Au sud du Cambodge se tient une montagne qui surplombe les villes de Kampot et de Ream offrant une vue imprenable sur l’île de Phu Quôc : le Bokor. Il y a un siècle, elle fut le théâtre d’un crime colonial français : 881 ouvriers perdirent la vie lors de la construction d’une station climatique vite abandonnée. Aujourd’hui, un conglomérat cambodgien semble pris par la même folie des grandeurs que celle qui saisit le Résident supérieur Baudoin en 1917. Récit d’une visite et reportage, par Louis Raymond.

Je ne sais pas bien ce que j’imaginais de la ville de Kampot, dans le sud du Cambodge, après avoir lu le Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras. La jeune Suzanne s’y débat avec les grosses pattes de M. Jo, riche héritier d’un planteur, sous le regard d’un patron de café au nom corse qui n’étanche sa soif qu’au pastis. De cette micro-société coloniale, j’avais sans doute l’image de quelques bâtiments d’architecture française au bord d’une rivière, où l’on dansait au son du phonographe, loin des indigènes qui ne sont jamais que le décor d’un roman pourtant à la postérité comme étant anticolonialiste. J’avais néanmoins été interpellé par quelque chose : non loin de la « plaine » où se déroule l’action, il y a une « montagne » où Joseph, le frère de Suzanne, va chasser avec les « paysans ». Duras ne la nomme pas, alors même que celle-ci avait été le lieu, précisément dans cette décennie 1920 où se déroule l’action du livre, d’un des plus grands scandales de l’histoire du protectorat français au Cambodge : le Bokor.

Au loin, vue depuis le sommet du Bokor, l’île de Phu Quôc. Crédits Louis Raymond.

Le Bokor est une montagne d’environ 1100 mètres d’altitude qui surplombe la ville de Kampot à l’est, celle de Ream au sud-ouest, et offre, par temps dégagé, une vue imprenable sur l’île vietnamienne de Phu Quôc, que les Cambodgiens continuent d’appeler Koh Tral. En 1917, le Résident supérieur au Cambodge, François Marius Baudoin, décide d’y établir une station climatique, similaire à celles de Da Lat (Centre-Sud du Viêt Nam actuel) et de Sa Pa (Nord du Viêt Nam). Il y fait construire une ébauche de ville, avec une usine électrique, une poste, une chapelle catholique et surtout, un hôtel-casino, inauguré le 14 février 1925. Le projet coûte une fortune, mais il occasionne surtout un crime colonial : d’après le rapport du ministère des colonies, au moins 881 ouvriers indigènes perdirent la vie sur les chantiers de construction. L’affaire entraîne un immense scandale, dont le bruit parvient jusqu’à Paris. Voilà ce que fut le Bokor d’il y a un siècle : un tombeau à l’ombre duquel se tenait la petite concession de la « Mère » de Suzanne et Joseph, dont une mer trop salée et trop impétueuse venait lécher le pied, au grand désespoir des protagonistes.

Étrange fut le destin de cette station au 20ème siècle. Au sommet, le climat est humide et venteux. Il dégoûta vite les Européens qui s’y étaient installés, au point qu’en à peine dix ans, la ville fut quasiment désertée. A la fin des années 1940, les Khmers Issaraks, que Norodom Sihanouk appelait les « Khmers Viêt-Minh », s’en servirent de base arrière. Redevenu militairement maître des lieux, ce même Sihanouk y lança un nouveau projet de construction dans les années 1960. Les bâtiments furent réhabilités et le roi redevenu prince pour mieux régner s’y fit bâtir une résidence. Puis revint la guerre, cette tragique guerre civile qui engloutit le Cambodge à compter de la fin des années 1960. La station ferma en 1970 après le coup d’État de Lon Nol, les Khmers rouges s’en emparèrent en 1972. Lorsque le site redevint accessible à la fin des années 1990, il ne restait que des ruines.

Touristes cambodgiens devant la statue de Lok Yeay Mao. Crédits Louis Raymond.

Une ambiance fantomatique

Au départ de Kampot, le sommet du Bokor n’est qu’à une heure environ, en voiture ou à moto. La route a été refaite de sorte qu’elle ne présente plus aucun danger, à l’exception des petits singes qui se tiennent au milieu de celle-ci, fiers gardiens d’un massif qui fut autrefois sacré. La ferveur n’a d’ailleurs pas tout à fait disparu des lieux : au kilomètre 22, des groupes de Cambodgiens s’inclinent devant une immense statue de Lok Yeay Mao, héroïne mythique de l’histoire cambodgienne, avant de se faire photographier avec la vue plongeante sur Phu Quôc/Koh Tral en arrière-plan. Le Bokor attire les touristes, essentiellement cambodgiens : des groupes de jeunes venus de Phnom Penh pour le week-end, des familles en excursion, ainsi que quelques « routards » occidentaux curieux d’explorer les lieux qui servirent de décor au film City of Ghosts (2002). Car c’est bien la première impression que donne le site, une fois arrivé au sommet : une atmosphère fantomatique, où l’on sent dans sa chair que les vents et les esprits auront toujours ici le dessus sur les hommes.

Le Thansur Sokha Hotel. Crédits Louis Raymond.

Je tombe d’abord nez à nez avec le nouvel hôtel-casino, œuvre, si l’on peut parler ainsi, du groupe Sokha, l’un des conglomérats immobiliers les plus actifs au Cambodge, propriétaire notamment de l’immense hôtel à Phnom Penh où s’est tenu en novembre 2022 le sommet de l’ASEAN en présence du Président des États-Unis. Le Thansur Sokha Hotel du Bokor n’a pas dix ans, mais comme nombre de bâtiments construits trop vite dans cette région du monde, on lui donnerait volontiers le triple de son âge : l’humidité ronge une façade de béton sans fenêtre, peinte couleur jaune urine.

Une rue fantôme derrière le nouvel hôtel-casino. Crédits Louis Raymond.

Derrière, une grande rue mène à une pagode, puis à un immense hangar qui abrite des matériaux de construction. Le long de celle-ci se tiennent des maisons prévues pour accueillir des commerces, avec une longue galerie sous arcades, mais elles sont totalement vides et n’ont pour seuls visiteurs que des chiens errants. Un peu plus loin encore, des barres résidentielles, qui doivent abriter les ouvriers. J’approche de la guérite des gardiens. Ils me font vite comprendre que je ne suis pas le bienvenu. Je décide donc de poursuivre mon chemin, à la recherche des ruines françaises.

Détail de l’intérieur de la chapelle catholique du Bokor. Crédits Louis Raymond.

La chapelle catholique est au bord de la route, en haut d’un escalier de pierre, à moins d’un kilomètre du Thansur Sokha Hotel. A l’intérieur, un autel et des murs pleins de graffitis laissés par des touristes ayant voulu marquer les lieux. Sans pouvoir m’expliquer comment, je sens qu’il y a eu des combats ici. Peut-être entre soldats vietnamiens et guérilleros khmers rouges, dans les années 1980, au cours de ce qu’on appelle la Troisième guerre d’Indochine ? Au-delà des graffitis, il y a des rainures dans la peinture décatie, qui pourraient avoir été creusées par des ongles ou des bouts de bois. Au sol, dans un vase de porcelaine, quelqu’un a laissé des fleurs, à présent fanées. A qui sont destinées ces offrandes ? On oublie souvent que les Khmers rouges regagnèrent du terrain au début des années 1990, une fois les forces vietnamiennes parties. C’est un bataillon de casques bleus français qui libéra le Bokor en 1993, mais en 1994, trois touristes étrangers, dont un Français, furent kidnappés puis exécutés par les Khmers rouges. Tout indique qu’ils furent détenus ici, non dans cette chapelle, mais quelque part sur le plateau au sommet de la montagne.

Le Bokor Palace après sa rénovation. Crédits Louis Raymond.

L’ancien hôtel de 1925, le Bokor Palace, a été rénové voilà quelques années, mais il donne toujours l’impression d’être hanté. Par la fenêtre, on aperçoit une salle à manger où le couvert est mis, mais celle-ci est désespérément vide, aussi bien de personnel que de clients. L’entrée est inaccessible au public : les touristes se contentent d’une photographie sur la terrasse. Autour, d’anciennes maisons françaises ont été ravagées par le temps. Le vent fait claquer les fenêtres, les murs sont noircis de saleté et de départs de feux. En contrebas, autour d’un lac artificiel, quelques bâtiments connaissent une seconde vie, dont l’ancienne mairie de la station d’altitude, mais il reste difficile d’imaginer qu’on ait pu projeter de construire une ville ici.

Touristes sur la terrasse du Bokor Palace. Crédits Louis Raymond.

La folie des grandeurs

Le fondateur du groupe Sokha, Sok Kong, semble néanmoins saisi de la même folie des grandeurs que celle du Résident supérieur Baudoin en 1917. Après avoir quitté la zone de l’ancienne ville française, je parcours le plateau de long en large et tombe sur des lotissements en construction, des immenses étendues récemment déforestées et de larges routes sur lesquelles je suis le seul à rouler. Le groupe Sokha, m’avait-on dit à Phnom Penh, a pour projet d’y faire sortir de terre une ville de 200 000 habitants. Sok Kong, né en 1948, est le roi de l’industrie du tourisme au Cambodge et a la réputation, largement justifiée, d’avoir peu d’égard pour les questions environnementales. Il est également un allié de poids du Premier ministre Hun Sen, et ce de longue date : en 1997, il avait en quelques sortes permis le coup d’État de ce dernier, en fournissant de l’essence au Parti du Peuple Cambodgien, garantissant donc la logistique des événements ayant mené à l’éviction de Norodom Ranarariddh. Le patron de Sokha prend très au sérieux le projet du Bokor, au point qu’il envisagerait de vendre son hôtel à Phnom Penh sur la presqu’île de Chrouy Changvar pour financer la construction d’une route d’accès au sommet de la montagne par l’autre flanc, faisant ainsi la liaison avec l’axe qui relie la capitale à Sihanoukville. L’ambition est donc pharaonique et, curieux, je décide d’essayer d’en savoir plus, en m’arrêtant dans le bâtiment qui sert à la fois de café, de maison témoin et de lieu de rendez-vous pour les futurs investisseurs.

Une autoroute fantôme, quelque part sur le plateau. Crédits Louis Raymond.

Le sol est marbré, l’intérieur propret. Je m’installe et commande un café. En attendant qu’il me soit servi, je jette un œil aux maquettes des futures villas, et photographie le plus discrètement possible la projection générale de la ville, criante de démesure. Hélas, je n’ai pas été assez discret et on m’a vu sortir mon téléphone. Un homme, qui était à la table voisine de la mienne en train de converser avec deux autres, m’accoste en anglais : « Alors, vous êtes touriste ? D’où venez-vous ? » Je réponds oui à la première question, par précaution. Parfois, il vaut mieux ne pas se vanter d’être journaliste. Mais il n’est pas menaçant, au contraire. Il a plutôt l’air de vouloir montrer à ses deux interlocuteurs combien il parle bien anglais.

Projection générale de la future ville. Crédits Louis Raymond.

Il s’agit d’un des commerciaux employés par Sokha Group. Il a interrompu son rendez-vous professionnel pour me porter une attention que je ne désirais pas spécialement. De manière ingénue, je l’interroge alors sur les constructions en cours : « Tout ça a pris du retard avec la pandémie, mais les premiers lotissements seront livrés dans six mois, en mai 2023. Vous pouvez acheter, si vous voulez. Pour les étrangers comme vous, il y aura des concessions de 99 ans. Vous n’avez pas le droit d’acheter au Cambodge, mais 99 ans, c’est plus qu’une vie humaine, non ? Bien sûr, les Khmers n’ont pas ce problème. » Comme nous ne sommes pas très loin de Sihanoukville, j’essaye de savoir de quel pays viennent le plus souvent les acheteurs, mais il ne mord pas à l’hameçon. « De partout, France, Australie, États-Unis, Japon », m’assure-t-il, avant que nous échangions quelques propos convenus sur la guerre en Ukraine et le Covid-19. Puis il reprend son échange avec les deux hommes en face de lui, lesquels demandent d’où je viens et ce que je fais là. Je remarque alors qu’ils ne parlent pas khmer, mais mandarin : un indice quant à la future population du Bokor, dans un pays où l’influence chinoise n’est plus un mystère pour personne.

Lotissements en chantier. Crédits Louis Raymond.

Dans les lotissements en construction, on aperçoit parfois des ouvriers qui s’échinent, sans le moindre équipement de sécurité, debout sur des échafaudages branlants. Ailleurs, du linge sèche sur une longue tige de bambou et des mobylettes sont garées devant une maison de béton nu. Peut-être certains dorment-ils là, à même le chantier ? Je longe les futures villas : elles sont toutes identiques. Parfois, elles sont construites sur des pilotis de béton, ingénieux moyen de se mettre en accord avec la loi cambodgienne : l’interdiction de posséder de la terre pour les étrangers. Par quel miracle des milliers de personnes achèteront-elles ici une villa ou un appartement dans les dix années à venir ? Le Bokor, lieu de villégiature d’une classe moyenne cambodgienne qui commence à peine à émerger, ou pour fonctionnaires corrompus qui recevraient une villa en cadeau ? Ou bien pour les Chinois ? Mais ces derniers ne viennent-ils pas au Cambodge pour la chaleur et la mer ? Pourquoi diable viendraient-ils passer leurs vacances sur ce plateau baigné dans le brouillard six mois de l’année, à plus d’une heure de route des plages ? Sokha Group s’est endetté pour l’équivalent de plusieurs milliards de dollars américains et prévoit même de construire ici un Bouddha géant, le plus haut du monde. Il y a toutes les chances que le Bokor avale la fortune de son fondateur.

Ouvriers sur les chantiers de construction. Crédits Louis Raymond.

En redescendant vers Kampot, je pense aux 881 morts du chantier d’origine, il y a un siècle. Peut-être continuent-ils de hanter le plateau, et sont-ce eux qui lui donnent son atmosphère si étrange ? A mesure que je retrouve la chaleur tropicale, je me prends également à espérer que le nouveau chantier de Sokha Group ne contribue pas à grossir les rangs des fantômes. C’est le début de l’après-midi. Je regarde une dernière fois en arrière. Un voile de brouillard blanc recouvre la montagne rétive.

Previous articleOpium en Indochine, une affaire d’Etat
Next article40 Hommes 12 Fusils, Indochine 1954, de Marcelino Truong, « faction » armée rouge
Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

2 COMMENTS

  1. Superbe article qui m’a appris beaucoup de choses apres etre allee au Mont Bokor. Avez vous vu le château (style français) à côté du lac artificiel ? Et ce qui devait être une « salle de conférence » à côté du temple .. et qui lui bouche la vue !

Laisser un commentaire