Parallèlement à ce combat politique, elle s’engage dans la construction de lieux de mémoire. A Hambourg, Liège et Genève, elles contactent les autorités de la ville pour installer une stèle commémorant les Boat People.

Procès de Trần Văn Bá (deuxième personne à partir de la gauche), Vietnam 1985. Source: https://virtual-saigon.net/

À Paris, la mairie souhaite installer une plaque à la mémoire de Trần Văn Bá dans le 13e arrondissement en 2008. L’ambassade du Vietnam intervient alors auprès des autorités françaises, qui renoncent finalement à ériger la plaque. À Liège, l’installation d’une stèle honorant Trần Văn Bá est inaugurée le 30 juin 2006. Des journaux locaux et nationaux belges tels que Le Soir, La Libre Belgique et La Meuse publient des articles sur Trần Văn Bá ainsi que sur les Boat People. Chaque année, le 8 janvier, la communauté vietnamienne à Liège rend hommage à Trần Văn Bá, un « martyr du communisme. » La mémoire de Trần Văn Bá continue d’être très vivante. De Paris à Westminster en Californie, tribunes, journées commémoratives et articles honorent le souvenir de Trần Văn Bá pour sa lutte de résistance anticommuniste. Au Vietnam, le gouvernement considère ces manifestations commémoratives dans la diaspora comme problématiques. Il inscrit le Gouvernement national provisoire du Vietnam sur la liste des organisations terroristes et condamne les efforts d’une partie des diasporas vietnamiennes pour renverser le régime actuel.

Il est dit que la guerre froide s’achève avec la chute du mur de Berlin. Pourtant, elle s’est poursuivie dans le silence des rues et des places de Liège, Berlin, Paris, Orange County et Little Saigon. Dans ma petite chambre à Liège, je réfléchis à mes propres recherches. Je ne regrette pas de ne pas avoir visité la Maison de la métallurgie et de l’industrie à Liège. Je reste étonnée et fascinée de cette série de connexions qui a mené à l’édification d’une statue dans une ville belge, et de la manière dont la complexité de celles-ci, avec leurs ramifications mondiales, transforme nos sociétés.

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Ann-Sophie Schoepfel est historienne du droit employée à l’université Louis-et-Maximilien de Munich et enseignante à Sciences Po Paris. Ses travaux ont porté sur le procès de Tokyo, les procès de Saigon contre les criminels de guerre japonais ainsi que sur les diasporas vietnamiennes en Europe. Son nouveau projet de recherche se concentre sur les juristes, écrivains et révolutionnaires vietnamiens qui ont lutté pour réinventer la souveraineté de l’Etat et le droit international en plein cœur de la guerre froide.

2 COMMENTS

  1. Remarquable article. Toutefois une erreur dans la légende de la photo 3 (Tran Van Ba est le deuxième à partir de la GAUCHE)

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