« On ne défend pas vingt millions d’habitants non seulement malgré eux mais même sans eux. » 

Théophile Pennequin, 1911

En publiant la version aboutie de plusieurs années de recherches sur Théophile Pennequin, Jean-François Klein, historien de l’expansion française outre-mer, et en particulier de « l’empire français » de la IIIe République, éclaire d’une lumière nouvelle un officier singulier, aujourd’hui largement oublié.

Construisant au fil d’une carrière hors de l’orthodoxie une façon personnelle d’aborder la guerre et la paix, fondée sur la connaissance des territoires et des hommes, élaborant une doctrine de la « pacification à la française » qui se prolonge, pour l’Indochine, en projet politique d’association, il finit par être écarté, voire discrédité, en raison de ses vues quasi prophétiques, et en partie de son fait. C’est aussi un homme au destin exceptionnel, un héros d’aventures hors norme. Tout comme le beau travail d’historien de l’auteur, élaboré à partir d’archives inédites, et construit sur la variation constante des points de vue qui donne au sujet une épaisseur humaine autant qu’historique. Le titre intrigue, et pose trois questions : qui est Pennequin ? Qelle est sa recette de « sorcier » ? Et que signifie au juste « pacification » ?

« La marche à la bataille, magnifique, mais absurde… » 

Le livre donne à comprendre, au fil d’un plan chronologique, qui révèle aussi une construction thématique, comment se déroule une carrière militaire de Marsouin (l’infanterie de Marine), commencée à Saint-Cyr, puis engagée au feu dans la défaite de 1870, poursuivie à Madagascar, confirmée en Indochine, jusqu’aux postes les plus décisifs, cumulant les pouvoirs militaires et coloniaux dans la Haute Région Tonkinoise frontalière de la Chine, puis pour l’ensemble du pays. Pennequin finit ainsi au sommet de sa carrière, juste avant la Grande Guerre. C’est un moment-clé. Les politiques cherchent à savoir comment répondre à l’indestructible aspiration à l’indépendance des peuples d’Indochine, dont par exemple, Diguet, disciple de Pennequin, rappelle que « l’histoire de l’Annam est un hymne de 5000 ans à son indépendance ». Ils cherchent comment assurer la pérennité de l’empire alors que le « monde jaune » se réveille, et que « l’état d’esprit des Européens vis-à-vis de l’indigène asiatique se résume d’un mot, le mépris » (Adolphe Messimy, 1910). Ils débattent ardemment de l’idée d’une politique d’association, pour remplacer celle de domination.

Deux éléments frappent le non-historien qu’est l’auteur du présent article dans cette part d’histoire militaire.

Le premier est la constance de Pennequin à mener son chemin personnel. Commentant Bazeilles, la bataille mythique de 1870 qui marqua ses débuts, il a ce souvenir fulgurant d’une « marche à la bataille, magnifique, mais absurde ». « Absurde » ! le mot dit tout des procédures dépassées. D’où sa pratique d’une guerre autre, ruse et mouvement, chasse et renseignement, pour une connaissance affinée du terrain, faisant fond sur des populations réputées non guerrières (Sakalava de Madagascar, populations des confins du Tonkin) dont il fait des soldats à force d’instruction, de formation, et surtout de compréhension de leurs ressorts profonds. Jusqu’au bout, le général reste une sorte de voltigeur, parfois mal perçu et mal noté, toujours en mouvement, demeurant « l’aventurier de sa jeunesse » qui bat son territoire à pied ou à cheval, pour en connaître les secrètes pulsions. Au sommet de sa carrière, il n’est jamais si bien, rapporte sa fille, qu’après « une journée de marche en plein vent, couchant à la belle étoile ».

Le second élément frappant – qui découle en partie du premier – est la contradiction constante entre deux temporalités, celle du terrain, et celle du politique. La mission coloniale que Pennequin met en œuvre se projette dans un temps long (la paix), même si elle doit savoir réagir vivement (la bataille). Mais le temps politique, celui des ministres métropolitains, celui des gouverneurs en charge du pays, est un temps court. Il dépend des luttes de pouvoir, des rapports de force politiques, des options successives, souvent contradictoires. L’un se construit sur le terrain, l’autre se défend dans les cabinets ministériels, les salons politiques. Ici, tout oppose Pennequin et Gallieni, plus habile à construire son image et pousser sa carrière. La fin misérable de Pennequin, humilié, diffamé, acculé à la folie, conclut ces divergences. Ces contradictions sont celles d’une politique tenant en métropole un langage de mission civilisatrice, et à la colonie une pratique d’inégalité, comme le rappelle Jean-François Klein.

Lire le territoire, connaître les hommes

Si Pennequin est un « sorcier », que met-il dans son chaudron ? A vrai dire, il ne s’agit pas de sorcellerie, mais plutôt d’une série d’intuitions et de savoirs directement inspirés par l’expérience du terrain et l’empathie pour les humains qui le peuplent. Comme Pavie, son maître, et son pendant diplomatique, Pennequin commence par s’acclimater au territoire, approcher les êtres, les apprendre et les comprendre. Des classiques de l’art de la guerre à la chinoise, Pennequin retient la leçon la plus forte : vaincre vaut moins que convaincre.

C’est une variante de ce qu’écrit Sun Zi pour qui la meilleure victoire n’est pas de « gagner cent batailles mais de vaincre l’ennemi sans combattre ». Pour cela, toujours lui laisser une porte de sortie, plutôt que de l’acculer à un combat sans merci. En somme, « montrer la force, préserver la face ».

Au fil de son expérience, Pennequin apprend, non seulement de l’art de la guerre, mais aussi des caractéristiques des « races » (selon le terme de l’époque), de leurs relations internes et externes. Et d’abord, il faut parler leur langue, ce qu’il fait, à Madagascar et au Tonkin. Il choisit pour officiers ceux qui parlent la langue du pays. Il leur demande de constituer des notices informées sur les villages, les ethnies, les pratiques sociales, religieuses, les structures familiales, la place des femmes, les lignages et les tributs. Il exige d’eux un traitement respectueux de leurs hommes, et des habitants. Grâce aux traductions d’orientalistes réputés comme Hervey de Saint Denys, il prend connaissance de l’œuvre de Ma Duanlin, véritable bibliothèque encyclopédique chinoise des peuples périphériques, recueil des modes de gouvernance et de gestion politique et militaire, datant du début du XIVe.

C’est cette connaissance des relations complexes entre centre et périphéries qu’il mobilise pour dénouer ce que Klein appelle « l’imbroglio de la Haute Région » du Tonkin, contre qui les lourdes et coûteuses colonnes répressives, conduites par des sabreurs, se révèlent contre-productives et ruineuses. Patriotes et lettrés apportant leur soutien au Roi, troupes chinoises, Pavillons Noirs, irréguliers venus de Chine, pirates et bandits, Taïs, tributaires du Siam et de la Chine composent ici un redoutable imbroglio, et évoluent dans cette zone tampon contre la frontière chinoise, d’une importance stratégique primordiale. Pennequin, avec le soutien actif de Pavie dont il partage les vues, réussit à modifier les alliances, nouer des accords nouveaux, acceptés s’ils respectent les structures sociales et politiques en usage. « Tenir la montagne, contrôler le delta », c’est la base de sa méthode gagnante des années 1890.

« Pacifier », à la conquête des cœurs

 Quant à la « pacification », c’est à Gallieni que l’on attribue souvent la méthode dite de la « tache d’huile », mais c’est Pennequin qui la construit. « Pacification », bien sûr le terme est équivoque, et peut être pris pour un euphémisme cynique de « répression ». Mais selon la doctrine de Pennequin, « pacifier » est d’abord conquérir les cœurs. C’est aussi la formule de Pavie, et de ceux qui s’enrôlent sous cette bannière comme Diguet par exemple. « On ne défend pas 20 millions d’hommes non seulement malgré eux, mais même sans eux », écrit Pennequin dans un rapport de 1911, cri d’alerte visionnaire contre les insuffisances d’un système colonial courant à sa perte, au sein d’un monde asiatique où toutes les cartes sont en cours de redistribution (montée en puissance du Japon, République chinoise de Sun Yat-sen).

Or le mérite du livre de Klein est de rappeler l’épaisseur historique d’une conception qui remonte à Rome et à la pensée chinoise, se diffuse auprès des coloniaux et des politiques. Elle prône le respect des colonisés, au risque d’être taxée d’indigénophile (et donc dangereuse), et s’appuie sur une « ethnographie en marche » (belle formule), issue de l’observation du terrain étudié. Elle débouche sur une conception politique nommée Association, jusqu’à parler d’établir un « protectorat de l’intérieur », ce qui bouleverserait la donne coloniale, même si l’objectif final reste bien de garantir les conditions de l’ouverture commerciale au marché chinois…

Dans des écrits jusqu’alors inédits, que commente Klein, Pennequin développe sa vision de l’outil qui permettra de mettre en place cette Association : une « armée jaune », fer de lance d’une modernisation sociale et économique, implantée dans des villages nourris de leurs cultures vivrières, soudée par une véritable éducation scolaire moderne. On voit le danger. Quoi, créer une nation sakalava, ou une nation « annamite », du type de celle que réclamait alors le mouvement des lettrés modernistes en Indochine ? 30 ans plus tard, ces idées resurgiront, et nourriront l’action des Trinquier, Leroy à Ben Tré, Salan, Crévecœur, Saint-Marc, et surtout De Lattre, dans des contextes différents. Là encore, la force (et peut-être la faiblesse) de Pennequin est de poser sa doctrine sur un nœud de contradictions qui sont celles d’un système colonial et politique au discours double. Il le payera cher.

Varier les angles : un travail d’historien en tension

Jean-François Klein rapporte l’histoire d’une conception du rapport colonial à travers la biographie d’un personnage, à la fois hors du commun et terriblement humain. On se doit de signaler l’extrême richesse d’un livre qui commence par poser une série de questions problématiques, puis prend appui sur des archives inédites, solides, précises, et les éclaire en variant constamment les angles : histoire militaire, sociale, diplomatique, économique, analyse des enjeux géostratégiques autant que des réseaux secrets d’influence, récits subtils et minutieux des manœuvres compliquées au sein de l’imbroglio de la Haute Région, analyse de l’aspect humain de documents inédits.

On sait les écueils de la biographie, et de l’illusion biographique. L’on voit ici à la manœuvre un historien qui recherche la véracité à travers la transparence de la méthode, et surtout le décalage et la combinaison des points de vue et des angles, démultipliés à l’envi, pour restituer la complexité des situations. Il ouvre de nouveaux questionnements sur les contradictions fondamentales d’une situation coloniale.

Tout comme le lecteur, l’historien est, on le sent, emporté par la dimension humaine, c’est à dire tragique et imaginaire de cette histoire. Pennequin est peut-être d’abord la figure dramatique d’un certain mythe : l’aventure. C’est ce que suggère la belle couverture, réalisée par Sera Ing, illustrateur et auteur de romans graphiques, à partir d’une photo qu’il retravaille et qui suggère cette dimension. Celle du héros qui affronte les contradictions des situations, et les siennes propres.

Pennequin, le « sorcier de la pacification », Madagascar-Indochine, (1849-1916),
par Jean-François Klein,
Maisonneuve et Larose, coll. Mers et Empires, 2021, 525 p.

Previous articleNguyễn Thế Anh, l’historien sur le fil
Next article[Annonce] Exposition du peintre Trân Trong Vu à Bordeaux du 29 septembre au 6 octobre 2021
Henri Copin est membre de l'Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire, auteur de livres et d’articles sur la représentation de l’Indochine et de l’Afrique dans la littérature française.

1 COMMENT

Laisser un commentaire