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Femme priant devant l’entrée du temple de Nguyễn Xí

Il y a deux ans presque jour pour jour, nous partions avec un ami depuis la ville de Vinh, dans le centre-nord du Vietnam, à la recherche du Đền Cuông : le temple où avait péri, selon la légende, le roi An Dương Vương au IIème siècle avant notre ère. Je me souviens que c’était un jour de ciel bas et qu’un vent froid rappelait que l’hiver n’était pas tout à fait terminé. J’avais, pendant le mois que je passais dans la province de Nghệ An afin de mener à bien de pénibles recherches d’étudiant, presque toujours sur moi une vieille monographie de la région : Le vieux An-Tinh, de Hippolyte le Breton. L’auteur – un Normand – avait été directeur du collège de Vinh pendant les années 1920. Il avait compilé l’essentiel des recherches de terrain menées avec ses élèves dans un numéro de 1936 du Bulletin des Amis du Vieux Huê. L’Ecole française d’Extrême-Orient avait eu la bonne idée, en 2001, de faire rééditer l’ouvrage. Il n’y avait rien de bien aventureux à trouver le temple en question, sauf à conduire une moto entre les camions et les bus, puisqu’il était situé tout bonnement au bord de la route nationale, à 40km au nord de la ville. L’histoire qui va suivre sera, je l’espère, plus intéressante pour le lecteur. Elle démontre la naïveté (volontaire ?) dont peut faire preuve un jeune chercheur en même temps que le rôle du hasard  et de la chance dans le travail de celui-ci.

La nuit était déjà presque intégralement tombée lorsque nous prîmes la route du retour. La poussière, dont nous étions inondés par les camions de marchandises sur la route, nous incita à prendre un chemin plus petit, longeant la mer, puis traversant dans le canton de Nghị Lộc une campagne faite de rizières endiguées et de villages catholiques avec leur lot d’églises vides et en proie au délabrement. Là, l’industrie des hommes commençait à ronger les collines et nous avons roulé sur une portion d’autoroute fantôme qui ne menait nulle part. Nous approchions de Cửa Lò, le petit port à l’embouchure du fleuve Lam. La nuit était complète et nous étions perdus lorsque nous arrivâmes dans un hameau de trois cent âmes tout au plus. De minuscules ruelles formaient un labyrinthe dans lequel nous tournâmes en rond. Les maisons et l’agencement du village ne ressemblaient guère à ce que j’avais l’habitude de voir dans les campagnes vietnamiennes. Tout avec, l’obscurité, paraissait plus grossier et peut-être, plus ancien. Je demandai alors le chemin de Vinh. Deux hommes s’avancèrent vers moi. Ils avaient la peau hâlée, presque noire. Ils titubaient à demi. Je comprends et parle normalement le vietnamien – mais la langue dans laquelle ils me répondirent me sembla ne pas en être. Le seul signe que nous comprîmes véritablement fut un mouvement de bras, qui signifiait à la fois la direction de la ville et que nous avions plutôt intérêt à déguerpir rapidement.

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Bâtiment central du temple de Nguyễn Xí (XVème siècle)

J’ai souvent repensé à cette scène au cours des deux années qui l’ont suivie. Je tombai notamment dans mes recherches sur le nom de Nguyễn Xí (阮熾) [1396-1465]. Nguyễn Xí avait été l’un des principaux lieutenants de Lê Lợi (1385-1433) dans l’insurrection dite du « Lam Sơn » (les montagnes du fleuve Lam) entre 1418 et 1427. Après la perte du royaume vietnamien par la dynastie Hồ en 1407 au profit de la dynastie chinoise Ming, le jeune Lê Lợi prit la tête d’une rébellion armée dont la base arrière se situait dans les montagnes de ce qui est aujourd’hui la province de Nghệ An. À raison de neuf années de guerre, les rebelles vietnamiens furent victorieux. Lê Lợi monta brièvement sur le trône sous le nom de règne de Lê Thái Tổ et Nguyễn Xí, qui lui survécut longtemps, reçut la terre de Cửa Lò en apanage.

Le XVème siècle vietnamien fut un siècle belliqueux. Le royaume vietnamien (Đại Việt) avait débuté depuis le Xème siècle son mouvement de « marche vers le Sud » (Nam Tiến), qui le vit grignoter petit à petit le royaume voisin du Champa, à force de campagnes militaires et par l’épuisement démographique et économique de cette puissance indianisée.  Entre la chute des Hồ et la restauration des Lê en 1427, les expéditions méridionales marquèrent une pause, évidente au vu du contexte. Elles reprirent néanmoins très rapidement de plus belle. C’est à compter d’ici que Nguyễn Xí devient intéressant.

Dans les éléments biographiques que donne Hippolyte le Breton à propos du seigneur de Cửa Lò, j’avais appris que Nguyễn Xí avait participé aux campagnes militaires contre le Champa en l’année 1445 (ất sửu) au cours desquelles avaient été faits de nombreux prisonniers, dont trois chefs, ou généraux, chams : Chế Da, Chế Hiệp et Phùng Phúc Kiều (noms vietnamisés). Le sort de ces trois captifs, ainsi que d’une partie des prisonniers, lui avait été confié. Par édit royal, tous les villages créés à Nghị Lộc et Cửa Lò par le mandarin et son clan étaient exempts d’impôts et de toutes obligations administratives et militaires (corvées, conscription, etc.) [Le Breton, ibid, p.225]. Il faut dire qu’il y avait fort à faire ! La zone était une ancienne lagune dont la mer ne s’était retirée que récemment, laissant une terre sablonneuse et un ouvrage de maîtrise de l’eau immense à l’homme voulant la cultiver. De retour en son fief, plutôt que de les réduire en esclavage, Nguyễn Xí donna aux captifs la possibilité de fonder des villages et aux trois généraux chams de compter parmi les notables.

Qui étaient ces deux hommes que j’avais rencontrés au bord du chemin, un soir d’avril 2014 ? Pouvaient-ils être des Chams, si haut dans le Đại Việt ? La frontière la plus septentrionale ayant jamais existé entre le royaume vietnamien et le Champa avait bien été le fleuve Lam, mais la dynastie Lý l’avait repoussée au sud du Hà Tĩnh, dans le Quảng Bình actuel, dès le XIème siècle. Et quatre siècles supplémentaires l’avaient faite reculer si loin au Sud ! Les descendants des captifs de Nguyễn Xí, ces deux apparitions d’un soir ? Les campagnes vietnamiennes ont si bien conservé tant de particularismes culturels que rien ne me semblait impossible. Ah ! Conjecture hasardeuse mais ô combien séduisante que celle d’une survivance de six siècles. Tout jeune homme que j’étais, à un âge où l’on préfère consciemment les extravagances, j’en faisais ma conclusion provisoire et ne pouvais m’empêcher de me vanter de ma trouvaille, devant un Américain dans un bar de Siem Reap ou un marchant d’art suisse de Saïgon.

Ce n’est que la semaine dernière que j’ai pu retourner sur ces traces pour en avoir le cœur net. Je pris la route de Cửa Lò, où avaient poussé des hôtels de luxe grâce à l’argent de la contrebande, traversai l’embouchure et bientôt arrivai sur ces lais de mer du Nghi Lộc que Nguyễn Xí avait rendus habitables. Rien ou presque n’avait changé, si ce n’est le damage de la terre rouge qui était plus évident. Je retrouvai le village en question et compris bien vite, au grand jour, ma méprise d’il y a deux ans. Le hameau de Lộc Ninh était en fait un hameau vietnamien dont la situation, à flanc de colline, avait perturbé l’agencement des ruelles, les rendant effectivement plus étroites que d’usage… Ce dont j’ai déduit que les deux hommes n’étaient probablement que des ivrognes ou des vagabonds parlant le patois du Nghi Lộc, cette langue qui fait presque abstraction des tons et dont les citadins de tout le pays se moquent volontiers.

Mi-amusé mi-déçu par ma méprise, je ne m’y arrêtai pas et me rendis au temple du clan de Nguyễn Xí, à quelques encablures de là. À l’intérieur, j’engageai la conversation avec un homme d’une soixantaine d’années, qui écrivait des caractères chinois assis à une table à côté de l’autel, dans le bâtiment central. Je l’écoutai le plus poliment possible débiter des détails sur la descendance du clan et la labellisation de patrimoine historique donnée par le ministère de la culture en 1997. Enfin, c’était à mon tour de parler. Le lecteur imagine déjà ma question et mon empressement :

« Où sont les villages des prisonniers chams ? En reste-t-il des traces ?
– Oui, oui, à trois kilomètres de là ! Il reste un temple et des familles. Prenez votre moto, on va vous y emmener ! »

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Porche d’entrée du temple du clan Phùng, et tombe du général Phùng Phúc Kiều

Dans le soir tombant, je suivis donc à moto un homme jusqu’au village de Nghi Thu. Arrivé sur place, on me fit entrer dans la cour ombragée d’une maison. Un homme aux cheveux blancs et un autre, le crâne rasé, l’air méchant lorsqu’il fumait sa pipe à eau, me dévisagèrent jusqu’à ce que les présentations furent faites par mon guide. Ces deux hommes que j’avais devant moi étaient les descendants d’une branche du clan Phùng, du nom du général cham Phùng Phúc Kiều fait prisonnier au XVème siècle et adopté ensuite par Nguyễn Xí. Six siècles plus tard, la famille vivait encore dans le village fondé par les captifs. Dans le village voisin, Nghi Hương, on pouvait paraît-il trouver les descendants du clan Chế. Ils avaient bien sûr été vietnamisés depuis lors – les deux hommes auxquels je faisais face parlaient vietnamiens et avaient tout l’air d’être kinh – mais gardaient une connaissance précise de leur généalogie. À cent mètres, le temple du clan pouvait en attester. Et l’observateur aguerri pourra constater sur les photographies la différence profonde entre ce temple de la famille Phùng et celui du clan de Nguyễn Xí, séparés par trois kilomètres à peine. L’architecture et les deux lions qui gardent l’entrée de ce minuscule temple rappellent étonnamment les civilisations khmère et cham. Bien sûr, il n’y a pas eu « d’îlot » cham à Nghệ An qui aurait survécu à une autarcie culturelle de six siècles, à la manière d’un homme parti se cacher dans la jungle. Mais les traces de ce passé n’en étaient pas moins tangibles, à mon grand étonnement.

Il était tard déjà, et je ne pus rentrer pour examiner le détail du temple. Je repris donc la route en souriant de ma méprise initiale. Puis, je pensais combien l’histoire est matière surprenante, et pleine de présent.

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Le temple du clan Phùng
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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

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