Le journaliste Jean-Claude Pomonti, qui nous avait accordé un grand entretien en 2021, vient de publier, en octobre 2023, un livre autobiographique intitulé Ma part de rêve, dans lequel il revient sur un demi-siècle de reportages. Louis Raymond a lu cet ouvrage et en rend compte avec l’œil de quelqu’un qui fait le même métier, 50 ans plus tard, en ayant de l’admiration pour ses aînés.

Peut-être faut-il commencer une recension en disant d’où on parle, ou plutôt, d’où on lit : je dois une part de mon propre rêve professionnel à Jean-Claude Pomonti. Journaliste au Monde de 1968 à sa retraite en 2005, il a contribué, dans la première partie de sa carrière, à la compréhension que nous avons pu avoir, en France, des guerres au Viêt Nam et au Cambodge dans les années 1960 et 1970. Après un détour par l’Afrique de l’Est et Paris, il retourne en Asie du Sud-Est en tant que correspondant à partir de 1991, où il fait part à ses lecteurs de ses « impressions » de Saïgon, de Jakarta ou de Phnom Penh dans des textes qui savent proposer un pas de côté par rapport à l’actualité.

Pomonti, c’était l’incarnation du reporter qui n’était pas que reporter : un peu littéraire, un peu anthropologue, un peu historien, il connaissait intimement les pays dont il parlait. En ce sens, ce n’est pas un hasard s’il se définit lui-même comme un « Asiate » dans le sous-titre de son livre. Il correspond à la définition qu’en donnait André Lebon, dans son livre paru en 1974 : celui qui connaît l’Asie « sans avoir passé son temps dans les états-majors ni dans les ambassades, mais sur les terrains d’opérations et dans la rue, au contact de toutes les couches de la population, du marchand de soupe ambulant aux nouveaux mandarins ».

Le moi et le reporter

Les mémoires de reporter baroudeur sont un genre littéraire codifié. Souvent, le journaliste s’y fait personnage, se mettant en scène dans la folie de l’aventure, devant les risques du métier, ou à recevoir les confidences des puissants de ce monde. Ryszard Kapuscinski écrivait furieusement des dizaines de feuilles de papier étalées sur le carrelage de sa chambre d’hôtel, avant de télégraphier son article puis de prendre un monomoteur en direction de Zanzibar. Jean Lacouture revoyait dans les mouvements du port de Saïgon en 1945 le déhalage des navires dans la Gironde de sa jeunesse. Et Jon Swain s’imaginait en héros romantique en découvrant le Cambodge de la guerre civile.

Ce qui est frappant ici, c’est que le texte de Jean-Claude Pomonti est d’une grande pudeur. Il lui faut bien parler de lui, car après tout, c’est le sujet du livre, mais on sent qu’il y rechigne, et cette réticence fait toute son élégance. Il s’en tient obstinément à ce qui est une règle du métier : dans le reportage, le plus intéressant, c’est les autres, ceux qu’on croise, dont on tente de faire un instantané de l’existence.

Jean-Claude Pomonti est né en avril 1940, d’un père magistrat français et d’une mère américaine, à l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine. Après la guerre, sa famille s’installe au Maroc, où son père vient d’être nommé procureur général. En quelques lignes est évoqué un drame initial : la mort de ce père, en 1951, dans un accident de la circulation. Au Maroc, le jeune Jean-Claude prend goût au voyage et aux grands espaces, si bien que le retour en France, au pensionnat du lycée, sera difficile. La France lui est étrangère. Il rêve d’ailleurs, de repartir. A l’issue de ses études de sciences politiques, alors qu’il vient de commencer une thèse de troisième cycle, la destination est trouvée : ce sera Saïgon et le Viêt Nam, dont il parle déjà la langue pour l’avoir apprise à l’Inalco, où ses professeurs lui ont trouvé une place d’enseignant.

Cette Part de rêve n’est pas construite de manière chronologique, mais géographique, sur les différentes zones que Jean-Claude Pomonti a couvertes. Indonésie, Philippines, Afrique de l’Est, Chypre, et bien évidemment, le Viêt Nam et le Cambodge, qui ont la part belle. Chacun des onze chapitres concentrent ainsi des souvenirs, des éléments de reportage, des anecdotes et des portraits de personnages plus ou moins célèbres. 

Le journaliste remet son bleu de travail pour parler de l’oubli du massacre des communistes en Indonésie en 1965 et des mensonges de la dictature de Suharto, au moment où Prabowo Subianto, qui fut l’un des généraux de Suharto, est susceptible de devenir président de la République. Ou encore, des Philippines qui sont passées, par cette même ironie de l’histoire, de Marcos père à Marcos fils. Autre dynastie, enfin : il remet en perspective Hun Sen, qui vient de transmettre les rênes du pouvoir à son fils Hun Manet, et son « win-win » pour le Cambodge.

En définitive, l’histoire est ici la matière centrale. Mais pas à la façon d’un historien qui restitue sa compréhension de documents d’archives. C’est le livre d’un vétéran de la pratique de l’histoire immédiate, lourde responsabilité qui incombe au reporter, qui témoigne et qui médite.

Liaisons dangereuses

Il y eu, au fil de ce demi-siècle de reportages, des rencontres hors du commun. Ainsi, par exemple, de Lucien, dit « Lou », Conein. Né à Paris en 1919, Lou Counein était un agent franco-américain de l’Office of Strategic Studies (OSS), qui deviendra en 1947 la CIA. Au début de la guerre froide, il organise le travail d’espions envoyés derrière le rideau de fer. Puis, au lendemain des accords de Genève, se rend au Viêt Nam. Proche du général sud-vietnamien Nguyen Van Vy, Conein est rappelé par l’ambassadeur américain Henry Cabot Lodge à son service après avoir été mis sur la touche en raison de ses appréhensions à l’égard de Ngô Dinh Diêm. Il fut l’un des agents qui organisa le coup d’État contre ce dernier le 3 novembre 1963, à l’issue duquel Diêm et son frère Nhu furent assassinés.

En temps de guerre, il arrive que les journalistes croisent des espions. Pomonti en évoque quelques-uns outre Lou Conein, comme le plus célèbre agent-double de la guerre, Pham Xuân Ân, auquel il doit peut-être la vie : Ân a fait savoir en temps voulu au Central Intelligence Office, le service de renseignement de la République du Viêt Nam avant 1975, qu’assassiner des journalistes occidentaux pourrait se retourner contre le gouvernement du Sud, alors qu’il était prévu qu’un agent jette une grenade dans la hutte où Pomonti avait rendez-vous avec un cadre du Viêt-Công. Les journalistes peuvent entretenir des liens avec des espions, comme sources, et des espions peuvent opérer sous couverture journalistique. Ce qui brouille les pistes… à tel point que les Vietnamiens ont parfois cru que Pomonti était lui-même espion. Dans la préface à la traduction vietnamienne de son livre sur Pham Xuân Ân, Un Vietnamien bien tranquille, paru en 2007, il était décrit comme « un agent du gouvernement français », ce qui peut être préjudiciable à une réputation professionnelle, même bien établie.

Autre portrait savoureux, celui du « Talleyrand vietnamien » qu’était Nguyen Co Thach. Ministre des affaires étrangères de la République socialiste du Viêt Nam pendant 11 ans, de 1980 à 1991, Thach est sous la plume de Jean-Claude Pomonti un homme qu’on aurait aimé rencontrer, à la fois plein d’humour, de malice, et en même temps ayant les poings liés par « l’Histoire », par ses forces supérieures : peu apprécié par Pékin, il sera limogé en 1991, quelque temps après le congrès de Chengdu de septembre 1990 qui a vu des négociations secrètes entre les partis communistes chinois et vietnamien au terme de la Troisième guerre d’Indochine. Recroisé pour la dernière fois en 1996, il confie au journaliste du Monde, avec une lucidité glaciale : « Ma tombe est prête mais elle reste vide. »

Un métier de rêve

La lecture de ces 120 pages est donc un plaisir, et ce même si les professeurs de lycée de l’auteur à Versailles ont pu penser qu’il écrivait mal le français. Il est touchant, au fil des balades du reporter Pomonti, de connaître un peu mieux l’homme : pudique certes, mais on trouve bien dans ce livre une esquisse d’auto-portrait. Quant au journalisme en tant que métier, on note cette belle citation : « Personne ne fait carrière dans le journalisme ou dans le reportage. Mais beaucoup y trouvent un espace pour respirer. » Jean-Claude Pomonti a laissé derrière lui l’adolescent qui s’ennuyait en région parisienne au retour du Maroc pour goûter à l’Asie. Et il a beau dire qu’on ne fait pas carrière dans le reportage, la sienne a de quoi faire rêver.

Jean-Claude Pomonti. Ma part de rêve. Le demi-siècle de reportages d’un Asiate. Ed. Les Indes savantes, 2023, 122p.

Previous articleMalgré la victoire de leur candidat, les Taïwanais de France qui ont voté DPP ne triomphent pas
Next article[Témoignage] « Le mouvement des Tournesols à Taïwan était la résistance de l’espoir »
Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

1 COMMENT

Laisser un commentaire