Rares sont les films documentaires qui s’intéressent au rôle de l’opium dans les impérialismes en Asie. Et si les guerres éponymes suscitent régulièrement la curiosité des documentaristes, ce n’est pas le cas de l’histoire des monopoles sur l’opium dans les colonies asiatiques, qui ont prospéré du second XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le film réalisé par Laurence Thiriat et écrit par Hugues Demeude, « Opium en Indochine, une affaire d’Etat » diffusé sur France 5 le 18 décembre 2022, comble en grande partie ce manque, et aborde ce sujet encore largement méconnu du grand public du rôle de l’opium dans la colonisation de l’Indochine.

Une fois la conquête du territoire achevée, il fallut identifier les ressources à même d’équilibrer les budgets, en assurant l’autonomie économique vis-à-vis de la métropole, tout en finançant les dépenses communes de développement et d’équipement des pays indochinois, notamment en infrastructures. C’est la raison pour laquelle le gouverneur général Paul Doumer crée le budget général de l’Indochine en 1898. Pour l’alimenter, il déploie un ensemble d’impôts indirects qui représentent alors l’essentiel des ressources financières de la colonie : il s’agit des régies du sel, de l’alcool et de l’opium. Les deux premières portent sur des produits de consommation courante ; la dernière, la plus lucrative, touche une marchandise à usage récréatif. Ce monopole de l’opium, organisé en régie d’État, s’appuie sur les pratiques de consommation et les réseaux de distribution de la minorité chinoise, qui en constitue la principale clientèle et qui, dans le même temps, a la mainmise sur l’ensemble du commerce de cette drogue en Indochine. Durant toute la période, l’opium a été la première ressource fiscale de la colonie, allant jusqu’à représenter une part de plus de 40 % des recettes totales du budget général à la fin des années 1910.

Le film de Laurence Thiriat et Hugues Demeude a l’immense mérite de rendre intelligible cette histoire complexe et foisonnante, au croisement de l’histoire du fait colonial et impérial, et cela dans un format court de 52 minutes. Différentes facettes de cette histoire ont été mobilisées par les auteurs. Après avoir bien posé le contexte de la place de l’opium dans les imaginaires sociaux et la société française au tournant du siècle, ils ont pris soin de décrire méticuleusement le régime d’exception qui fonctionnait en Indochine : l’organisation d’une régie de l’opium depuis l’achat des caisses d’opium à Calcutta, en passant par la transformation et le conditionnement dans la manufacture de Sài Gòn, jusqu’à la vente par un réseau de débitants qui maillent tout le territoire. Une attention particulière a été portée sur la contrebande, endémique durant toute la période d’exercice du monopole, d’autant plus intense que la plus-value réalisée par la régie était importante. Il faut dire que l’opium est une marchandise de choix pour la fraude en raison de sa forte valeur pour un faible volume. Dans ce contexte, la proximité de la colonie avec la province chinoise du Yunnan, grand centre producteur d’opium, est à la fois avantageuse et problématique. En effet, même si ce voisinage facilite son approvisionnement, il favorise aussi l’épanouissement de tout un réseau de distribution parallèle, faisant de la contrebande le corollaire naturel du monopole.

Les auteurs ont bien rendu compte des stratégies des autorités françaises pour contourner les accords internationaux et continuer à vendre leur opium pour le plus grand bien des finances. Ils ont pris aussi un soin particulier à expliquer certains des nombreux scandales qui ont émaillé l’histoire de la régie de l’opium en Indochine, dont celui de l’affaire Barbaud, qui connut un certain retentissement à Hà Nội au tourant des années 1930. La dernière partie du film est consacrée au rôle joué par l’opium en période de guerre, moins bien connue des chercheurs en raison du peu d’archives identifiées. L’état des connaissances disponibles a permis néanmoins de rendre compte des campagnes d’achats sur les hauteurs du Laos et du Tonkin dans les années 1940, puis des trafics de l’armée et des services de renseignement français pendant la guerre d’Indochine.

Les intervenants sollicités sont tous spécialistes des différents aspects de la question abordés dans le film, et en musclent l’armature scientifique : Dominique Niollet, douanier et auteur d’un ouvrage qui retrace l’histoire de l’administration des douanes et régies de l’Indochine ; Antoine Vannière, docteur en histoire, auteur d’une thèse sur le territoire à bail de Kouang-Tchéou-Wan ; Emmanuelle Retaillaud, professeure d’histoire contemporaine à Sciences-Po Lyon, et autrice d’une thèse sur les drogues et usagers de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres (1916-1939) ; Jean-Marc Lepage, historien spécialiste de la guerre d’Indochine à l’Université de Rennes ; et moi-même, Thomas Clare, qui prépare une thèse d’histoire contemporaine sur les pratiques de fraude et de consommation de l’opium en Indochine.

Une importante contrainte pour la réalisation d’un tel film fut de trouver des illustrations qui témoignent de l’histoire de la régie de l’opium. Les ressources photographiques et cinématographiques sont rares, et il fallut rassembler un grand nombre de clichés issus de collections privées (dont celle, abondante, de Dominique Niollet). Cette difficulté a été surmontée par la mobilisation de documents originaux, et de superbes illustrations, évocations et reconstitutions jouées par des comédiens. La richesse des archives et sources de presse exposées témoigne enfin d’un patient travail de documentation aux archives nationales d’outre-mer (ANOM), que j’ai eu la chance d’assister.

En dépit de quelques raccourcis un peu maladroits, le film documentaire réalisé est de grande qualité et expose les principaux enjeux de la question. Il présente cette histoire singulière et méconnue sous un angle original et invite le téléspectateur curieux à s’intéresser au régime de monopole sur l’opium qui a perduré jusqu’à la fin de la présence française en Indochine, au mépris de toutes considérations morales. En ce sens, il constitue une belle introduction pour tous ceux qui souhaitent en apprendre davantage sur la question de l’opium en Indochine.

Le film est disponible en replay jusqu’au 26 avril 2023, https://www.france.tv/france-5/la-case-du-siecle/4392652-opium-en-indochine-une-affaire-d-etat.html

Previous articleChoi Xooang ou la tératologie de l’âme humaine
Next articleAu Cambodge, l’étrange destin du mont Bokor
Thomas CLARE est doctorant en histoire à l’IRASIA (Aix-Marseille Université)

1 COMMENT

Laisser un commentaire