Le 24 février 2022, les troupes russes ont pénétré en Ukraine, faisant ainsi passer dans une seconde phase le conflit qui durait depuis 2014 au Donbass. Elles sont à présent aux portes de la capitale, Kiev, et cette guerre fait planer une menace sécuritaire majeure sur l’Europe et le monde. Le Vietnam a beau être situé à plus de 7000 kilomètres de Kiev, il s’intéresse de très près à ce qui est en train de se jouer. En effet, il y a des liens très étroits entre les deux pays. La rédaction des Cahiers du Nem vous en propose une synthèse, pour essayer de voir ce conflit sous un autre angle.
30 ans de relations bilatérales
En janvier dernier, le Vietnam et l’Ukraine ont célébré les 30 ans de l’établissement de leurs relations diplomatiques. La coopération vietnamo-ukrainienne est une des plus importantes que le Vietnam a pu construire avec un pays de l’ancien bloc de l’Est, à l’exception de la Russie.
Le Vietnam reconnaît l’Ukraine en tant qu’Etat en 1992, quatre mois après sa déclaration d’indépendance. Une ambassade vietnamienne est dans la foulée établie à Kiev avec la volonté de maintenir la relation traditionnelle qui lie le Vietnam à l’Ukraine depuis l’époque soviétique. Durant le conflit vietnamien de 1963 à 1975, l’Ukraine, en tant république de l’Union soviétique, avait en effet porté assistance à l’effort de guerre de la République Démocratique du (Nord) Vietnam et participé à la formation de l’élite du pays.
Au cours des années 1990, une relation bilatérale de haut niveau est établie. Le Premier ministre Vo Van Kiet se rend en Ukraine en 1994 tandis le président ukrainien Leonid Kuchma visite le Vietnam en 1996. Les deux pays encouragent alors une coopération dans tous les domaines : un comité intergouvernemental pour la coopération économique, scientifique, technologique et commerciale est créé en 1994 et sur le plan militaire, un comité inter-gouvernemental pour la coopération militaire et technique est constitué. Les relations entre l’Ukraine et le Vietnam connaissent une nouvelle élévation quand un accord intégral de partenariat et de coopération est signé en 2011. En dehors de la Russie, c’est la première fois qu’un tel accord est signé avec un pays de l’ancien bloc de l’Est.
Une diaspora établie de longue date
Combien y a-t-il de Vietnamiens en Ukraine ? Près de 7000 selon le ministère des Affaires étrangères vietnamien. L’ambassade du Vietnam à Kiev avance parfois le chiffre de 50 000, en comprenant les ressortissants non officiellement enregistrés.
Odessa, Kharkov, Kiev… La diaspora vietnamienne est présente dans de nombreuses villes ukrainiennes, signe d’une immigration qui remonte à l’époque soviétique. Dès les années 1950, la République démocratique du (Nord) Vietnam envoie en effet des milliers d’étudiants se former dans les pays du bloc de l’Est. L’Ukraine accueille une partie importante de ces étudiants, bien qu’elle ne constitue pas au départ alors une destination de premier choix. « Les meilleurs étudiants allaient à Moscou », rappelle aux Cahiers du Nem l’historien Benoit de Tréglodé. « Les autres se répartissaient dans les pays satellites dont beaucoup en Ukraine » précise-t-il.
Aux étudiants se joignent ensuite en Ukraine les travailleurs vietnamiens, poussés par la précarité économique dans laquelle se trouvait leur pays après la fin de la guerre. Le Vietnam post-1975 frôle en effet la faillite face aux échecs que connaît son économie planifiée et au coût exorbitant de la guerre sino-vietnamienne ainsi qu’au Cambodge à partir de 1978.
Le Vietnam se met alors à exporter la seule ressource qu’il possède encore en abondance, sa main d’œuvre. Cela se fait notamment en retour de l’aide qu’il reçoit de l’Union soviétique dans le cadre du conflit avec la Chine. Après la signature d’accords de coopération, des centaines de milliers de Vietnamiens sont envoyés dans les usines des pays de l’Est et donc d’Ukraine en tant que « travailleurs invités », où ils espèrent trouver une vie meilleure. La mise en place du Dôi Moi au Vietnam à partir de 1986, un ensemble de réformes visant à libéraliser l’économie vietnamienne et remédier aux échecs de la planification, accentue cette tendance en ouvrant de nouveau le pays aux échanges extérieurs, c’est-à-dire, pour l’essentiel, avec les pays occidentaux.
Parallèlement à cette immigration économique vers l’Ouest, un trafic d’exportation des biens des pays de l’Est vers le Vietnam, avec des ramifications en Ukraine, se constitue. Initié par la première vague d’étudiants vietnamiens, ce trafic est amplifié par la vague des travailleurs des années 1980, au point que les Vietnamiens sont alors réputés avoir pris presque entièrement le contrôle du marché souterrain de l’Union Soviétique. En plus de pouvoir étudier ou travailler, immigrer en Ukraine offre donc également la perspective de faire des affaires.
Après la chute du mur de Berlin, les migrants vietnamiens empruntent les réseaux et routes établis du temps de l’époque soviétique. L’immigration économique reste prédominante dans les années 2000. « La plupart des [Vietnamiens] qui partent [vers l’Ukraine] de nos jours sont des jeunes non qualifiés mais très durs au travail et peu prétentieux », explique au journal Kyivpost M. Ivan Dovhanych, ambassadeur d’Ukraine au Vietnam. Et jusqu’en 2014, avant qu’elle ne soit coupée par le conflit au Donbass, l’Ukraine est sur la route d’une immigration encore plus précaire, celle des clandestins qui souvent au péril de leurs vies essaient de rejoindre l’Angleterre en passant par les pays de l’Est. Au cours des années 1990 s’est toutefois également développée une immigration qualifiée : celle des entrepreneurs. Comme durant l’époque soviétique, l’Ukraine attire les hommes d’affaires car elle apparaît comme un marché prometteur.
Enfin, il semble que la communauté des Vietnamiens-Ukrainiens fasse désormais souche, comme l’écrit le média en ligne Ukrainer. La seconde génération de Vietnamiens en Ukraine est née dans le pays et possède la nationalité ukrainienne. Des Vietnamiens-Ukrainiens pourraient même être mobilisés dans l’armée ukrainienne dans la guerre contre la Russie.
Mais pour l’heure, le signal a été donné par les autorités vietnamiennes pour commencer l’évacuation des ressortissants vietnamiens d’Ukraine. Reste que comme d’autres chancelleries, il apparaît que l’Ambassade du Vietnam à Kiev a été totalement prise au dépourvu par l’offensive de la Russie : elle connaît d’importantes difficultés pour organiser cette évacuation.
Une forte présence économique
Immédiatement après la chute de l’URSS et l’indépendance de l’Ukraine, quelques entrepreneurs vietnamiens, anciens étudiants dans le bloc soviétique, ont commencé à investir, avec parfois un succès considérable. C’est le cas par exemple de Pham Nhat Vuong, qui est aujourd’hui l’homme le plus riche du Vietnam et le PDG de Vingroup, le plus gros conglomérat vietnamien dont la valeur en bourse est estimée à environ 50 Md USD. Né en 1968, cet étudiant de l’Université vietnamienne des Mines et de la Géologie de Hanoï est envoyé à Moscou pour poursuivre ses études à la fin des années 1980, où il intègre l’Université d’État en recherches géologiques. Lorsque l’Union soviétique périclite, M. Vuong est en train de terminer ses études, mais il a déjà le goût des affaires. Il quitte Moscou pour s’installer en Ukraine et fonde en août 1993 l’entreprise Technocom, qui se spécialise dans les produits alimentaires conditionnés à destination des communautés asiatiques d’Europe de l’Est, avec en particulier la marque de nouilles instantanées Mivina. C’est un succès quasi-immédiat : en 1995 déjà, il annonce avoir vendu un million de paquets Mivina, puis conquiert très rapidement la quasi-totalité du marché, de Prague à Moscou.
Pham Nhat Vuong est rentré au Vietnam à la fin des années 1990, et ce sont ses affaires ukrainiennes qui lui ont permis d’avoir la trésorerie nécessaire pour ses premiers investissements immobiliers, socle de ce qui est aujourd’hui le conglomérat Vingroup. Le groupe Technocom existe toujours, avec deux usines en activité à Kharkov et un chiffre d’affaires estimé à 100 M USD annuels, mais il a été racheté par Nestlé en 2010, pour la modique somme de 150 M USD.
Au-delà des origines de Vingroup, plusieurs entreprises vietnamiennes, ou tenues par des Vietnamiens de nationalité ukrainienne ou bi-nationaux, sont actives dans les grandes villes de l’Ukraine, en particulier la capitale Kiev, Chernihiv, Kharkov et Odessa. Comme dans toute l’Europe de l’Est, il existe des « marchés » vietnamiens en Ukraine, qui concentrent une grande partie de l’activité économique, notamment avec des activités d’import-export avec le pays d’origine. Traditionnellement, sur les dix dernières années, la balance commerciale était excédentaire pour le Vietnam, mais le rapport s’est inversé au cours de l’année 2021, eu égard aux effets de la crise sanitaire.
Défense : enjeux post-soviétiques et rupture de 2014
Avant le Dôi Moi, la politique d’ouverture économique décidée en 1986, le Vietnam vivait sous perfusion de l’URSS. Si les subsides ont cessé avec la Perestroïka, Hanoï n’a pas pour autant coupé les ponts avec l’ancien bloc de l’Est, et il y a même eu une forme de continuité sur certains enjeux, dont ceux de sécurité et de défense, après 1991 et la chute de l’URSS. La prééminence de la Russie est la première chose à souligner lorsqu’on veut comprendre les liens vietnamiens avec un ancien pays du bloc de l’Est tel que l’Ukraine. Benoît de Tréglodé indique ainsi que « le Vietnam dispose de trois partenariats stratégiques compréhensifs, soit le niveau le plus élevé, avec l’Inde, la Chine et la Russie. Pour la Russie, c’est lié au complexe militaro-industriel. Les Russes et les Vietnamiens travaillent ensemble depuis le début des années 1990. Il y a eu deux ou trois ans d’hésitation après 1991, puis les choses ont repris leur cours, en particulier sur les questions de défense. »
Deux ans après l’ouverture de son Ambassade à Kiev (1992), le Vietnam a commencé à disposer d’un attaché militaire en Ukraine (1994). En revanche, l’Ukraine n’a un attaché militaire à Hanoï que depuis 2003, indique la très officielle Tap Chi Cong San (Revue Communiste), organe du Comité central du Parti communiste vietnamien. Il y a eu ainsi de nombreuses visites bilatérales croisées au niveau des ministres de la défense et une coopération en matière de formation des officiers entre les deux pays. Néanmoins, l’enjeu majeur réside dans les contrats de maintenance du matériel militaire soviétique acquis par le Vietnam avant 1991. « Une grande partie des industriels de défense avec lesquels les Vietnamiens commerçaient étaient basés sur le territoire ukrainien, poursuit Benoît de Tréglodé. En 2014, avec la première crise russo-ukrainienne, les choses sont devenues différentes. Les Vietnamiens se sont retrouvés alors face à un nouvel enjeu qui était de choisir entre des industriels qui, à leurs yeux, étaient jusqu’alors plus ou moins considérés comme faisant partie des mêmes réseaux. Il faut savoir que le rétrofit (remplacement des composants obsolètes) du matériel militaire vietnamien acquis par les Vietnamiens auprès de l’URSS a été réalisé par des entreprises ukrainiennes dans les années 1990. Ainsi, il a pu y avoir une concurrence russo-ukrainienne sur certains dossiers de défense au Vietnam depuis 7 ou 8 ans, même si le statut de premier fournisseur de la Russie est incontestable et incontesté. »
Une réaction vietnamienne ambiguë à la crise actuelle
Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, le 25 février 2022, la porte-parole du ministère des affaires étrangères du Vietnam, Le Thi Thu Hang, a fait part des « graves inquiétudes vietnamiennes à propos du conflit armé en cours » en appelant les parties à la « retenue, au respect de la Charte des Nations Unies et des principes fondamentaux du droit international ». Il n’y a eu aucune condamnation directe de la Russie – pays qui est un partenaire majeur sur les questions de sécurité et d’énergie – mais on a senti une certaine gêne du côté de Hanoï : le Vietnam craint les impérialismes de toutes sortes et en particulier celui du voisin chinois. En effet, si la guerre sino-vietnamienne de 1979 et l’actuel conflit ukrainien sont difficilement comparables, ainsi que le montre le chercheur Khang Vu dans The Diplomat, il est peu dire qu’on goûte mal les velléités d’expansion de Pékin, en particulier sur les questions relatives à la mer de l’Est (aussi appelée Mer de Chine du Sud), même si l’on regarde également du côté de Taïwan.
La presse officielle vietnamienne s’est par ailleurs montrée plus réservée que d’habitude, elle qui avait souvent affiché des positions pro-russes dans le traitement de la guerre en Syrie. Radio Free Asia écrit ainsi que, contrairement à 2014 et à l’éclatement du conflit au Donbass, les journaux vietnamiens font part des « arguments des deux camps », y compris dans le journal Nhân Dân, et qu’un article d’opinion pointant du doigt la responsabilité de Vladimir Poutine dans « la destruction des espoirs de résolution diplomatique de ce conflit » a été publié dans le journal Tin Tuc, qui dépend de l’agence vietnamienne d’information. Du côté de la population, il est difficile d’établir une position générale, au vu de la grande diversité sociologique du Vietnam contemporain. Dans la classe moyenne urbaine et éduquée, on a pu observer des réactions de soutien à l’Ukraine sur les réseaux sociaux, position partagée notamment par des blogueurs ou « Facebookers » célèbres comme Huynh Ngoc Chenh. Cependant, note la journaliste de la BBC Nga Pham sur Twitter, la chargée d’affaires ukrainienne à Hanoï, Mme Nataliya Zhynkina, s’est retrouvée sous le feu des critiques des internautes les plus nationalistes, après avoir appelé le Vietnam à « sortir de la neutralité pour se placer du côté du respect du droit international ».
Cette neutralité, le Vietnam ne semble pas vouloir l’abandonner pour l’instant. Le 2 mars 2022, le Vietnam s’est ainsi abstenu de voter la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies demandant l’arrêt immédiat des opérations militaires russes en Ukraine. Il est le seul pays d’Asie du Sud-Est avec le Laos à s’être abstenu, le Cambodge et le Myanmar ayant par exemple voté en faveur de celle-ci. Il serait trop coûteux de devoir couper les ponts avec la Russie, eu égard aux liens dans la défense et l’énergie, mais également très gros pourvoyeur de touristes sur les plages de Da Nang, de Nha Trang ou de Phu Quôc.
La relation Vietnam/Ukraine en quelques dates
• 1975-1991 : Après la fin de la guerre, les élites vietnamiennes sont formées dans les Universités des pays du bloc de l’Est, dont l’Ukraine. En parallèle, des accords portants sur l’envoi de main d’oeuvre sont signés. Cela explique la présence d’importants diasporas vietnamiennes aujourd’hui en Allemagne, République Tchèque, Ukraine ou encore en Russie.
• 1986 : Décision du « Doi Moi » (Renouveau) : le Vietnam décide de s’ouvrir progressivement au monde et à l’économie de marché
• 25 décembre 1991 : Dislocation officielle de l’URSS
• 23 janvier 1992 : Établissement des relations diplomatiques Vietnam/Ukraine
• 1992 : Ouverture d’une Ambassade vietnamienne à Kiev
• Octobre 1993 : Accord bilatéral portant sur les conditions de retour des travailleurs des deux pays
• 1997 : Ouverture d’une Ambassade d’Ukraine à Hanoï
• Depuis 2000 : Coopérations bilatérales sur les questions de justice, d’éducation et de défense
• Mars 2011 : Vietnam et Ukraine signent un accord intégral de partenariat et de coopération
Par Louis Raymond et Quang Pham
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