Nguyễn Đức Diễm Quỳnh, aussi connue sous le nom de Quynh Lam, est une artiste contemporaine vietnamienne. Après avoir suivi une formation de beaux-arts et avoir exploré les possibilités qu’offre la photographie, elle a suivi un cursus au sein de l’Université d’architecture de Ho Chi Minh-Ville, dont elle est sortie diplômée en 2012. Elle a travaillé comme architecte d’intérieur pendant plusieurs années, ce qui a grandement influencé sa sensibilité et sa réflexion jusqu’à l’amener à concevoir ses projets les plus récents, comme l’installation qu’elle a présenté au Vincom Contemporary Center for Art en 2019 qui a pour titre « A History of Colours ». En 2017, elle a reçu une bourse Fulbright afin de poursuivre des études d’art aux États-Unis. Son travail, exposé au Vietnam et à l’étranger, a été récompensé par plusieurs prix dont le Art Future Prize à Taiwan en 2019. Elle a récemment présenté son travail lors de la 11ème conférence internationale Reviewing Black Mountain College (Caroline du Nord, États-Unis) et a été boursière de la Fondation Ragdale (Illinois, États-Unis).

En cet automne 2020 où les frontières sont fermées et où le monde ne nous est plus accessible qu’en le regardant par la fenêtre, nous avons parlé de nostalgie, des couleurs qui s’étiolent dans la mémoire, et de la difficulté de se situer entre les continents et les perspectives.

Entretien réalisé par Louis Raymond (journaliste)

Pour une artiste qui explore les différents concepts qui tournent autour de la mémoire, je suppose que le fait de pouvoir situer ses origines est important. Pourriez-vous me parler de votre famille et de votre parcours ?

Quynh Lam, portrait. Crédits : Quynh Lam

Je suis née à Saïgon en 1988, et c’est dans cette ville que j’ai grandi. Cependant, mes origines familiales sont hanoïennes, et sans doute puisent-elles aussi à Haïphong, même si je n’ai pas de certitudes là-dessus. Ma famille est partie pour le Centre-Sud du Viêt Nam, à Da Lat, en 1954, quand mon père avait un an. Quand j’étais petite, j’ai trouvé une vieille boîte, avec des photos qu’un de mes grands-oncles avaient prises à cette époque. Pour la plupart, il s’agissait de photos de paysages assez typiques de « l’ambiance » de la fin de la colonisation française. Avoir ces photos entre les mains a été pour moi une expérience étrange. Pendant longtemps, j’ai eu l’impression de ne pas avoir de réponses aux questions que je me posais quant à ma famille. J’ai des cousins et cousines, plus ou moins éloignés, en France et aux États-Unis. Je me demandais : mais pourquoi sont-ils là bas, et pas au Viêt Nam ? Par exemple, je sais que la raison pour laquelle j’ai de la famille en France, c’est parce que quelqu’un est parti pour faire ses études à Paris dans les années 1930. Puis, le lien culturel de cette branche-là de la famille avec le Viêt Nam s’est étiolé. Je les ai vus une fois ou deux à Saïgon, et ils me semblaient tellement français !

J’ai ce même sentiment d’être toujours dans un entre-deux, prise entre plusieurs appartenances. Quand je suis à Hanoï, on me dit que je suis une Sudiste en raison de mon accent, mais quand je suis à Saïgon, c’est le contraire !

J’ai commencé par faire des études de beaux-arts à Saïgon. Mais mes parents, comme beaucoup, préféraient me voir obtenir un diplôme dans un domaine qui les rassurait un peu plus, c’est à dire un diplôme d’où je pourrais tirer un revenu stable. A ce moment-là, ni moi ni eux ne savions vraiment ce que cela signifiait, être artiste. Je me souviens d’avoir interrogé la mère d’un ami, qui m’avait parlé de son propre père. La clé, selon elle, était d’être polyvalent : quand il ne faisait pas d’art, ce Monsieur faisait des articles de presse sur l’art, ce qui lui permettait de gagner un peu d’argent. C’est donc comme ça que j’ai choisi d’étudier une matière créative : l’architecture. Et je ne le regrette pas, car cela a énormément contribué au développement de ma sensibilité artistique. Cela m’a aidé à comprendre des choses sur l’usage de l’espace et des matériaux, sur la manière dont ils peuvent affecter les gens, créer des émotions. Par exemple, une de mes toutes premières fascinations en architecture a été pour les « Nhà rường » de Huê, une forme de bâtisses traditionnelles qui sont en train de disparaître car, hélas, il n’y a quasiment plus personne qui a le savoir-faire pour les construire et un grand nombre d’entre elles ont été détruites pendant et après la guerre. Les « Nhà rường », c’est un exemple typique de la manière dont on peut créer un état d’esprit à travers l’architecture. Comme j’ai travaillé comme architecte d’intérieur pendant six ans, entre 2012 et 2018, et que j’ai notamment été amenée à concevoir des projets hôteliers, il m’a fallu réfléchir à ce que cela pouvait signifier, ce « sentiment esthétique » à travers le bâti.

Esquisse du passage Eden, Quynh Lam, 2014

Quels sont les sujets que vous voulez explorer à travers vos projets artistiques du moment ?

Pour le dire de la manière la plus synthétique possible, j’essaye d’explorer les nombreux liens qui existent entre les arts, la nature, l’histoire et la mémoire. En ce moment, je lis beaucoup de choses sur l’éco-féminisme, et cela a également pas mal d’influence sur la manière dont je vois les choses.

L’histoire et la mémoire sont au centre de ma pratique artistique. Dans la mesure où nous nous interrogeons sur la manière dont une société donnée se rappelle son passé, j’ai été frappée très récemment par le destin du passage Eden, l’un des bâtiments emblématiques de Saïgon, aujourd’hui détruit. Entre 2012 et 2015, j’avais fait de nombreuses esquisses de ce bâtiment, soit très précises et très détaillés, soit juste pour en capter l’atmosphère générale. Et l’une de mes premières performances artistiques avait eu lieu là-bas. Non seulement ce bâtiment est détruit, mais quand je fais des recherches sur internet, ce que j’ai essayé de faire ce matin, je n’arrive pas à trouver un seul bon article ou même une information pertinente quant à son histoire. J’ai l’impression que la disparition physique de quelque chose implique également l’effacement de ses traces, de ses vestiges. On pourrait dire la même chose du « Thuong Xa Tax » [Les grands magasins Charner de l’Indochine, ndlr].

Quynh Lam dans son atelier

Est-ce qu’il y a une forme de nostalgie dans votre travail ? Êtes-vous à la recherche de quelque chose qui n’existe plus ?

Nostalgie, voilà un mot que j’adore ! Une amie artiste est venue visiter mon atelier, il y a quelques jours. Elle a vu les pigments de végétaux que j’utilise, le plus souvent en les frottant contre les murs ou les toiles. La couleur se désagrège lentement, en fonction de l’exposition au soleil du mur ou de la toile peinte. Mon amie s’est approchée du mur pour essayer de capter cette fragrance de quelque chose qui s’étiole, puis elle s’est tournée vers moi : le mot qu’elle a utilisé était précisément celui de « nostalgie ».

Je crois que j’ai fait personnellement l’expérience de cela. La première fois que je suis allé au Viêt Nam, c’était en 1998. J’avais sept ans. Mon sentiment est que Saïgon, il y a 20 ans, avait une couleur très différente de celle que j’ai perçue lorsque j’y ai vécu à l’âge adulte…

Peut-être que c’est à cause de la peinture qu’ils utilisent, comme sur la Poste Centrale dont le jaune est aujourd’hui très « flashy » ? Plus sérieusement, je crois qu’il y a quelque chose à propos de l’harmonie de la ville, de la palette des couleurs, qui a effectivement changé. Il suffit de regarder les sites touristiques et la façon dont ils ont été rénovés, que ce soit à Ho Chi Minh-Ville ou ailleurs, comme la citadelle impériale de Huê où maintenant tout est doré. Avec les couleurs qu’ils ont choisi, j’ai parfois l’impression qu’on est en plein dans un « drama » chinois, une série télévisée. Tout ça avait l’air si naturel il y a 10 ou 20 ans, mais en essayant d’exagérer les couleurs pour plaire aux touristes, il me semble que tous ces lieux ont perdu un peu de leur beauté et de leur substance. Pour le moins, ils me paraissent désormais un peu artificiels.

J’aime à croire que ma palette est proche des couleurs naturelles. L’huile et l’acrylique sont des couleurs finalement obtenues chimiquement, sans compter qu’elles peuvent avoir des conséquences sur la santé à long terme. Ce que je cherche, comme je le disais tout à l’heure, c’est cette odeur, cette sensation de quelque chose qui se désagrège. Je puise beaucoup mon inspiration dans le cycle de la vie des plantes. La graine qu’on met en terre. La fleur qui éclot et se fane. Puis, un lent pourrissement. Et tout redevient poussière. Il y a un parallèle à faire avec la vie humaine. Pour les couleurs, tout cela est vraiment subtil, mais c’est ce qui attire mon regard, cette très lente décomposition au fur et à mesure du temps. On observe cela chez quelques uns des peintres indochinois, de l’époque de la colonisation française. L’effet presque invisible du temps. Un peintre comme Lê Phổ aimait à représenter des femmes et des fleurs dans ses tableaux… La symbolique de ces motifs, voilà ce que j’ai envie d’explorer.

La traversée de Hanoi en « xe lam »

Puisque nous en sommes aux femmes et aux fleurs, pouvez-vous me parler de l’installation « History of Colours » que vous avez présentée au Vincom Center for Contemporary Art (VCCA) à Hanoi en 2019 ?

Mai Trung Thứ, Jeunes filles au jardin fleuri

Je voulais faire une installation spécifique au lieu où elle était exposée, et pas seulement quelque chose de conceptuel. Ainsi, ce qui comptait, ce n’était pas juste le processus : j’avais l’ambition de proposer une expérience multi-sensorielle au spectateur. Chaque jour, je me rendais au marché des fleurs de Quang Ba à Hanoï, pour en ramener un chargement entier de fleurs à travers la ville à l’arrière d’un xe lam (l’équivalent vietnamien du tuktuk). Il y avait principalement des chrysanthèmes, mais pas seulement. Une chose amusante est que le conducteur avait sur son xe lam un logo de la République socialiste du Viêt Nam, et qu’il était lui-même un ancien combattant de l’armée du Nord, qui avait pris part aux combats à Saïgon le 30 avril 1975. Comme nous travaillions ensemble tous les matins, il m’a raconté des tas d’anecdotes sur son passé, et il y avait une résonance avec mon projet d’installation.

Les chrysanthèmes sont des fleurs qui sont très présentes dans la vie des Hanoïens, comme offrande aux défunts sur l’autel des ancêtres, bien sûr, mais pas seulement. J’ai puisé mon inspiration dans un tableau intitulé « Jeunes filles au jardin fleuri » du peintre Mai Trung Thứ. Un des mes objectifs, c’était d’évoquer le travail des femmes à Hanoï, que ce soit au marché aux fleurs, mais aussi de manière plus générale. Ce sont des femmes qui m’ont assisté dans la préparation de cette installation. Par ailleurs, il se trouve que l’exposition a commencé au mois de décembre, donc quelques semaines avant le Têt où les fleurs ont un rôle extrêmement important. Une dernière chose qui a pu contribuer à mon inspiration est la façon dont sont fabriqués les pigments qui sont utilisés dans les estampes traditionnelles : on fait par exemple le noir avec des feuilles de bambou brûlées, ou le vert à partir des feuilles de cajeputier.

J’avais envie de réussir à intégrer ma palette de couleurs et les matériaux que j’utilise le plus souvent dans un environnement plus moderne, plus contemporain. Les tiges, les pétales, et leur odeur au fur et à mesure de leur décomposition : tout cela faisait partie de l’oeuvre, à la fois pour le symbole et pour l’expérience sensorielle. L’installation a été visible de décembre à février, donc une semaine ou deux après le vernissage, les fleurs sont mortes. Et pourtant, je les ai laissées là, telles quelles, jusqu’à la fin.

Des femmes de Hanoï préparent l’installation

Quelle a été la réaction du public ?

Les retours soulignaient la part de nostalgie dans l’installation. Pour les spectateurs, cette odeur des fleurs toujours plus forte, plus âcre, et l’impression visuelle des couleurs naturelles qui s’étiolent, c’était un peu comme avoir la nostalgie du Têt au fur et à mesure qu’on s’en éloigne au cours de l’année. Dans la mini-conférence que j’ai donnée le lendemain du vernissage, les gens m’ont dit qu’ils n’avaient encore jamais vu d’installation multi-sensorielle à cette échelle au Vietnam, c’est à dire faisant appel à l’odorat, à la vue et au toucher. Peut-être n’avaient-ils jamais vus non plus d’installation conceptuelle qui s’observent sur un temps assez long… Quelqu’un m’a même dit que c’était un peu comme se perdre dans le rêve de quelqu’un d’autre. Le public prenait des photos et commentait sur la page Facebook du VCCA, donc je crois qu’on peut dire que la réception de l’oeuvre a été positive.

L’installation « History of Colours »

Qu’en est-il d’une évocation possible de l’histoire et des questions mémorielles ?

Ce projet [History of Colours] puise en fait dans certains de mes travaux précédents. J’avais fait une performance qui faisait appel à une approche conceptuelle assez similaire : je me suis filmée en train d’enterrer des fleurs dans une toile qui avait approximativement la taille d’un corps humain, puis j’ai attendu que celles-ci se décomposent. C’est ma manière de documenter l’effet du temps.

Lorsqu’il s’agit de parler d’histoire, comme beaucoup, j’ai du mal à définir ce que signifie la “vérité”. Je ne veux jamais me contenter d’une seule version des choses. Si on me présente un récit historique, j’ai envie de le réentendre de la part de tous les avis opposés, divergents. En cela, je suis sensible au lieu et à la culture dans laquelle je me situe à un moment donné. Par exemple, quand je suis au Vietnam, ou quand je suis aux Etats-Unis,  je vois les choses avec une perspective différente. Ma génération au Vietnam n’a pas fait l’expérience de la guerre. On nous a enseigné et inculqué des choses à ce sujet et parfois, il nous arrive de douter du récit qui nous a été transmis par les livres, les films ou même par nos proches. Parler de la guerre au Vietnam reste quelque chose de compliqué, cela provoque un état de confusion.

D’une certaine manière, tout mon travail se rapporte à la ville de Huê, car je crois que le destin de cette ville est fondamental pour comprendre le Vietnam, ou au moins pour comprendre la mémoire de la guerre. Huê, c’est cette même ville qui a vu à la fois la fin de la Monarchie et le début de la guerre. Ce que je fais, c’est que je rejoue (re-enactment) des événements du passé et que c’est pour moi une approche poétique du temps, un peu comme quand je me rends sur les lieux où ont été photographiées des personnes de ma famille il y a 50 ans. Typiquement, la manière dont jai voulu recréer une photo de mon oncle prise devant le mausolée de Khai Dinh en est un exemple. Cela me permet d’amener ma propre mémoire à converser avec lui (mon oncle) à travers la photographie comme médium, tout comme, bien sûr, cela m’aide à mieux comprendre l’expérience de la séparation au sein de ma famille, au moment où le pays était divisé en deux pendant la guerre.

Je comprends bien cet état de confusion dont vous parlez. Cependant, dans une de vos autres oeuvres que j’ai eu l’occasion de voir, une vidéo dans laquelle votre visage fusionne, très lentement, avec celui de Madame Nhu, vous mettez les pieds dans le plat de l’histoire ! Personnellement, je trouve cette oeuvre à la fois fascinante et subversive…

Cette oeuvre, avec le visage de Madame Nhu qui fusionne tout doucement avec le mien, était une sorte de petit récit historique fictionnel inspiré par cette idée de rejeu du passé dont nous venons de parler. Cela s’appelle “Hypothétiquement”. Madame Nhu était la Première Dame, et une figure controversée, mais j’aime assez à l’imaginer comme une artiste, ou au moins, comme ayant eu une vie différente de celle qui a été la sienne. Tout le monde se souvient du commentaire malheureux qu’elle a fait, après l’immolation par le feu du bonze Thich Quang Duc en juin 1963. Je me suis souvent demandée si c’était une erreur, ou si pour le moins elle n’avait pas parlé plus vite que sa pensée, car elle s’exprimait en anglais et non en vietnamien à ce moment-là. Le plus choquant, ce qu’on retient le plus dans sa déclaration, c’est le mot “barbecue”. J’ai choisi de l’utiliser dans la vidéo.

« Hypothetical », installation avec Madame Nhu. « La photographie et le rejeu du passé pour appréhender la mémoire »

Pourquoi ai-je fait une telle juxtaposition ? Vous avez remarqué que je me suis habillée et maquillée exactement comme elle, avec du mascara noir et un “áo dài cách tân” (áo dài au col coupé). Je crois qu’elle mettait des áo dài comme celui-ci car c’était pour elle une expression de la liberté de la femme. Je suis convaincue qu’à cette époque-là, il était très difficile pour les femmes vietnamiennes, même en position de pouvoir, d’échapper au regard masculin. Quoi qu’on puisse dire d’elle, Madame Nhu était une femme impérieuse et fière. Il y a une force qui me semble évidente dans son attitude. Mon intention était de réussir à mélanger quelque chose qui venait de moi et quelque chose qui venait de l’histoire nationale, afin de pouvoir interroger cette dernière. J’ai choisi Madame Nhu pour toutes ces raisons que je viens de mentionner, mais à la base, je voulais recréer la photo d’elle, très célèbre, où elle tire au pistolet. En fin de compte, je voulais me mettre à la place de quelqu’un que je n’ai jamais eu l’occasion de connaître, avec cette même curiosité que pour les membres de ma famille. La question que je voudrais leur poser, à ces personnages du passé est la suivante : Pourquoi ? Pourquoi as-tu fait ce que tu as fait ?

Il n’empêche, j’ai peur que la plupart des gens ne comprennent pas bien ce que j’ai voulu faire avec cette oeuvre. Le problème, que ce soit aux Etats-Unis ou en France, c’est la manière dont l’histoire est enseignée. Il y a toujours cette idée d’un camp du “mal” que Madame Nhu aurait incarné. Les étudiants américains, en général, ne savent pas grand chose de l’histoire du Viêt Nam mais ils détestent malgré tout cette figure historique en particulier, le plus souvent sans pouvoir dire pourquoi. Une fois encore, mon propos, ce n’est pas de prendre parti pour un camp ou un autre. J’utilise les images pour essayer de susciter des questionnements sur la manière dont l’histoire, la mémoire et la fiction s’interpénètrent, pour réussir à faire émerger de nouvelles perspectives.

Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire, être un artiste vietnamien aux Etats-Unis ? Êtes-vous en lien avec d’autres artistes vietnamiens ? Est-ce qu’il y a une communauté d’artistes vietnamiens dans ce pays ?

C’est difficile à dire, car cela ne fait que trois ans que je suis ici, même si j’ai essayé de voyager et d’aller dans d’autres Etats pour voir comment les choses se passent. De ce que j’ai pu observer, j’ai l’impression que les artistes ont une vie beaucoup plus compliquée qu’au Viêt Nam, surtout lorsqu’il faut survivre dans des villes comme New York, San Francisco ou Chicago. C’est dur là-bas, on ne se rend pas compte. La plupart des artistes travaillent comme enseignants dans des écoles d’art tout en menant en parallèle leur carrière personnelle. C’est mon cas. Même si je suis dans un programme “Graduate” (de niveau supérieur, équivalent Master, ndlr), il me faut travailler comme assistante d’enseignement pour garder ma bourse et avoir un peu d’argent pour acheter ce dont j’ai besoin pour travailler.

Je ne suis pas sûre qu’il y ait une communauté vraiment forte d’artistes vietnamiens aux Etats-Unis, mais j’ai entendu parler des liens très étroits entre les écrivains et les poètes Vietnamiens-Américains, en particulier à New York et en Californie. Être artiste aux Etats-Unis, c’est une vie bien plus rythmée qu’être artiste au Viêt Nam. Les gens viennent aux vernissages ou aux expositions, mais une fois que c’est terminé, ils enchaînent tout de suite avec leurs autres activités. Au Viêt Nam, les jeunes artistes vont boire des coups ensemble et prennent le temps de discuter. Ici, si on ne planifie pas les choses à l’avance, il est impensable de passer du temps avec quelqu’un de manière spontanée. Je ne crois pas qu’il y ait d’artistes vietnamiens (je veux dire, qui sont nés et ont grandi au Vietnam) qui soient particulièrement célèbres aux Etats-Unis aujourd’hui, même si le public américain est certainement familier de certains noms d’artistes Vietnamiens-Américains. Mais j’ai l’impression que chacun fait un peu les choses dans son coin. Peut-être est-ce dû à l’immensité géographique des Etats-Unis ? Ce n’est pas toujours facile d’être en lien avec les autres…

A titre personnel, je n’ai donc pas vraiment de liens avec la communauté des artistes vietnamiens aux Etats-Unis. L’Etat dans lequel je vis, le Tennessee, est un Etat avec une population majoritairement blanche. Il n’y a pas beaucoup d’Asiatiques dans le Sud des Etats-Unis. Qui plus est, j’aime bien tracer mon propre chemin, alors j’ai choisi cet endroit pour me tenir à distance de l’activité frénétique des grandes villes. Un environnement paisible comme celui-ci est ce qui me convient le mieux pour travailler.

Dans quelle mesure êtes-vous influencée sur le plan artistique par le fait d’être aux Etats-Unis ? Je pense par exemple aux peintres indochinois de la première moitié du 20e siècle, comme Lê Phổ, Vũ Cao Đàm ou Mai Trung Thứ, qui ont été marqués par les techniques françaises et l’enseignement de leurs professeurs français, comme Victor Tardieu ou Jospeh Inguimberty ?

Je dois dire que c’est évidemment un moyen pour moi d’étudier plus en détail l’oeuvre d’artistes américains qui sont des inspirations pour moi, comme Cy Twombly. J’ai emprunté beaucoup de choses à l’Expressionnisme abstrait, comme vous avez pu le voir avec mon installation à Hanoï. Cy Twombly peignait des fleurs, lui aussi, mais ce qu’il y a de spécial avec mes fleurs est que je les ai peintes avec d’autres fleurs, pas avec de la peinture à l’huile !

Néanmoins, mes influences sont beaucoup plus larges que cela. J’aime beaucoup l’artiste française Sophie Calle, Hito Steyerl qui est allemande, l’artiste danois d’origine vietnamienne Danh Vo, ou encore la photographe américaine Cindy Sherman, l’artiste pluridisciplinaire belge Francis Alÿs… Et je suis en ce moment en train de collaborer avec Yael Bartana, une artiste israélienne, qui me donne des conseils sur un projet vidéo. Je suis sensible à ce que vous soulignez lorsque vous parlez de Lê Phổ, Vũ Cao Đàm ou Mai Trung Thứ, mais il me semble que c’est toujours plus ou moins le cas avec des artistes qui s’installent ailleurs que chez eux, qui puisent dans une autre culture, non ? Si on prend le cas de Cy Twombly, qui était américain mais qui a vécu l’essentiel de sa vie à Rome en Italie, il a été très inspiré et influencé par sa situation géographique, notamment par la mythologie gréco-latine.

S’il y a bien une chose ou je me sens bien être en train de changer, c’est dans mon rapport à l’esprit critique, et ce dans un sens positif. Dans la manière dont les cursus universitaires sont structurés ici, nous sommes toujours poussés à nous interroger sur ce que nous croyons savoir. Cela ne peut qu’avoir des effets positifs sur mon travail artistique. Mais tout change ! Je vois, à distance, le Vietnam changer. Tout va si vite. Les bâtiments. Les villas coloniales qui disparaissent. Les routes. Même le mode de vie. Je ne dis pas que c’est une bonne ou une mauvaise chose, mais tout cela me paraît assez radical. Je verrai ce qu’il en est vraiment à mon prochain retour !

C’est Quynh Lam qui m’a contacté, après avoir lu l’entretien réalisé en 2019 avec le peintre Nguyên Manh Hung. Après une première conversation en vietnamien au cours de laquelle elle m’a présenté son travail, nous avons convenu de faire un entretien, pour les Cahiers du Nem et le site internet Urbanist Hanoi. Dans la mesure où une des publications devait se faire en anglais, j’ai demandé à ce que l’entretien ait lieu dans cette langue pour des raisons pratiques. Cela a pour conséquence que la finesse de la culture vietnamienne, et hanoïenne en particulier, en ce qui concerne le rôle des fleurs, des odeurs et du rapport aux morts, ne transparaît pas tout à fait. Or, tout cela est central dans son travail.

L’anthropologue Christophe Robert me faisait remarquer qu’il était frappé de voir à quel point il y a, chez les jeunes artistes vietnamiens, une répétition de thèmes assez proches, comme si l’art venait colmater les brèches d’une nation, avait vocation à explorer son âme. Le travail autour des photographies, des silences familiaux et des pratiques mémorielles trouvent ainsi tout leur sens dans un pays qui a connu 30 ans de guerre. C’est d’ailleurs ce qui nous a rapproché, Quynh et moi, car je lui ai parlé de mes recherches en histoire et des trous que j’essaye tant bien que mal de combler dans mon propre récit familial, entre la France et le Viêt Nam. Mais il ne s’agit pas de rester sur, ou d’instrumentaliser, un traumatisme originel. Comme Quynh, beaucoup d’artistes transforment cette matière en esthétique, et c’est peut-être le sens qu’il faut donner à cette nostalgie colorée qui est la sienne.

L’art contemporain est extraordinairement dynamique au Viêt Nam. Début octobre 2020, une exposition collective à la galerie Richard Koh à Singapour, qui avait pour curateur David Willis, a voulu en montrer la diversité, la créativité et la richesse. Quynh Lam y était exposée, ainsi que l’artiste franco-vietnamien Bao Vuong, avec lequel je m’entretiendrai bientôt, également pour les Cahiers du Nem. Ce qu’il faut souligner, c’est que dans cette période faste des arts vietnamiens, les femmes ont la part belle. Qu’elles soient curatrices, comme Do Tuong Linh, ou artistes, comme Quynh, elles créent avec une liberté admirable. Notre revue a vocation, aussi bien que l’histoire, la littérature, la musique ou le cinéma, à faire connaître cet art contemporain florissant. /LR

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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

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