Première bataille majeure du 20ème siècle, la victoire de Port-Arthur remportée sur les Russes par les Japonais marquent le coup d’arrêt de l’impérialisme européen en Asie et le début de son déclin. Mais ce siège au coût humain terrible inaugure aussi les guerres industrielles du 20ème siècle.

Le nord-est de la Chine: un échiquier géopolitique

« Bruno Birolli. Port-Arthur – 8 février 1904-5 janvier 1905 » Editions Economica.

Le 8 février 1904, la Marine impériale japonaise lance une attaque surprise contre l’escadre du Pacifique du Tsar Nicolas devant Port-Arthur. La guerre russo-japonaise commence. Pour la première fois, un pays asiatique défie un empire européen. Inespérée, obtenue à l’arraché, la victoire japonaise façonne les équilibres géopolitiques en Asie jusqu’en 1945 en consacrant le Japon comme la grande puissance asiatique.

La décision de croiser le fer avec la Russie relève du coup de poker. Tokyo n’est pas certain de l’emporter. L’armée tsariste aligne trois millions de soldats. Le Japon, lui, dispose , en mobilisant ses réservistes, au maximum d’un demi-million d’hommes. Le déséquilibre est patent.

Le Japon de Meiji envisage le conflit comme une question de vie ou de mort. Depuis les années 1870, conquérir la Mandchourie est vue comme la condition sine qua non de l’indépendance de l’archipel.

En 1896, le Japon écrase militairement la Chine et obtient Port-Arthur. Mais les pressions conjuguées de la Russie, de la France et de l’Allemagne font que le Japon, humilié, recule. Moscou remporte la mise et acquière Port-Arthur.

Port-Arthur est le terminus du chemin de fer dont les Russes entreprennent immédiatement la construction à travers la Mandchourie. C’est une base idéale pour leur flotte du Pacifique.

Le nord-est de la Chine est à la fin du XIXème siècle le théâtre d’une ruée. C’est le dernier territoire que ne se sont pas partagés les Européens. En position de grave faiblesse militaire, la dynastie chinoise des Qing n’a de recours que de jouer les «barbares contre les barbares». Les Qing concèdent aux Russes Port-Arthur afin contrer le Japon, et pour contrebalancer l’influence russe, ils accordent à la Royal Navy britannique le port de Wehaihai sur la côte nord du Shandong, ce qui neutralise l’Allemagne qui vient de prendre Qingdao (Tsingtao) ,dans le sud de cette péninsule.

Le siège de Port-Arthur

« Bruno Birolli. Port-Arthur – 8 février 1904-5 janvier 1905 » Editions Economica.

La campagne débute lentement. Les Japonais boutent hors de Corée les quelques forces russes qui s’y trouvent Se pose un problème stratégique aux Japonais: ils doivent marcher sur Port-Arthur, donc vers le sud et, simultanément, avancer en direction du nord pour couper la route aux renforts ennemis qui arrivent par le train. Ce qui revient à diviser leurs forces. À la suite d’engagement limités, ils parviennent en vue de Port-Arthur fin juin.

Les Russes ont mis à profit le répit pour durcir leurs défenses. La place forte a grosso-modo la forme d’un verre dont l’ouverture serait la rade. Le nord est verrouillé par de hautes pentes trop escarpées pour être assaillies. Le fond du verre est une déclinaison d’escarpements qui viennent mourir jusqu’à une étroite vallée où passent une rivière et la voie ferrée des Russes. La porte de Port-Arthur est là. Pour parer à ce danger, les Russes ont positionné cinq forts. Au sud, s’échelonnent des buttes isolées couronnées de tranchées et de casemates en madriers recouvertes de plusieurs mètres de terre. Le périmètre défensif fait au total 7 kilomètres de longueur.

Démoralisée par la mort de l’amiral Stefan Marakov lors d’une tentative de sortie malheureuse en avril, la flotte est restée inactive depuis. Fusiliers-marins et marins sont versés dans les garnisons des forts et des points d’appui. Les navires sont en partie désarmés afin que leurs pièces renforcent l’artillerie terrestre.

Début août 1904, se jugeant assez fort, le commandant en chef japonais, le général Nogi Maruseke, décide un assaut général. Mais son plan est fautif. Il se méprend sur la résistance de ses adversaires, les ayant défaits facilement lors de sa descente vers Port-Arthur. L’inactivité de la flotte russe qui ne tente plus de briser le blocus de la Marine impériale japonaise le renforce dans l’illusion que son adversaire est démoralisé. D’autre part, il surestime la force de sa propre artillerie. En réalité, il ne dispose que de canons trop petits pour percer les voûtes bétonnées .

Enfin, il opte de frapper le coeur du dispositif ennemi, l’endroit où il est le plus solide: les forts dits de la chaîne du Dragon. Il compte atteindre la rade en trois jours. Ce plan répète exactement la manœuvre effectuée lors de la guerre sino-japonaise de 1894. C’est en dévalant cette vallée étroite que les Japonais avaient conquis la ville au prix de quinze morts.

Courant juillet, les Japonais prennent plusieurs avant-postes. Le 7 août , commence le bombardement systématique des forts. Les Russes répondent mollement.

Port-Arthur résiste

Le 16 août, 18 000 soldats japonais se ruent tout le long de la chaine du Dragon. Les combats sont furieux, les vagues humaines décimées. Un régiment perd 90% de ses effectifs. Mais Nogi insiste.

Les obus japonais ont ricoché sur les voûtes en béton des forts. Les travaux de terrassement entrepris par les Russes sont beaucoup plus importants que ne le pensent les Japonais. Désormais, des tranchée, soutenues par de solides positions d’artillerie, comblent l’espace entre les forts.

Le 24 août le constat est sans appel: en dépit de dix milles de morts, les Japonais n’ont fait qu’érafler les défenses adverses. Épuisée , l’armée japonaise renonce.

Commence le siège. Les Japonais enserrent Port-Arthur d’un réseau de tranchées . Leurs sapes font l’admiration des observateurs qui suivent la bataille: elles sont d’une profondeur de deux mètres, dotées d’abris pour le repos, de latrines. Le camp de siège est aussi une merveille d’ordre: les combattants sont assurés de prendre un bain chaud quotidien. S’ajoute une prouesse logistique : avoir construit un petit train en quelques semaines pour le transport des minutions.

Soldats de l’armée russe durant le siège de Port-Arthur

Fin septembre, les Japonais mettent en batterie les obusiers de 280 millimètres surnommés «les bébés d’Osaka» reçus du Japon. Dès lors, plus aucun coin de Port-Arthur n’est épargné par ces énormes obus de 250 kilos tirés au jugé. Durant tout l’automne, des assauts limités emportent deux tertres sans grande importance stratégique situés à l’ouest, au prix de combats féroces.

Mais le temps presse. L’armée russe grossit dans le nord. A trop tarder, ces renforts libéreront Port-Arthur et le Japon perdra la guerre. Le 30 octobre, les colonnes japonaises réattaquent les forts. Les assauts virent à l’hécatombe. Les Japonais payent chèrement les quelques mètres de terrain conquis. Ils soudainement changent d’approche. Ils ont compris que le défaut de la cuirasse est la colline 203 au sud. Contre cette hauteur, Nogi met le paquet.

Enfin, la victoire pour les Japonais…

Avec une détermination exemplaire, sous les obus, les balles et les grenades, les fantassins ,baïonnette au canon, gravissent les pentes raides. 4 000 tombent pour conquérir ce sommet de la superficie d’un terrain de foot ball. Sous le bombardement des « bébés d’Osaka », le sommet est raboté de plusieurs mètres. Le 29 novembre, ils touchent au but. De ce promontoire qui domine la rade, ils voient enfin la flotte russe. Et tandis que les fantassins réduisent les derniers Russes qui s’accrochent, à quelques mètres, les observateurs de la Marine impériale règlent le tir des bébés d’Osaka. Chaque coup fait mouche. L’orgueil naval du Tsar est coulé.

Le 5 janvier 1905, la place capitule. Les Japonais ont perdu 60 000 hommes, soit 60% de l’armée de siège – estimée à 100 000 hommes. Les pertes russes s’élèvent à 10 000 tués . 20 000 sont faits prisonniers. La chute de Port-Arthur sidère. Rares étaient ceux qui avaient parié sur une victoire japonaise. Le taux de pertes frappe les esprits. Pour la première fois dans l’histoire, l’explosif a plus tué que les balles. La mitrailleuse a montré sa sanglante efficacité. La guerre a changé de visage. Port-Arthur annonce ce qu’elle sera pendant le XXème siècle: une lutte de matériel et une boucherie.

La victoire japonaise est applaudie en Asie, jusqu’en Inde. Elle donne l’espoir de vaincre les impérialismes européens jusqu’alors restés invincibles. Le prestige du Japon est à son zénith. Ce pays devient un modèle pour les nationalistes asiatiques qui partent à Tokyo se former , à l’instar des dirigeants chinois Sun Yat-sen et Chiang Kai-shek. Mais ils vont rapidement déchanter. Le Japon a pris pied en Mandchourie et cette présence marque le début de son expansion brutale sur le continent qui se traduira par d’autres guerres, par d’autres invasions, jusqu’à sa défaite finale de 1945.

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Envoyé permanent du Nouvel Observateur en Asie pendant 23 ans, Bruno Birolli a publié depuis 2012 deux essais historiques "Ishiwara : l’homme qui déclencha la guerre », ré-édition par Amazon.fr, 2019 qui a donné lieu à un documentaire pour ARTE en 2012 et "Port Arthur 8 février 1904 – 5 janvier 1905", Economica, 2015 et deux romans historiques qui se déroulent dans le milieux des services secrets à Shanghai pendant les années 1930 "Le Music-Hall des espions", publié en 2017 chez Tohu Bohu, suivi des "Terres du Mal" (Tohu Bohu, 2019).

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